Article publié dans l'édition été 2016 de Gestion

La société française Salomon, spécialisée dans le matériel sportif, notamment l’équipement pour les sports de montagne, a réussi à se démarquer du peloton de ses concurrents en abandonnant les approches traditionnelles et en puisant dans deux immenses réservoirs de potentiel créatif : les communautés sportives et les spécialistes dans divers domaines liés à son créneau. Portrait d’une entreprise qui met tout en œuvre pour que chacun des athlètes auxquels elle s’adresse trouve chaussure à son pied. 


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1- L'innovation au pas de course

Pour innover, il faut de bonnes idées, mais où les trouver? Pour Salomon, la réponse est claire: il faut puiser dans la communauté sportive, un véritable réservoir de potentiel créatif. C'est la stratégie qui, en un temps record, a mené à la conception de la Sense, une chaussure de course nature (trail running) qui est devenue l'un de ses produits phares. Simon Lord

Épuisé, Kilian Jornet inquiète les docteurs. Seize heures, quatre minutes et cinquante secondes après son départ, le coureur soutenu par Salomon vient de terminer la Western States de juin 2010, une course américaine de 160 kilomètres, et il urine du sang en plus d’être déshydraté. Mais il vient aussi de passer à côté de la victoire et se retrouve sur la troisième marche du podium.

« À ce moment-là, il a eu le sentiment d’être bloqué par ses chaussures », raconte Benoît Sarazin, un consultant de Paris spécialisé en innovation de rupture, qui a travaillé auprès de Salomon.

C’est l’élément déclencheur qui poussera l’entreprise à innover pour créer une chaussure mieux adaptée à ce type d’épreuve, la Sense. Aujourd’hui l’un de ses produits phares, elle s’est avérée un succès commercial dès son lancement, en mai 2012. Et ce succès, Salomon le doit à sa volonté de cultiver les communautés qui l’entourent, des athlètes aux ingénieurs, pour récolter des idées innovatrices.

Kilian Jornet, par exemple, a joué un rôle central dans la conception de la Sense, relate Patrick Leick, responsable du service aux athlètes chez Salomon, une filiale de l’entreprise qui soutient quarante sportifs dans le monde et s’inspire de leurs besoins pour créer de nouveaux produits. C’est lui qui a dirigé la conception de la Sense.

« Kilian voulait une chaussure légère qui respire bien et qui puisse évacuer l’eau en quelques minutes après avoir été submergée dans une rivière. Par contre, il avait aussi besoin de protection », dit-il.

À l’époque, la communauté sportive commençait depuis déjà quelques années à se tourner vers la course nature (trail running), un sport qui exige de courir en forêt, en montagne et dans le désert. Les coureurs utilisaient alors surtout des chaussures robustes et protectrices, mais plusieurs d’entre eux adoptaient la course pieds nus ou avec des chaussures rudimentaires. Kilian, lui, voulait une solution intermédiaire. L’idée et le nom de la Sense étaient nés.

Poussés par le défi de réaliser cette chaussure, Patrick et son équipe se sont donc mis au travail dès septembre 2010. Ils ont rapidement conçu la partie supérieure de la chaussure, mais la semelle a été un peu plus complexe à créer. Ils ont dû faire une quarantaine de prototypes avant d’en arriver à un produit dont Kilian pouvait être satisfait. Il y avait de nombreux défis techniques à relever, notamment l’assemblage de la chaussure. À cette époque, en 2010, la tendance prédominante consistait à assembler les différentes parties de la chaussure au moyen de 80 % de coutures et de 20 % de collage.

Comme la Sense allait être utilisée lors d’épreuves de course sur d’énormes distances, il fallait minimiser le nombre de coutures : en effet, celles-ci peuvent frotter sur la peau et l’irriter, voire causer des ampoules et des plaies. Ces difficultés peuvent alors forcer un participant à abandonner la course.

