Article publié dans l'édition été 2016 de Gestion

L’innovation dans les entreprises connaît aujourd’hui un bouleversement profond et irréversible. Il y a quelques années encore, elle était stimulée selon des méthodes formelles, du laboratoire de R&D jusqu’à la mise sur le marché. Toutefois, de nos jours, l’innovation tire sa source principale des communautés, c’est-à-dire des groupes sociaux informels constitués de représentants des métiers exercés au sein de l’entreprise ou d’utilisateurs de ses produits et services. Ces nouvelles sources d’innovation requièrent de la part des gestionnaires qu’ils s’adaptent à une réalité informelle et chaotique, donc difficile à contrôler et à reproduire.

La notion de communauté a été initialement mise en évidence par les travaux pionniers de Lave et Wenger ainsi que de Brown et Duguid dans les années 1990. Elle concernait alors les communautés de pratique, des groupes informels centrés sur l’échange de meilleures pratiques entre personnes accomplissant la même activité, à l’exemple de la communauté des réparateurs de Xerox. En 2011, la revue Gestion1 a publié un dossier spécial pour établir un bilan qui a abouti à un résultat clair : dans une activité donnée, la communauté de pratique est souvent un dispositif bien plus efficace qu’une structure formelle pour partager, valider et renouveler des connaissances.

Cette efficacité repose sur le fait que les membres d’une communauté, en raison de leur engagement volontaire dans une pratique donnée, disposent d’un moyen privilégié de repérer les bonnes pratiques, d’éviter de répéter les mêmes erreurs et de rechercher des solutions en commun aux défis auxquels ils sont confrontés. En jouant le rôle de mémoire active de l’organisation, ces communautés sont aussi capables de prendre en charge certains des coûts fixes associés aux processus de création et d’entretien des connaissances.


LIRE AUSSI: Communiquer la marque employeur sur les médias sociaux


Un collectif de communautés

Jusqu’à tout récemment, ces communautés restaient marginales par rapport aux dynamiques d’innovation de l’entreprise. En effet, même si on reconnaissait l’apport ponctuel de telle ou telle communauté dans le cadre d’une activité donnée, le processus d’innovation dans son ensemble restait l’apanage des services traditionnels de R&D, des méthodes déjà en usage ou du marketing à travers des processus formels et maîtrisés.

Aujourd’hui, dans de nombreuses organisations, les communautés ne sont plus limitées à des dispositifs périphériques : elles sont devenues des unités actives centrales qui servent à générer et à valider des idées nouvelles, à la base de produits et services originaux. Selon la prédiction de Brown et Duguid (1991), l’entreprise devient un véritable « collectif de communautés » où la capacité d’innovation repose de plus en plus sur la conjonction des apports des diverses communautés. La notion même de communauté s’est élargie : à la notion de communautés de pratique se sont progressivement ajoutées d’autres formes de groupes informels, notamment les communautés virtuelles, les communautés d’usagers, les communautés épistémiques, etc. Nous proposons ici de regrouper tous ces groupes informels sous l’expression de communautés d’innovation.

Certaines de ces communautés d’innovation font déjà partie des structures de l’entreprise. C’est le cas d’Ubisoft, qui innove grâce à la créativité que ses employés tirent des communautés dont ils font partie et qui sont centrées sur leurs métiers : concepteurs de jeux, artistes 3D, programmeurs, ingénieurs du son, etc. Ces communautés peuvent également être centrées sur les clients de l’entreprise et les utilisateurs de ses produits. C’est le cas des communautés de la société Salomon. C’est aussi le cas de la relation entre Ubisoft et les communautés d’historiens. Lorsque Ubisoft a mis au point le jeu vidéo Assassin’s Creed Unity, paru en 2015, elle a dû faire face à un défi majeur. Comme l’action du jeu se déroulait à Paris pendant la Révolution française, ses équipes n’avaient pas l’expertise historique nécessaire pour apporter aux joueurs l’expérience la plus réaliste possible. Ubisoft a trouvé la solution en mobilisant l’intérêt d’une communauté d’historiens externes à l’entreprise. Ces historiens ont d’abord participé à la conception de l’aspect des bâtiments, des costumes et des scènes de la vie courante. Ils ont ensuite contribué à faire la promotion du jeu en le recommandant à leurs amis et connaissances. Enfin, reprenant l’innovation à leur compte, ils ont élaboré des outils pédagogiques qui devaient permettre d’utiliser le jeu pour illustrer les cours qu’ils donnaient à leurs élèves.


