Il existe de nombreuses raisons de se lancer en affaires, mais pour les immigrants, les difficultés de l’insertion professionnelle ont longtemps constitué le principal motif pour devenir entrepreneur. De nouvelles réalités tendent toutefois à apparaître.

De la nécessité de l’entrepreneuriat

L’insertion des immigrants dans le marché du travail a évolué au fil des ans et des besoins économiques1. Globalement, après la Deuxième Guerre mondiale, les immigrants se sont intégrés sans trop de heurts au marché de l’emploi canadien. Même peu instruits, ils parvenaient à travailler dans le secteur secondaire, notamment dans l’industrie manufacturière.

Au cours des années 1970, l’offre d’emplois a changé avec la tertiarisation de l’économie québécoise. C’était le début de la politique de sélection des immigrants selon des critères de plus en plus liés à l’économie et à ses dynamiques contemporaines. Encore de nos jours, même si on les choisit notamment en fonction de leurs diplômes, les immigrants se heurtent à de nombreux obstacles d’embauche (discrimination, non-reconnaissance des diplômes, surqualification, faiblesse des réseaux sociaux).

Ce déclassement social a longtemps expliqué le démarrage d’entreprise comme une solution possible pour éviter échecs et déceptions professionnelles.

… au désir de se lancer en affaires

Ouvrir son entreprise demeure une nécessité pour de nombreux immigrants victimes de discrimination ou exclus du marché du travail. Les minorités visibles sont particulièrement vulnérables sur le marché de l’emploi par rapport aux autres groupes.

Toutefois, l’entrepreneuriat tend à devenir un choix fondé sur des opportunités d’affaires pour un nombre toujours croissant d’immigrants qualifiés. Par exemple, la demande de produits halal ou de vêtements musulmans représente une avenue commerciale prometteuse pour plusieurs entrepreneurs.

D’autres secteurs connaissent une forte croissance entrepreneuriale chez les nouveaux arrivants, par exemple la finance, l’immobilier, le tourisme et les secteurs de pointe (intelligence artificielle, robotisation, informatique, etc.). L’entrepreneuriat dit ethnique tend à se transformer en entrepreneuriat d’affaires, bénéficiant comme l’ensemble de la population des aides et du soutien institutionnels.

Sans nier la persistance de barrières et de pratiques discriminatoires, les institutions publiques et privées québécoises démontrent davantage d’ouverture envers la diversité ethnoculturelle, notamment en ce qui a trait à l’accès au financement et à divers programmes ou formations. Pour leur part, bon nombre d’entrepreneurs immigrants cherchent à transcender leur appartenance à un groupe minoritaire pour s’imposer en affaires comme n’importe quel citoyen, peu importe leur culture d’origine.

Toutefois, lorsqu’un immigrant ne dispose que d’un petit réseau social à l’extérieur de sa communauté d’origine et éprouve des difficultés à s’intégrer, cette même communauté peut constituer un élément déclencheur et un soutien déterminant pour la création d’une entreprise. Dans certains cas, des besoins spécifiques de la communauté et un soutien de la part d’associations intracommunautaires peuvent motiver la décision de se lancer en affaires.

Merichel DíazMerichel Diaz

« J’avais toujours rêvé d’être entrepreneure, et ici, c’est devenu possible. Mais je pense que beaucoup d’immigrants sont à l’aise avec le risque et l’aventure de démarrer une compagnie. On a déjà pris un risque en quittant notre pays d’origine. Et je dois dire que l’entrepreneuriat m’a permis de m’intégrer réellement à ma nouvelle culture, notamment parce que mon entreprise m’a forcée à bien comprendre le marché et les clients québécois. »

Originaire de Cancún, au Mexique, Merichel Díaz est diplômée en commerce international. Avant d’immigrer au Canada, en 2010, elle travaillait notamment avec les apiculteurs de sa région d’origine pour les aider à exporter leur miel. Une fois installée à Montréal, elle suit des cours de francisation à temps plein, puis, deux ans plus tard, elle obtient un emploi dans une entreprise d’import-export. Mais ce travail ne la rend pas heureuse. En 2015, elle fait le saut et crée son entreprise, Maya Mia, une savonnerie artisanale qui utilise notamment le miel des apiculteurs qu’elle a soutenus au Mexique. Elle intègre la cohorte 2015-2016 de l’incubateur entrePrism de HEC Montréal. L’année suivante, le programme de développement professionnel « L’effet A » lui donne accès à une mentore qui la conseille pour établir son entreprise. Aujourd’hui, les produits de Maya Mia sont offerts dans de nombreuses pharmacies du Québec.


La transmission entrepreneuriale

Le récit migratoire

Il s’agit de la mise en récit des parcours d’immigration personnels, familiaux ou collectifs. On y relate l’histoire des déplacements et du processus d’intégration ainsi que les diverses expériences d’immigration (raisons du départ, choix du pays d’arrivée, facteurs d’attraction, difficultés d’adaptation, etc.). On distingue trois principaux types de migrations : volontaire, forcée et économique.

