Article publié dans l'édition Automne 2020 de Gestion

Loin d’être dépassé, le modèle coopératif gagne depuis quelques années de nouveaux adeptes dans des secteurs où il a longtemps été absent. Des promoteurs s’efforcent aussi de le faire connaître auprès des jeunes, pour lesquels il demeure encore bien mystérieux.

Historiquement, les coopératives ont surgi là où l’offre s’avérait insuffisante par rapport aux besoins. Au Québec, on les a connues principalement dans les services financiers, le domaine de l’assurance et la production agricole. Cependant, l’offre y est aujourd’hui abondante et répond amplement à la demande. « Les nouvelles coopératives apparaissent donc dans des secteurs moins traditionnels, notamment du côté des professions libérales ou des technologies de l’information et des communications », souligne Éric Brat, directeur de l'Institut international des coopératives Alphonse-et-Dorimène-Desjardins et professeur associé à HEC Montréal.


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Ironiquement, alors que plusieurs symboles entrepreneuriaux du Québec sont des coopératives ou des mutuelles (Desjardins, SSQ, Agropur, etc.) ou l’ont déjà été (Rona, Metro, etc.), ce modèle organisationnel souffrirait d’un manque de visibilité. « Les jeunes connaissent très bien ces entreprises mais ne savent pas toujours que ce sont des coopératives », note M. Brat. Les moins de 35 ans auraient donc un peu perdu le réflexe coopératif, naguère si présent chez nous.

Un sondage mené en 2017 par la firme Léger montrait que seulement 24 % des Québécois de 18-34 ans connaissaient les entreprises coopératives. Parmi les étudiants de HEC Montréal, ce taux grimpe à 55,3 %, selon une autre étude conduite en 2019 par l’Institut international des coopératives Alphonse-et-Dorimène-Desjardins, que dirige M. Brat. Cette étude indiquait aussi que les jeunes partagent plusieurs valeurs prisées dans le monde coopératif, par exemple l’honnêteté, la transparence, l’équité et l’altruisme… mais sans pour autant les associer à ce modèle d’affaires.

« On doit expliquer et promouvoir ce modèle davantage », concède M. Brat. C’est d’ailleurs l’objectif que s’est donné l’institut lors de sa fondation, en 2014, lequel est scindé en trois domaines d’activité : l’accès aux connaissances (notamment grâce à PortailCoop), l’expertise ainsi que le transfert et la recherche.

« Trouver des données sur les coopératives au Québec demeure un défi et le PortailCoop représente un atout pour le surmonter », souligne Benoît Tremblay, professeur honoraire à HEC Montréal, dont les travaux ont mené à la création de ce portail. Celui-ci offre l’accès à des milliers de documents sur les coopératives provenant de 43 pays. On y trouve notamment de riches collections, comme celles du Mouvement Desjardins, de La Coop fédérée (maintenant Sollio Groupe Coopératif) et du Sommet international des coopératives. Il constitue la plus grande bibliothèque au monde sur les coopératives et sur les mutuelles.

Défricher le terrain

Au fil des ans, des modifications législatives ou réglementaires ont par ailleurs ouvert la voie à de nouvelles perspectives. En 1997, le gouvernement québécois a adapté la Loi sur les coopératives pour reconnaître les coopératives de solidarité. Ainsi, il devenait permis d’intégrer plus d’une catégorie de membres au sein d’une même organisation, par exemple des usagers et des travailleurs.

« C’est ce modèle qui a beaucoup progressé depuis, et ce, dans des secteurs où on trouvait autrefois peu de coopératives, comme en santé, en développement durable, en culture, etc. », précise Jean-Pierre Girard, chargé de cours en entrepreneuriat collectif à l’école des sciences de la gestion de l’UQAM. « Cela permet de rejoindre des gens qui se trouvaient a priori à l’écart du mouvement coopératif. » En 2017, le gouvernement québécois a franchi un autre pas en accordant aux municipalités le droit de devenir membres de coopératives de solidarité, ce qui leur a donc permis de privilégier cette approche pour créer certaines infrastructures, par exemple des centres sportifs, de loisirs ou culturels.

Plus récemment, on a commencé à voir apparaître des coopératives de professionnels en architecture et en génie. Cependant, leurs membres fondateurs ont dû s’assurer d’obtenir l’aval de leur ordre professionnel. Colleen Lashuk, une des instigatrices de Pivot Architecture, la première coopérative d’architectes au Québec, confie que les discussions avec l’ordre des architectes du Québec (OAQ) ont duré environ un an et demi.

« Ce n’est pas que l’ordre était contre l’idée, simplement ses règlements et la Loi sur les architectes ne prévoyaient pas l’existence d’une coopérative d’architectes », raconte-t-elle. Comme le rôle de l’OAQ est de protéger le public, il voulait établir clairement qui était garant de l’entreprise et des projets et qui serait légalement responsable en cas de problème.