Comment résoudre ce problème ? Patrick Leick en a discuté avec un de ses collègues chez Salomon, un concepteur de vêtements. La solution a vite pris forme : s’inspirer des techniques de collage utilisées dans le domaine du vêtement pour créer une chaussure assemblée à 80 % par collage, laissant seulement 20 % de coutures.

« Aujourd’hui, cette méthode qui consiste à faire des chaussures collées est de plus en plus courante, mais elle ne l’était pas à l’époque. On a complètement inversé la tendance », dit Patrick Leick. S’il a réussi à trouver une solution innovatrice si naturellement, c’est qu’il entretient des liens forts avec des spécialistes de domaines différents du secteur de la chaussure, sa spécialité, au sein de la communauté interne de l’entreprise.

Au lancement de la Sense, en 2012, les passionnés de course en ont acheté plus de 15 000 paires, soit trois fois plus que prévu. L’année suivante, les ventes ont grimpé à 40 000 paires. « La Sense a ouvert la voie à une gamme de chaussures qu’on n’avait pas imaginée avant », dit Patrick Leick.

En s’appuyant sur ses communautés, l’entreprise a réussi à créer un produit innovateur et commercialement profitable en moins d’un an et demi. Il faut normalement plus de deux ans et demi pour faire le même travail.

Kilian Jornet, lui, est aussi sorti gagnant de ce projet, et ce, assez littéralement. Lorsqu’il a de nouveau participé à la course Western States équipé de prototypes de la Sense en 2011, l’année suivant sa troisième position, il a terminé la course après quinze heures et trente-quatre minutes, soit assez rapidement pour remporter la victoire.

Une nouvelle stratégie

La création de la chaussure Sense est un projet qui illustre bien la volonté de Salomon de miser davantage sur ses communautés pour innover.

Cette volonté est née en 2008. Salomon était alors le leader du marché des chaussures de course nature, une discipline toujours en émergence à ce moment-là. Toutefois, ses concurrents ont rapidement remarqué le potentiel croissant de cette discipline et ont commencé à l’imiter en lançant à leur tour des chaussures adaptées à ce sport. « L’avantage concurrentiel disparaissait à vitesse grand V », dit le consultant Benoît Sarazin.

Comment Salomon pouvait-elle éviter de s’essouffler ? La solution, selon lui, consistait à puiser dans les communautés autour d’elle afin d’en tirer des idées créatives et innovatrices. L’idée contrastait avec l’approche de marketing plutôt traditionnelle qu’elle avait utilisée jusque-là : acheter de la publicité dans des magazines spécialisés ou commanditer des rencontres sportives et des athlètes.

Malgré tout, la mise en œuvre de cette stratégie est venue assez naturellement puisque Salomon entretenait quand même des liens forts avec ses communautés. Par exemple, l’entreprise finançait souvent des compétitions sportives. En 1998, elle a organisé sept rencontres internationales de Raid Aventure, de la course multidisciplinaire. D’ailleurs, les membres de la direction et les employés de Salomon sont presque tous des mordus de sport qui prennent grand plaisir à tester de nouveaux prototypes. Sans compter que Salomon finançait régulièrement des athlètes et leur offrait du soutien.

« Mais il y avait moyen de faire beaucoup plus », dit Benoît Sarazin. Salomon a donc formalisé ses liens avec ses communautés en nommant des gestionnaires de communauté. Il s’agit de gens comme des athlètes ou d’ex-athlètes qui font déjà partie du milieu et qui ont pour tâche de faire le pont entre celui-ci et l’entreprise. Ils peuvent alors transmettre les commentaires et les impressions qu’ils récoltent sur le terrain pour orienter le développement des produits.

Bien que Salomon n’ait pas été la seule entreprise à le faire, elle a assurément été parmi les premières à s’engager aussi fortement auprès des amateurs, des passionnés et des adeptes des sports dans lesquels elle se spécialise.

