Le secteur du génie est en pénurie de main-d’œuvre depuis plusieurs années, estime la firme néerlandaise Randstad. Où trouver du personnel qualifié ? D’emblée, la société montréalaise Laporte a décidé d’accueillir à bras ouverts les travailleurs nés à l’étranger. Son ouverture et son respect, qui font partie de sa philosophie d’affaires depuis ses débuts, il y a presque 20 ans, ont grandement favorisé son essor et son développement ultérieur.

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Michael Tchuk est né en 1989 en Géorgie soviétique. Le régime communiste de l’URSS est alors à l’agonie et la république socialiste de Géorgie vit une période d’instabilité marquée par des manifestations parfois brutales, un chômage élevé et des pénuries. Lors de l’effondrement de l’Union soviétique, en 1991, les difficultés socioéconomiques sont encore plus exacerbées. En 1994, la famille Tchuk décide d’aller s’établir en Israël, où elle vit pendant cinq ans avant de tenter sa chance au Québec. Michael a 10 ans.

Or, ce premier essai échoue. Cinq ans après leur arrivée, les Tchuk sont renvoyés en Israël par le gouvernement canadien : ils ne répondent pas aux critères d’immigration des familles réfugiées.

« J’avais appris le français et je faisais partie d’une équipe provinciale de water-polo, dit Michael. Après être retourné en Israël, je voulais absolument revenir au Québec. »

En Israël, il travaille pendant quelques années dans le secteur de la construction puis finit par revenir au Canada à l’âge de 20 ans en faisant valoir ses compétences de soudeur. Il entreprend alors des études en génie du bâtiment à l’université Concordia, où il obtient son diplôme avec distinction en 2014.

Depuis son arrivée sur le marché du travail québécois, son statut d’immigrant l’a-t-il désavantagé par rapport à d’autres travailleurs ? « C’est difficile à dire, mais oui, je l’ai senti à certains moments », dit Michael Tchuk, dont le nom de famille complet est Tchukhroukidze. « J’ai souvent donné mes coordonnées à des employeurs qui ne m’ont jamais récrit. Peut-être que je n’étais pas suffisamment qualifié, mais je crois que bien des gens auront moins tendance à vous appeler s’ils sont incapables de prononcer votre nom de 14 lettres. »

Daniel Laporte, président-fondateur de la firme Laporte

Daniel Laporte, président-fondateur de la firme Laporte

En mars 2016, Michael est finalement embauché chez Laporte, où il fait aujourd’hui de la consultation en mécanique du bâtiment et de la gestion de projets à l’interne. « Ils ont reconnu mes compétences et m’ont donné beaucoup de responsabilités et de liberté dès le départ. Et la diversité des équipes m’a impressionné. »

Et pour cause : plus de 33 % des membres du personnel de Laporte, une firme spécialisée en conception d’usines pharmaceutiques et alimentaires, ne sont pas nés au canada. Or, c’est plus du double de la proportion de travailleurs d’origine étrangère au Québec, tous secteurs confondus : en 2016, la population immigrante représentait en effet 14 % de la population active dans la province1.

En septembre dernier, Laporte a d’ailleurs remporté le prix Maurice-Pollack, remis par le gouvernement du Québec à une entreprise qui se distingue en matière de gestion multiculturelle. Ce prix a ainsi reconnu l’engagement concret de Laporte à favoriser la diversité dans ses valeurs d’entreprise, sa gestion des ressources humaines et ses stratégies d’affaires.

« C’est notre directrice des ressources humaines, Pascale Daher, qui a préparé notre candidature, dit le président-fondateur de la firme, Daniel Laporte. Elle est née au Liban et a survécu à bien des années de guerre. Elle sait monter et démonter un fusil d’assaut Kalachnikov les yeux bandés. En 1987, elle a quitté le pays de nuit sur une barge qu’on bombardait. »

Cette histoire, que M. Laporte a racontée lors de la cérémonie de remise du prix, a causé un vif émoi dans la salle, surtout parmi les immigrants. « Je crois qu’ils se sont reconnus, dit-il. Mais quand on voit que c’est possible de vivre et de travailler ensemble, ça donne de l’espoir.