Il fallait aussi choisir un type de coopérative acceptable pour l’OAQ, pour son fonds d’assurance de la responsabilité professionnelle et pour les fondateurs. Ceux-ci hésitaient entre une coopérative de producteurs et une coopérative de travailleurs. Ils ont finalement opté pour la seconde formule, qui garantit un engagement et une responsabilisation accrues des architectes. Ce modèle permet également d’accepter des membres qui n’ont pas le statut d’architecte, notamment des techniciens, des technologues, du personnel de bureau, etc.

La coopérative est considérée comme une société en nom collectif à responsabilité limitée. Ses membres partagent une assurance professionnelle collective, mais si un architecte est poursuivi pour un montant qui va au-delà du bouclier d’assurance, il est alors poursuivi personnellement. Comme tout professionnel, l’architecte ne peut pas se cacher derrière une structure collective.

« Je trouve que c’est un modèle qui s’arrime bien avec les professions, avance Mme Lashuk. En tant que professionnels, on a déjà un devoir de responsabilité, et le fait de devenir coresponsables d’une entreprise y correspond étroitement. C’est donc une manière logique d’organiser le côté structurel de notre travail. »

Une gestion démocratique

Environ deux ans après pivot architecture, en juillet 2019, Hauteur 233 est devenue la deuxième coopérative à naître dans ce domaine professionnel, forte de cinq fondateurs. Parmi eux, Jean-Nicolas Pitre et Pierre-Alexandre Rhéaume partageaient auparavant une coentreprise de travailleurs autonomes. Tous deux enseignent en technologie de l’architecture au cégep du Vieux-Montréal.

Les trois autres membres n’exercent pas la profession d’architecte. On trouve ainsi un designer, un concepteur en architecture et une technicienne en architecture. Tous sont adhérents à parts égales. Selon les règles de l’OAQ, tout autre mode d’organisation aurait exigé des deux architectes qu’ils deviennent actionnaires majoritaires. La coopérative était la seule forme qui autorisait une telle organisation horizontale.

« La structure très démocratique nous plaisait beaucoup, explique M. Rhéaume. Elle permet de réunir plusieurs talents qui s’entraident. » M. Pitre avait contribué à une coopérative de travailleurs avec son frère et quelques autres personnes en 2013 et la Loi sur les coopératives ne lui était pas étrangère. De son côté, M. Rhéaume connaissait les gens de pivot et avait une idée du chemin à suivre pour réaliser ce projet.

Malgré tout, les fondateurs ont dû faire de très nombreuses recherches pour élaborer leur modèle. « Nous avons dû faire face aux mêmes défis que n’importe qui d’autre, indique Omar Nevarez Morlet, concepteur en architecture et membre de la coopérative. Nous sommes formés en architecture et non en démarrage ou en gestion d’entreprise. Nous avions beaucoup à apprendre. »

M. Pitre note que le modèle d’organisation influe également quelque peu sur les mandats de la coopérative. Ses membres sont naturellement portés vers les entreprises d’économie sociale, vers les organismes à but non lucratif ou vers les coopératives d’habitation. Lui et M. Rhéaume s’assurent aussi de partager leur expérience avec leurs étudiants. « La plupart découvrent là une approche qu’ils ne connaissaient pas et la jugent intéressante en général », affirme-t-il.

Le contrôle de son destin

Peu après que pivot eut ouvert la voie en architecture, Alte a fait de même en ingénierie. Cette première coopérative d’ingénieurs est née en janvier 2018. Ses onze membres (dont huit fondateurs) souhaitent démocratiser l’accès aux services d’ingénierie durable.

« Le projet est né autour de finissants en génie qui se questionnaient sur le rôle qu’ils voulaient jouer dans la société et sur la direction qu’ils entendaient donner à leur carrière », résume Laure Cerisy, ingénieure et cofondatrice. Ils étaient tous passionnés par l’ingénierie durable. Ils avaient tous envie de mettre l’ingénierie au service de la communauté. En même temps, ils souhaitaient profiter de leur vie personnelle en gardant le contrôle sur leur nombre d’heures de travail et sur leurs conditions d’exercice.

Incertains quant au modèle d’organisation qui leur conviendrait le mieux, ils ont répondu au questionnaire de la Boussole entrepreneuriale, avec un résultat on ne peut plus clair : la coopérative. Sauf que des coopératives d’ingénieurs, cela n’existait pas. « On était à mille lieues de savoir ce que ce modèle représentait, reconnaît Mme Cerisy. Nous venions tous de champs d’ingénierie différents et n’étions même pas certains de ce que nous voulions offrir spécifiquement comme services. »