Salomon, en bref

CHIFFRE D’AFFAIRES 

2007 : 400 M € (600 M $CA)

2015 : 827 M € (1,2 milliard $CA)

2020 : 1 milliard € (prévision) 

NOMBRE D’EMPLOYÉS : 900 

DATE DE FONDATION : 1947 

SIÈGE SOCIAL : Annecy, France

Innover grâce aux athlètes

L’autre volet de la stratégie de Salomon consistait à offrir du soutien personnalisé à ses athlètes, par exemple en les équipant de chaussures sur mesure. Ces sportifs devaient à leur tour l’aider à créer de nouveaux produits. Cette division de l’entreprise s’appelle aujourd’hui le service aux athlètes.

« Ces liens avec la communauté sont maintenant un avantage concurrentiel pour la marque », dit Benoît Sarazin. De ces relations germent beaucoup d’innovations, comme la chaussure Sense. Salomon est maintenant en train de renforcer son service aux athlètes parce qu’elle a pris conscience de l’importance de la communauté athlétique dans le processus d’innovation et de création, explique le responsable du service, Patrick Leick.

Ce dernier travaille actuellement sur la chaussure qu’utilisera le coureur américain Rickey Gates pour sa traversée des États-Unis. Cet athlète souhaite courir sur une distance d’environ 6 500 kilomètres en six mois. Cela équivaut à un marathon par jour. Salomon devra donc concevoir pour lui une chaussure qui puisse être utilisée en montagne, sur la route et sur les chemins de campagne.

Les membres de la communauté sportive tireront certainement profit des innovations qui naîtront de cette collaboration puisque plusieurs d’entre eux désirent avoir des chaussures toujours plus polyvalentes. La raison ? Les saisons empiètent de plus en plus les unes sur les autres, fait remarquer Patrick Leick, alors que les gens veulent pouvoir partir de la maison sans leur voiture et se rendre au sommet d’une montagne.

Il faut donc une chaussure qui soit à la fois adaptée à la haute montagne et adéquate en vallée ou sur le bitume.

« Ça fait vingt-sept ans que je suis chez Salomon, dit Patrick Leick. Je connais bien le métier de la chaussure, mais sans l’apport des athlètes, sans leurs idées, je serais incapable de concevoir des chaussures si innovantes. »

L’innovation au sommet de l’Everest

Kilian Jornet aimerait établir un record de temps pour l’ascension et la redescente de l’Everest avant la fin de l’année. Il envisage d’utiliser un équipement très minimaliste. Pour le soutenir, Salomon travaille depuis plus d’un an à concevoir une chaussure pouvant répondre à ses besoins, mais elle ne sera pas commercialisée parce qu’elle serait trop chère (sa partie inférieure est en carbone).

« On a toutefois beaucoup travaillé sur le poids et l’isolation thermique, explique Patrick Leick. Ça nous a donné beaucoup d’idées d’innovation pour des chaussures montagnardes. »


2 - Collaborer avec la communauté pour mieux innover

Contribuer aux communautés autour de son entreprise peut s'avérer très judicieux et profitable. Mais on n'en tire pas nécessairement des innovations du jour au lendemain. Chez Salomon, nous avons certainement eu notre lot de défis à relever, de l'interprétation des besoins exprimés par les membres du milieu à l'adaptation aux nouveaux modes de communication. Voici comment nous y sommes parvenus. Jean-Yves Couput*

Quand nous avons commencé à miser sur les communautés sportives, nous n’étions pas certains que cette stratégie nous aiderait à innover, mais nous voulions malgré tout contribuer au développement du sport. Par ailleurs, nous avions la certitude que les gens auraient de plus en plus de pouvoir grâce aux nouveaux outils numériques comme les médias sociaux. À partir de 2007, nous avons donc fait beaucoup moins de marketing traditionnel, à sens unique, pour nous concentrer davantage sur le dialogue avec nos consommateurs par le truchement des plateformes en ligne. Malgré tout, le terrain demeurait toujours au centre de nos préoccupations.