LIRE AUSSI: Dossier collaborez! - Ubisoft et Hacking Health Montréal: collaborer pour faire le bien


Deux raisons majeures peuvent expliquer l’importance croissante du rôle des communautés dans le processus d’innovation. D’une part, les outils numériques ont contribué à structurer progressivement la société en communautés : chaque communauté peut facilement regrouper des gens qui partagent une passion ou un intérêt commun pour une activité donnée. Par exemple, les communautés de créatifs d’Ubisoft disposent de plate-formes technologiques et organisationnelles communes d’interaction pour leurs échanges internes. De même, les membres de la communauté active d’historiens qui contribuent à la qualité des jeux sont connectés en permanence à leurs pairs grâce aux médias sociaux. D’autre part, les produits et services deviennent sans cesse plus complexes et plus instables. L’entreprise ne peut plus se contenter de gérer par des moyens traditionnels les connaissances nécessaires à leur conception et à leur production : cette gestion est de plus en plus ardue et de plus en plus coûteuse. Il est préférable de se tourner vers les communautés qui entretiennent les connaissances et les gardent vivantes à faible coût. En maintenant le dialogue avec ces communautés d’utilisateurs et de clients et en restant à l’écoute de leurs avis et besoins, les entreprises sont capables de faire évoluer leurs produits en innovant en temps réel.

Des structures plus ouvertes

Face à ces nouveaux acteurs de l’innovation, le gestionnaire est contraint d’adopter une attitude radicalement nouvelle. Autrefois, il jouissait d’un contrôle absolu sur le processus d’innovation. Il décidait quand, comment et avec qui il devait concevoir les nouveaux produits et services. Aujourd’hui, en se tournant vers les communautés, il doit en partie lâcher prise. Il doit laisser le bouillonnement créatif des communautés émettre une multitude d’idées innovantes. Parmi ces idées, il peut ensuite en détecter quelques-unes qui lui paraissent pertinentes pour atteindre ses objectifs. Son rôle consiste à valider et à mettre en œuvre certaines de ces idées, qu’il décidera ensuite de laisser germer plutôt que d’autres. Il joue alors un rôle essentiel pour transformer ces idées en réalité dans le monde des affaires. En effet, la communauté est un ensemble informel et instable de passionnés qui ne sont pas structurés pour transformer une idée en projet commercial. Par exemple, même si les historiens éprouvaient un vif intérêt à élaborer un outil pédagogique devant permettre de simuler en 3D, sur un écran d’ordinateur, la vie à Paris pendant la Révolution française, ils n’avaient aucun moyen de le faire concrètement. Non seulement ils n’avaient pas les compétences techniques, mais ils n’avaient pas non plus les moyens marketing et financiers pour en faire un produit rentable et pérenne. Grâce à sa maîtrise du métier du jeu vidéo, Ubisoft a été l’acteur qui a permis de matérialiser le rêve d’un historien consistant à reproduire les scènes historiques qui sont au cœur de son travail et de proposer un dérivé pédagogique de son produit phare. Cet exemple montre le nouveau rôle du gestionnaire. Celui-ci agit en commanditaire qui fournit des moyens en matière de compétences ainsi qu’en ressources financières ou matérielles pour aider les membres de la communauté à transformer certaines de leurs idées en produits porteurs de valeur.

Gérer une entreprise vue comme un collectif de communautés d’innovation implique aussi de savoir « apprivoiser » les communautés et faire en sorte qu’elles déposent leur « miel créatif » dans l’organisation. Ce n’est jamais gagné d’avance. Par définition, les communautés sont des dispositifs informels qui s’intègrent difficilement dans un cadre hiérarchique et formel. Leur caractère informel accroît le risque de fuites d’information sensible à l’extérieur de l’organisation.

Gérer les communautés pour mieux affirmer le potentiel innovant des organisations suppose ainsi d’être capable d’apprivoiser ces communautés grâce à diverses dispositions : un climat de confiance, une culture d’ouverture et de créativité, une image de marque forte qui suscite la fierté de contribuer à l’entreprise et un effort constant pour réalimenter les communautés elles-mêmes en nouveaux défis stimulants et porteurs de valeur.


Note

1. Dossier « Les communautés de pratique », Gestion, HEC, hiver 2011.