Article publié dans l'édition Automne 2020 de Gestion

Le modèle coopératif a de l’avenir en finance, mais il doit relever les défis de la fragmentation, de la gouvernance et de la reconnaissance. Comment les grandes coopératives et les mutuelles comme Desjardins, SSQ Assurance et La Capitale entrevoient-elles l’avenir?

Guy Cormier, chef de la direction et président du Mouvement Desjardins, ne mâche pas ses mots : l’intérêt premier du mouvement coopératif dans le secteur financier consiste à proposer une solution de rechange au capitalisme, rien de moins. Les coopératives financières, aussi appelées « mutuelles » en assurance, offrent un point d’équilibre entre un modèle d’affaires capitaliste préoccupé par le rendement de l’actionnaire et l’économie sociale où faire un profit est presque un péché.


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« 2019 n’a pas été une année facile pour Desjardins, mais malgré tout, on n’a eu aucune difficulté à recruter d’excellents candidats, parce que les jeunes sont attirés par un modèle coopératif qui vise à la fois le profit et un projet de société, avance-t-il. Ce qui définit la coopération, c’est le sens. On ne décide pas seulement pour le prochain trimestre : notre objectif est également social. »

Mais les clients, eux, ne viennent pas chez Desjardins uniquement parce qu’il s’agit d’une coopérative. « Une bonne coopérative financière doit être une bonne institution financière, un très bon assureur. On doit être concurrentiel, offrir une bonne valeur ajoutée », ajoute-t-il.

Cette préoccupation quant à l’efficacité est d’ailleurs le motif principal derrière l’annonce de la fusion de SSQ Assurance et de La Capitale Assurance et services financiers, faite en janvier 2020. Aux yeux de leurs PDG respectifs, Jean-François Chalifoux et Jean St-Gelais, l’idée de la fusion s’est imposée d’elle-même devant le constat selon lequel les deux groupes devaient investir lourdement, et en double, rien que pour mettre à niveau les systèmes informatiques spécialisés en assurance dommages, individuelle et collective ainsi qu’en gestion de patrimoine. « On y était poussés par la concurrence, mais ça représentait des centaines de millions de dollars pour chaque groupe. La fusion va nous permettre d’optimiser les investissements et de proposer une meilleure expérience à nos clients », dit Jean st-Gelais.

Jean-François Chalifoux y voit un autre avantage : celui d’atteindre une masse critique pour créer une plateforme capable d’accueillir d’autres mutuelles canadiennes. « Il y a encore un marché à développer. Au Canada, nous étions des grains de sable dans le soulier de nos concurrents, mais là, nous devenons un caillou. »

Le financement est un défi constant pour les mutuelles, qui ne peuvent pas s’appuyer sur l’émission de nouvelles actions. Leur croissance repose principalement sur leurs capitaux propres ou sur des emprunts. C’est d’ailleurs ce qui explique la vague de démutualisation parmi les mutuelles canadiennes, il y a 20 ans. « Nous n’avons pas cette capacité de financement, mais nous avons l’avantage du temps, dit Jean St-Gelais. Une société privée doit rentabiliser très vite ses projets. De notre côté, nous pouvons décider de réaliser le plan sur une plus longue période. »

Jean-François Chalifoux se félicite d’avoir établi un partenariat stratégique d’importance avec le Fonds de solidarité FTQ. « Ça nous donne une certaine forme d’accès à des capitaux pour soutenir notre développement, ce qui nous place dans une position enviable par rapport à d’autres mutuelles. Le Fonds propose du capital patient en plus de partager nos valeurs. Pour la prochaine étape, ça nous permet également d’envisager une acquisition. »

Une relation de proximité

Au Mouvement Desjardins, Guy Cormier voit son premier défi comme étant celui de la proximité. Historiquement, le domaine d’origine de la coopérative a été la paroisse ou le village. Si 50 % des Québécois font affaire avec Desjardins pour déposer de l’argent, pour se financer ou pour s’assurer, c’est parce que le Mouvement n’a jamais perdu de vue cet objectif.