Rencontrer les gens au cours d’un événement sportif ou même en magasin nous permet de mieux comprendre la personne qui pratique ce sport pour orienter l’innovation et le développement des produits. On peut aussi régler de faux problèmes, car le face-à-face favorise un échange plus profond qui permet d’aller au cœur des commentaires qui nous sont exprimés.

Décoder les besoins réels

On peut constater, par exemple, qu’une personne qui croit que ses chaussures sont mal conçues parce qu’elle a développé une tendinite au genou avait en réalité choisi une paire inadaptée à son physique ou à sa biomécanique. On peut alors la renseigner pour prévenir d’autres ennuis ou ajuster notre stratégie de vente. La difficulté est un peu la même quand on demande aux sportifs de la communauté ce qu’ils aimeraient comme innovations.

Il faut décoder ce qu’ils veulent réellement, ce qui signifie parfois d’éviter de tout interpréter au premier degré. Un coureur pourrait par exemple indiquer qu’il désire une semelle en caoutchouc plus dur parce qu’elle s’use complètement après 300 kilomètres. On pourrait donc réaliser une innovation incrémentale et concevoir un caoutchouc 15 % plus dur. Mais quand le coureur dit qu’il désire des chaussures qui s’usent moins rapidement, il veut dire, en réalité, qu’il craint d’avoir à les remplacer trop vite et à dépenser 150 euros tous les trois mois.

La solution pourrait alors consister à lui proposer un programme de fidélité grâce auquel il pourrait acheter sa prochaine paire de chaussures, du même modèle, à un prix plus avantageux. Il paiera alors, disons, seulement 100 euros, sans que Salomon ait à compromettre la performance de sa chaussure en changeant le caoutchouc.

Le truc, pour se rendre au cœur des préoccupations, c’est de suivre la règle des cinq pourquoi. Quand un sportif nous exprime un besoin, on lui demande donc pourquoi il exprime ce besoin. Et on répète la question pour chacune de ses quatre réponses suivantes. On connaîtra alors son besoin fondamental.

Soutenir les groupes émergents

Chez Salomon, mon rôle consistait à être l’interface entre les adeptes du sport et les équipes internes de marketing et de création de produits. J’ai donc souvent dû traduire le non-dit des consommateurs en idées d’innovations et décider lesquelles allaient être nos priorités. Cette approche contraste nettement avec notre ancienne approche en matière d’innovation. Avant de miser sur les communautés, nous innovions de deux façons : la première consistait simplement à étudier l’évolution du comportement du consommateur pour créer des produits qui répondaient à ses nouveaux besoins. La seconde consistait à étudier ce qui se faisait dans d’autres domaines ou secteurs pour anticiper les changements dans notre sport. Je me suis par exemple aperçu que les évolutions dans le monde de la course à pied arrivaient dix ou quinze ans après des évolutions similaires dans le cyclisme. Quand les gens en ont eu marre d’être sur la route, ils sont retournés dans la nature. C’est ce qui s’est passé avec le vélo de montagne et ce qui nous a permis d’anticiper l’émergence de la course nature.

Quand ce sport a commencé à se développer, nous avons donc soutenu la communauté. Pour y arriver, nous avons discuté autant avec les coureurs qu’avec les gens qui ne pratiquaient pas ce sport pour comprendre les obstacles à la pratique de cette activité. Il y en avait deux : la peur de se perdre et la peur de se blesser sur un terrain instable. Nous nous sommes alors associés à des organismes locaux ou des propriétaires de stations de ski pour proposer des parcours. Nous avons également éduqué les amateurs craintifs sur les façons d’éviter de se blesser.

Tout cela nous a aussi permis de mieux comprendre les coureurs pour concevoir des produits qui répondaient plus adéquatement à leurs craintes et à leurs frustrations. Naturellement, cette nouvelle stratégie d’innovation nous pousse à constituer nos équipes avec des gens qui ont des profils différents.

Auparavant, on avait des gens de marketing qui réalisaient des études. Ils calculaient des moyennes, jonglaient avec les chiffres et essayaient de déceler des tendances. C’est bien, mais cette façon de faire ne tient pas compte du fait que, parmi mille répondants, on trouve peut-être dix personnes qui sont des visionnaires ou des adeptes précoces.