Le respect pour réussir

Tolérance, dialogue, ouverture d’esprit et respect des différences, donc. Bien qu’elles n’aient jamais été traduites dans une politique écrite officielle, les valeurs de Laporte n’ont rien d’un paravent construit uniquement pour l’image : cette philosophie imprègne toutes les facettes de l’entreprise et l’ensemble de son personnel.

Ainsi, un employé né au Québec côtoie un immigrant iranien qui, lui, doit pouvoir travailler avec un collègue d’origine israélienne. Aucun commentaire déplacé, sexiste ou raciste n’est toléré. Un employé qui ne respecte pas cette consigne est immédiatement convoqué par les responsables des ressources humaines et sera remercié s’il récidive.

Pour favoriser le bon fonctionnement de ses équipes multiculturelles, Laporte a adopté une série de mesures concrètes. Dès le processus d’embauche, l’entreprise met en avant ses valeurs et ses attentes en matière de tolérance, et ce message est réitéré de façon régulière par la suite : séances d’accueil, communications internes, party de noël, etc.

Tous les mois de juin, Laporte organise une fête de la famille qui permet aux employés de passer un samedi ensemble en compagnie de leurs conjoints et de leurs enfants. L’entreprise célèbre aussi la richesse culturelle de son personnel en publiant un bulletin électronique trimestriel dans lequel un employé se présente et parle d’un sujet qui lui tient à cœur. Certains choisissent par exemple de présenter un mets traditionnel de leur pays d’origine ou leur livre favori. Cette infolettre comprend également une rubrique « Langue » qui donne des outils pour mieux parler et mieux écrire le français. La version anglaise du bulletin décortique ainsi des expressions québécoises avec une touche d’humour, par exemple celle-ci : « pantoute : meaning “not at all”. »

Farroudja BoumrarFarroudja Boumrar

Farroudja Boumrar a émigré d’Algérie en 2006 avec son mari et leur fille d’un an et demi. À son arrivée au Québec, cette ingénieure de formation, qui attendait un deuxième enfant, a décidé de ne pas chercher d’emploi jusqu’à ce que le petit dernier entre à l’école. Pendant ce temps, elle a entamé le processus d’obtention du titre d’ingénieur au Québec et a fait un certificat en électricité du bâtiment à Polytechnique Montréal pour mettre ses connaissances à niveau. En 2011, elle s’est lancée à la recherche d’un emploi. « Un jour, un message de Laporte est arrivé dans ma boîte de courriels. Lorsque j’ai appelé la compagnie, le président, Daniel Laporte, a répondu. C’est lui qui m’a passée en entrevue et, à la sortie de l’entretien, j’avais signé mon contrat d’embauche. Aujourd’hui, je suis ingénieure junior, tout près d’obtenir mon titre complet d’ingénieur. »

L’appui des mentors

Laporte en brefLaporte assigne aussi un mentor aux nouveaux travailleurs afin de faciliter leur intégration. Selon Jean-Pierre Dupuis, professeur au département de management de HEC Montréal, il s’agit là d’une manière éprouvée de faire fonctionner un environnement de travail multiculturel et de familiariser les nouveaux arrivants avec les éléments plus abstraits de leur nouvelle culture de travail.