Le groupe a bénéficié du Parcours Coop, offert par le Réseau Coop. Ce programme de formation propose 14 ateliers, 20 heures de coaching personnalisé ainsi qu’un accès à des professionnels (marketing, finances, ressources humaines et gouvernance) et à d’autres acteurs du mouvement coopératif. Il vise à amener les apprentis coopérants à réaliser un plan d’affaires solide. « Après ce parcours, nous connaissions mieux la coopérative et quels outils nous devions avoir pour la faire fonctionner, relate Mme Cerisy. Et, surtout, nous avions défini notre mission. »

S’est ensuite entamé un long processus d’établissement des structures décisionnelles et de fonctionnement de la coopérative afin de construire une entreprise conçue sur mesure pour ses membres. Aujourd’hui, Alte compte des membres qui travaillent non seulement de Montréal mais aussi du Saguenay, de Québec, de l’Estrie et de l’Île-Perrot. La coop a des bureaux volants à L’esplanade, un espace collaboratif montréalais voué à l’entrepreneuriat et à l’innovation sociale, notamment pour y tenir des réunions. Mais elle mise surtout sur une très forte infrastructure en ligne. « Nous vérifions régulièrement que nos visions restent alignées et que la coopérative continue de répondre à nos attentes », ajoute Mme Cerisy.

S’imposer dans la construction

Les résidents de Québec sont nombreux à avoir aperçu au fil des ans une camionnette blanche sur laquelle on peut lire cette inscription intrigante : « courant alternatif, coopérative de travail, entrepreneur électricien. » Une coopérative d’électriciens ? voilà qui est peu commun et qui témoigne de l’adaptabilité de ce modèle d’organisation.

Créée en 2011, courant alternatif réunit cinq travailleurs, dont quatre sont des membres. Il ne reste plus aucun fondateur, ce qui montre bien que la coopérative a su se perpétuer en changeant de mains. Simon M. Leclerc y est arrivé en 2014 non pas en tant qu’électricien mais plutôt à titre de gestionnaire. Cet ancien gérant d’un café-bar coopératif puise dans son expérience pour contribuer à faire rouler rondement l’entreprise.

« Pour le client, ça ne change pas grand- chose que nous soyons une coopérative. Nous offrons les mêmes services et avons les mêmes compétences que les employés d’une autre entreprise, avance M. Leclerc. Nos membres détiennent cependant beaucoup plus de contrôle sur leurs conditions de travail. » ici, il n’y a pas de contremaîtres pour faire régner l’ordre. Les décisions sont prises en commun et il en va de la responsabilité de chacun de remplir ses engagements. Cela influe d’ailleurs sur le recrutement. En plus des compétences professionnelles, la coopérative recherche des travailleurs qui partagent ses valeurs et qui font preuve d’une grande autonomie.

M. Leclerc travaille en collaboration avec la coopérative de développement régional du Québec et avec le réseau coop afin de promouvoir les coopératives dans la construction. Les électriciens et les plombiers, notamment, se retrouvent souvent dans de petits bureaux de trois à cinq employés. Plusieurs entrepreneurs travaillent durant plusieurs années sans plan de relève clair. « La coopérative représente une voie intéressante pour assurer le transfert de l’entreprise à des employés, mais il faut démystifier le modèle dans le domaine de la construction », note M. Leclerc.

La reprise d’une entreprise

Le modèle de coopérative de travailleurs-actionnaires a justement permis d’assurer la pérennité de la Librairie Pantoute. Véritable institution culturelle de Québec depuis ses débuts, en 1972, elle compte maintenant deux succursales, soit dans le Vieux-Québec et dans le quartier Saint-Roch.


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En 2014, les propriétaires détenteurs de 51 % des actions, Denis LeBrun et Claire Taillon, avaient décidé de passer le flambeau. Les employés souhaitaient le reprendre mais n’étaient pas en mesure de racheter autant d’actions. Deux collègues ont alors formé une entreprise et ont acquis 27 % des parts. D’autres employés ont quant à eux fondé une coopérative de travailleurs-actionnaires et acheté 26 % des actions. Les 47 % restants appartiennent à de petits actionnaires.

Le conseil d’administration est constitué de deux représentants de la compagnie, de deux membres de la coopérative et d’un délégué des autres actionnaires. Les membres de la coopérative, au nombre d’environ 25 présentement, siègent aussi à certains comités de direction et prennent donc part aux décisions. Lorsqu’un libraire y adhère, la coopérative lui prête l’argent pour acheter ses parts, puis elle prélève 1 % de son salaire en guise de remboursement. Lorsqu’il quitte l’entreprise, cette cotisation lui est remise et les actions reviennent à la coop.

« Nous avons dû nous former, confie Marco Duchesne, président de la coopérative d’employés et directeur de la succursale du Vieux-Québec. Nous étions des libraires mais pas nécessairement des gestionnaires. Maintenant, nous avons atteint une certaine vitesse de croisière. » il se réjouit surtout que la Librairie pantoute continue de jouer son rôle culturel à Québec. « Les libraires se sont un peu approprié la librairie, ils sont très engagés envers elle et envers son succès », conclut-il.