C’est ce que permet de faire le travail avec la communauté, et cela demande des gens aux qualités différentes, des gens capables d’observer ceux qui définissent l’avenir et de déterminer ce qui se passera demain.

Au-devant des tendances

Aujourd’hui, on a plus de facilité à trouver de telles personnes parce que les nouveaux diplômés sont plus à l’aise avec cette dynamique. Ils ont été formés pour travailler avec la communauté. Mais il y a eu une période de transition de dix ans où cela a été beaucoup plus difficile. Ces compétences-là seront très importantes au cours des années à venir, car il faudra continuer à devancer les tendances pour innover.

Ce qui se passe, c’est qu’une communauté grandit, mais jamais indéfiniment. La communauté ne s’adapte pas très bien aux dynamiques de masse, car elle ne peut trouver son identité qu’à travers quelque chose d’extrêmement pointu et précis. Après un moment, donc, elle éclate en micro-communautés ou voit un petit groupe de dissidents se séparer d’elle pour former une nouvelle communauté.

À l’avenir, il faudra donc avoir le courage de sortir d’une grande communauté devenue autonome, d’une communauté qui représente un grand marché, pour recentrer nos efforts sur quelque chose de plus « niche » ou de plus émergent.

Ce sera difficile à gérer, mais c’est crucial. Ce sont les adeptes au sein de la communauté qui crée la nouvelle tendance qui apprécieront notre aide, notre écoute et notre expérience. C’est là que nous serons à même d’innover.

*Article écrit en collaboration avec Simon Lord, journaliste


3 - Comment capitaliser sur les communautés pour innover ?

Les communautés peuvent être une source intarissable d'idées innovantes. Mais la relation entre l'entreprise et les communautés n'est pas naturelle: elle demande que l'entreprise adopte une attitude désintéressée en mettant en place une structure dont le seul but est d'aider la communauté à se développer. Benoît Sarazin* 

La chaussure Sense a été conçue grâce au réservoir d’idées créatives fourni par deux communautés : la communauté des athlètes et la communauté des spécialistes en technologie. Ce réservoir est ce que Patrick Cohendet et Laurent Simon, chercheurs à HEC Montréal, appellent le « surplus créatif » (creative slacken anglais). Le surplus créatif est l’ensemble des idées que les membres de la communauté émettent spontanément grâce à l’inspiration induite par leur passion.

Lorsque Kilian Jornet, après avoir été en difficulté dans la course Western States, s’est adressé à Patrick Leick, son partenaire chez Salomon, ce n’était pas pour se plaindre. C’était pour lui communiquer les caractéristiques d’un nouveau type de chaussures qui n’existait pas, ni chez Salomon ni chez ses concurrents. Comment en est-il arrivé là ?


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Une coopération improbable

Kilian Jornet fait partie d’une communauté d’athlètes qui tente constamment de nouvelles expériences pour améliorer ses performances et repousser les limites du possible. Ces expériences sont la source d’un bouillonnement créatif d’où émergent constamment de nouvelles idées. Certaines de ces idées restent à l’état brut ; d’autres aboutissent à des prototypes sommaires. Puisqu’il se trouve au cœur de cette communauté, Kilian Jornet a connaissance de toutes ces idées. Lorsqu’il a pris conscience que ses chaussures ne lui suffisaient pas, il a sélectionné les idées qui l’intéressaient dans ce surplus créatif afin d’imaginer un nouveau concept de chaussures.