Lorsqu’il est question des enfants d’immigrants entrepreneurs, il peut s’avérer fructueux de s’intéresser non pas à la reprise des entreprises familiales mais plutôt à la transmission de l’esprit entrepreneurial d’une génération à l’autre. En ce sens, l’esprit entrepreneurial se transmet-il de la première à la deuxième génération malgré des situations migratoires et d’intégration souvent fort différentes2 ? Plusieurs facteurs influencent cette transmission de la culture entrepreneuriale, dont les relations parents-enfants et la nature du récit migratoire des parents.

D’ailleurs, même si les enfants portent un jugement parfois sévère sur le style de gestion de leurs parents en affaires, ils admirent l’honnêteté, la persévérance et l’ambition qui leur ont permis de réussir en contexte de migration. Ces parents fondateurs représentent donc des modèles à suivre et transmettent une éthique du travail très solide à leurs enfants.

À mesure qu’une entreprise familiale devient prospère, les parents aspirent à ce qu’elle soit reprise par leurs enfants. À leur tour, ceux-ci éprouvent de l’intérêt à reprendre l’entreprise ou à se lancer eux-mêmes en affaires. Si la deuxième génération demeure attachée à sa communauté d’origine, elle est reconnaissante envers la société où elle a grandi, qui a accueilli la génération précédente et qui lui a offert de nombreuses possibilités. Ce lien très fort entre le pays d’origine et la société d’accueil s’exprime d’ailleurs de plusieurs façons lorsqu’il est question d’entrepreneuriat chez les minorités ethnoculturelles.

Entreprises religieuses et capitalistes ?

Compte tenu de la multiplicité des modèles entrepreneuriaux adoptés par les immigrants, on assiste à l’apparition de nouvelles recherches qui se concentrent sur des pratiques longtemps ignorées ou, du moins, peu étudiées. C’est le cas entre autres des recherches portant sur les liens entre la religion et l’entrepreneuriat.

Pour sa thèse de doctorat à HEC Montréal, Jamel Stambouli s’est penché sur l’effet des valeurs et des normes religieuses sur les pratiques d’entreprises en s’appuyant sur une réflexion qui vise à concilier tradition religieuse et modernité capitaliste. Il a ainsi proposé le concept d’« entreprise basée sur la religion », c’est-à-dire une entreprise où les propriétaires intègrent leurs croyances et leurs pratiques religieuses à leurs activités entrepreneuriales : périodes de repos en accord avec les fêtes religieuses, nature des produits en fonction de restrictions particulières, intégration de certains principes éthiques et religieux dans la gestion de l’entreprise, etc.

Les recherches de M. Stambouli auprès d’entrepreneurs nord- africains montréalais révèlent que la religion (musulmane dans ce cas-ci) a une incidence indéniable sur les transactions commerciales, sur le mode de gestion de l’entreprise et sur l’offre de produits3.

Dans de telles entreprises, les ententes se concluent la plupart du temps verbalement, ce qui permet d’éviter les tracasseries administratives et la paperasse. Plus solennels et moralement contraignants, ces accords non écrits scellent les négociations commerciales devant témoins et sous le regard d’Allah. Afin de respecter les règles de la religion musulmane, il arrive par exemple qu’une partie propose de fournir le capital, tandis que l’autre partie apporte force de travail et compétences. Cet arrangement s’appelle mudaraba dans le langage de la finance islamique. Les profits sont ensuite partagés entre les deux parties à un taux établi d’avance.

La force de la solidarité religieuse joue donc un rôle essentiel dans ce type d’entreprise. De même, le degré de confiance entre partenaires ou entre marchands et clients repose pour beaucoup sur des liens sociaux plus traditionnels.

Article écrit en collaboration avec Myriam Jézéquel, journaliste, publié dans l'édition printemps 2018 de Gestion


Notes

1 Ledent, J., Chicha, M.-T., et Arcand, S., « L’insertion des immigrants et des migrants temporaires dans le marché du travail au Québec et au Canada : nouveaux regards sur les contextes et acteurs », Canadian Ethnic Studies – Études ethniques au Canada, vol. 49, n° 2, 2017, p. 7-12.

2 Voir Arcand, S., « Handling Down the Entrepreneurial Spirit from the First to the Second Generation among Ethnic Minorities in Montreal », Diversité canadienne, vol. 6, n° 2, printemps 2008, p. 110-114.

3 Stambouli, J., et Arcand, S., « When Religion Meets Capitalism – A Study of the Role of Islam among North African Entrepreneurs », dans Thai, M. T. T., et Turkina, E., Entrepreneurship in the Informal Economy – Models, Approaches and Prospects for Economic Development, New York, Routledge, 2013, 302 p.