« Le défi consistera à passer de la proximité physique à la proximité virtuelle. Les gens peuvent faire affaire avec leur coopérative financière à partir de leur tablette, de leur téléphone ou de leur ordinateur. Comment garder la même proximité humaine en sachant que les gens ne viennent plus en personne dans un point de service mais entrent en relation avec nous à distance ? c’est un de nos plus grands défis : faire évoluer notre relation de proximité, notamment à l’ère des technologies. »

Guy Cormier croit qu’il est possible de faire les deux. Desjardins peut relever ce défi en restant près des milieux. Il faut être là pour les gens en cas de coup dur, comme pendant la pandémie de coviD-19 ou lors des inondations printanières dans certaines municipalités. Mais il faut être là aussi pour faire vivre le tissu social et pour rester près des gens. « Nous avons versé 80 millions de dollars aux communautés en 2019. Je ne compte plus le nombre de festivals, d’arénas, de terrains de soccer, de municipalités et d’OBNL qui bénéficient de notre soutien », mentionne-t-il.

La structure de gouvernance du modèle coopératif favorise également la proximité. « Dans une assemblée de caisse, c’est “un membre, un vote”, pas “une action, un vote”. Votre voix a le même poids, que vous ayez 10 millions de dollars ou mille dollars. Notre gouvernance est guidée par les vrais utilisateurs des services qui siègent au conseil d’administration. »

Ceci signifie qu’une mutuelle ou une coopérative, pour être santé, doit constamment renouveler ses adhérents et susciter leur participation aux décisions. « Un des défis consistera à attirer des jeunes aux conseils d’administration, parce que ce sont les coopérateurs de demain. Il faut leur accorder une place aujourd’hui. Une coopérative qui négligerait ça serait selon moi vouée à mourir à petit feu », ajoute M. Cormier.

Jean St-Gelais a fait un constat semblable au moment des discussions sur la fusion avec SSQ Assurance. « C’était une des grosses différences entre nos deux sociétés. Dans sa gouvernance, SSQ assurance avait choisi que tous ses adhérents en assurance collective soient aussi des mutualistes [c’est-à-dire des membres]. La capitale, elle, en avait beaucoup moins. Pour le futur, on veut que l’ensemble de nos assurés soient aussi des mutualistes. On se donne quelques années pour y arriver. »

Aux yeux de ces trois dirigeants, les coopératives et les mutuelles devront aussi sensibiliser davantage la population à leur spécificité, car la nature des coopératives est souvent mal comprise, notamment par ceux et celles qui décident. La perception demeure selon laquelle une coopérative est une sorte d’organisme sociocommunautaire proche d’un OBNL. Certes, il existe des coopératives à but non lucratif, mais celles-ci sont une infime minorité en finance. « Il faut que la population soit mieux éduquée en ce qui a trait au modèle coopératif ou mutualiste en particulier et à la façon dont ce modèle s’inscrit dans l’économie québécoise », dit Jean st-Gelais.

Guy Cormier n’hésite d’ailleurs pas à cibler les grandes écoles de gestion, comme HEC Montréal et l’Université Concordia, qui doivent proposer davantage d’études de cas basées sur des coopératives. « il y a de très grandes entreprises, par exemple crédit Mutuel en Europe, Sollio Groupe coopératif [anciennement La coop fédérée] ou Agropur au Québec, qui comptent des dizaines de milliers d’employés et qui fonctionnent! ceci doit être mentionné. Dans les cours d’entrepreneuriat, il faut parler d’entrepreneuriat coopératif. Alphonse Desjardins a sans doute été un des premiers entrepreneurs coopératifs au Canada qui voulaient lancer une entreprise et un projet de société. Desjardins, c’est maintenant des actifs de 300 milliards et 48 000 employés », dit-il.


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Cette mauvaise compréhension fait en sorte que le modèle coopératif est généralement sous-développé au Québec, comparativement à plusieurs pays européens. Bien des institutions financières hésitent à participer à des syndicats de financement lancés par des coopératives.

« Il faut conscientiser les financiers à la résilience des coopératives financières. L’organisation internationale du travail a montré qu’elles ont beaucoup mieux résisté à la crise financière de 2008-2009 que les banques parce qu’elles avaient une stabilité et une perspective à long terme plutôt qu’à court terme. Il faut le dire », conclut Guy Cormier.