Kilian a ensuite soumis son esquisse à Patrick Leick chez Salomon. En effet, tant qu’elles restent à l’intérieur de la communauté, ces idées ne peuvent pas aboutir à un nouveau produit susceptible d’avoir un impact sur le marché. Une communauté n’est pas structurée pour transformer ses idées en innovations. Ce n’est que lorsqu’un membre de la communauté collabore avec une entreprise que l’idée peut se concrétiser. Mais l’histoire ne se termine pas là. Pour satisfaire à la demande de Kilian, Patrick Leick ne pouvait pas se contenter d’adapter des produits existants puisque cette demande remettait en question jusqu’aux techniques utilisées pour fabriquer une chaussure. Patrick a dû faire appel à un autre surplus créatif : celui de sa communauté de spécialistes en technologie.

Cette histoire d’innovation réalisée grâce à la collaboration d’une entreprise et de ses communautés ressemble à un conte de fées. Et pourtant, le chemin d’une telle relation est jonché d’obstacles et de difficultés. En effet, les communautés et les entreprises ont des valeurs opposées qui rendent la coopération improbable. Comme toutes les organisations structurées, l’entreprise est régie par la valeur de l’autorité. Ce sont les décisions prises par les membres de la hiérarchie qui pilotent l’activité. À l’inverse, la communauté n’a pas de hiérarchie. Personne n’en est le chef, tout le monde est à égalité. Même si certains sont reconnus comme des leaders, ils n’ont aucune autorité sur les autres. La valeur principale est la confiance entre les membres. Comment ceux-ci reconnaissent-ils qu’ils peuvent faire confiance à un autre membre ? En prenant conscience que ce dernier contribue aux intérêts de la communauté de manière désintéressée. On comprend pourquoi les membres d’une communauté se méfient des entreprises : ils les perçoivent comme des acteurs égoïstes dont le seul but est de maximiser leurs profits. De la même manière, l’entreprise répugne à se fier aux communautés. Il n’y a pas de chef avec qui conclure un accord. Si un membre de la communauté prend un engagement, sa parole n’a aucune valeur car, demain, d’autres membres peuvent la remettre en question impunément

Un altruisme qui inspire confiance

La relation entre les organisations et les communautés n’est possible que grâce au middleground, un concept mis en évidence par Patrick Cohendet et Laurent Simon. Le middleground regroupe l’ensemble des organisations qui ont pour but d’aider la communauté à se développer. Par exemple, dans le cas des communautés de sportifs, le middleground est composé des associations sportives, des organisateurs de rencontres et de joutes sportives, des fédérations de sport et des services aux athlètes offerts par les fabricants d’équipement comme Salomon. C’est l’implication de Salomon dans le middleground qui a permis à la marque d’établir avec les athlètes le climat de confiance indispensable pour innover ensemble.

Pour s’impliquer dans le middleground, l’entreprise doit adopter une attitude désintéressée. C’est particulièrement délicat pour les entreprises habituées à décider en fonction du critère du retour sur investissement. Par exemple, lorsque Jean-Yves Couput, gestionnaire de la marque Salomon, a créé les premières courses de Raid Aventure, en 1998, il a aidé les passionnés de montagne à faire émerger un nouveau sport : la course nature, ou trail running. Mais il ne savait pas encore si ce sport deviendrait populaire. Il savait encore moins si son initiative mènerait à des innovations pour Salomon. De la même manière, lorsque Patrick Leick a créé le premier prototype de la chaussure Sense, en 2011, il ne l’a pas fait dans le but de renouveler les produits de Salomon : il l’a fait pour répondre aux besoins d’un athlète. L’altruisme dont fait preuve l’entreprise est une condition nécessaire pour créer la confiance avec la communauté. Le bénéfice pour l’entreprise est indirect : cela ouvre la voie pour que la marque de l’entreprise soit érigée comme marque de référence par les passionnés du sport. Ce sera celle à laquelle ils montreront leur attachement, celle qu’ils recommanderont aux nouveaux venus dans leur pratique sportive.

Le surplus créatif, le middleground et une attitude désintéressée sont de nouvelles données que le gestionnaire en entreprise doit prendre en compte. Elles ouvrent une ère nouvelle où les entreprises trouvent leur inspiration en innovant avec les communautés.

*Article écrit en collaboration avec Simon Lord, journaliste