M. Dupuis raconte ainsi l’histoire d’un ami gestionnaire qui a récemment engagé un employé d’origine africaine ayant passé 10 ans en France. « Le mentor de cet employé a pu lui expliquer comment adapter son style de communication, dit-il. En France, il faut argumenter, s’exprimer fermement et défendre son point de vue. Le plus fort l’emporte. Or, au Québec, une telle attitude est souvent perçue comme étant agressive. On cherche plutôt à échanger et à construire des solutions ensemble. »

Pour éviter les malentendus et aider les employés à entrer en relation avec leurs collègues issus d’autres cultures, le professeur suggère aux entreprises d’offrir des séances de formation interculturelle. Celle-ci peut prendre deux formes. La première est plus concrète et vise à présenter une culture particulière : voici comment les gens de Chine, de Colombie ou d’Algérie entrent en communication. La seconde, plus générale, vise à familiariser les gens avec la communication interculturelle. Il s’agit d’une méthode de communication, ou plus précisément de métacommunication, selon laquelle chaque personne verbalise et contextualise ses façons de faire : « ici, on fait comme ça. Chez vous, comment faites-vous ? »

La culture des avantages

Et c’est certainement ce que croit Daniel Laporte. « Le défi de la main-d’œuvre s’accentue. À l’avenir, les entreprises devront-elles toutes adopter une philosophie comme la nôtre ? Si elles veulent avoir du succès, je crois que oui. »Favoriser l’ouverture et la diversité est sans doute noble, mais c’est avant tout une façon saine de faire des affaires et d’administrer une entreprise. Jean- Pierre Dupuis est convaincu que les firmes qui ont de bonnes pratiques en matière de diversité attireront davantage de bons candidats.

En 2009, l’équipe de Laporte comptait 70 personnes. Depuis, ce nombre a plus que quadruplé. Être accueillant pour les gens d’autres cultures a permis à l’entreprise d’avoir accès à un plus grand bassin de main-d’œuvre que d’autres firmes plus traditionnelles, surtout dans un milieu conservateur comme celui du génie, où les femmes, notamment, ont depuis longtemps de la difficulté à faire leur place.

Tout ça sans compter que les immigrants ont souvent de grandes qualités personnelles au-delà des compétences professionnelles décrites dans leur CV.

Daniel Laporte fait remarquer que les nouveaux arrivants, qu’ils viennent du Kazakhstan, du Zimbabwe ou du Mexique, ont fait le choix de s’établir au canada. Leurs démarches pour immigrer leur demandent plusieurs années et représentent beaucoup d’efforts ainsi que des investissements considérables. Certains employés de Laporte ont quitté un pays en guerre, une expérience qui a trempé leur caractère, et craignent de retourner là d’où ils viennent, là où les rues ne sont pas sûres, tant le jour que la nuit. Ce qu’ils veulent par-dessus tout maintenant, c’est fonder une famille et pratiquer le métier qu’ils ont choisi.

D’expérience, le président de Laporte sait que ces nouveaux arrivants sont ambitieux et motivés. « Il y a beaucoup d’employés ici qui ont vécu des choses très difficiles, dit-il. Ils ne veulent pas revenir sur le passé : ils veulent passer à autre chose. S’ils ont les bonnes compétences, c’est à nous de les accueillir. »

Loin des grands centres, loin d’être facile

Les entreprises qui œuvrent loin des grands centres devront mettre les bouchées doubles si elles veulent profiter du bassin de main-d’œuvre qualifiée multiculturelle. Jean-Pierre Dupuis, professeur au Département de management de HEC Montréal, leur conseille de recruter directement à l’international. Pourquoi ? Pour une raison bien simple : s’ils s’établissent en grande majorité dans la région de Montréal, les immigrants sont ensuite réticents à se relocaliser pour le travail, ce qui équivaudrait à un nouveau déracinement pour eux. Certaines entreprises de la ville de Québec recrutent d’ailleurs outre-frontière. Pour en savoir plus : « La gestion territoriale des ressources humaines, une réponse collective aux besoins de main-d’œuvre ».


POUR EN SAVOIR PLUS : « La gestion territoriale des ressources humaines, une réponse collective aux besoins de main-d’œuvre »


Article publié dans l'édition printemps 2018 de Gestion


Note

L’état du marché du travail au Québec – Bilan de l’année 2016, Institut de la statistique du Québec, mars 2017.