Le plein emploi et le vieillissement de la population créent un vide considérable en matière de main-d’œuvre au Québec. Pourtant, les travailleurs issus de l’immigration ne trouvent pas toujours leur place dans nos entreprises. Quels défis leur recrutement et leur intégration posent-ils ?

La diversité est devenue une préoccupation de plus en plus grande des entreprises depuis le début des années 2000, à mesure que la population s’est diversifiée, explique Baya Benouniche, associée et responsable de la gestion du capital humain et du changement chez Pricewaterhouse Coopers (PwC). Pourtant, un bon nombre de grandes entreprises n’arrivent toujours pas à refléter la composition de la société et manquent de diversité au sein de leur personnel. »

Un des défis consiste donc à recruter puis à gérer des équipes dont les membres ont une formation et des parcours culturels très variés. « Nous devons apprendre à interagir avec ceux qui ont un cheminement différent du nôtre, poursuit-elle. C’est notamment du choc des cultures que surgit l’innovation. »

Sachez affronter vos préjugés

Même avec la meilleure volonté du monde, gestionnaires et employés ne sont pas à l’abri des préjugés inconscients. Le test d’association implicite de l’université Harvard démontre1 que la plupart des gens en Amérique du Nord ont tendance, même inconsciemment, à avoir une opinion plus favorable à propos des Blancs, des jeunes et des riches.

De la même manière, l’effet de halo contamine notre jugement sur une personne. Par exemple, si un candidat a fréquenté la même université qu’un recruteur, celui-ci aura tendance à concevoir un préjugé favorable à son sujet. Dans les années 1940, le psychologue américain Solomon Asch a démontré que nous sommes enclins à accorder plus d’importance à l’information reçue initialement, souvent au cours des trente premières secondes. Or, dans un laps de temps aussi court, on enregistre surtout des éléments comme la couleur de la peau, l’accent, une manière particulière de se présenter, de saluer, etc. « Nous valorisons, sans nécessairement le vouloir, ceux qui nous ressemblent ou qui font partie de notre groupe d’appartenance », indique Mme Benouniche.

Outillez-vous et investissez-vous

Il faut former les gestionnaires et les employés pour qu’ils sachent reconnaître ces préconceptions involontaires. En matière de recrutement ou de promotions, les responsables des ressources humaines devraient définir très précisément les compétences et les responsabilités recherchées afin d’avoir des critères objectifs à leur disposition. De plus, il est salutaire d’adopter une politique claire en ce qui concerne toutes les étapes du cheminement du personnel dans l’entreprise, de l’attraction et du recrutement à la rétention en passant par l’intégration et par le développement.

« Gérer la diversité demeure un investissement. Or, il y a de fortes pressions sur la performance dans les entreprises, souligne Mme Benouniche. Le retour sur investissement est donc plus difficile à mesurer dans le cas de la diversité que dans celui de la mise à niveau d’équipements, par exemple. »

Faites cheminer vos employés

L’accueil et l’intégration des travailleurs nouveaux arrivants passent bien sûr par la formation des gestionnaires et par l’accompagnement des immigrants eux-mêmes. Cependant, l’adaptation va dans les deux sens, et l’équipe de travail est trop souvent négligée, croit Sébastien Arcand, professeur agrégé au Département de management de HEC Montréal. « Il est crucial de bien connaître le véritable degré d’ouverture de ses employés face à la diversité, indique-t-il. Jusqu’où sont-ils prêts à aller dans l’accueil ? Les forcer à aller trop vite risque de créer des frictions et des conflits. »

En ce sens, les grandes entreprises disposent d’un avantage non négligeable sur les PME : elles ont les ressources suffisantes pour que certains de leurs employés se consacrent exclusivement à la gestion de la diversité et à l’accueil des travailleurs récemment arrivés au pays. Et elles ont tout intérêt à s’en servir, par exemple en créant des comités de diversité ou en nommant des «champions de la diversité» ayant pour rôle de s’assurer que tous les employés soient traités équitablement et que les orientations et les politiques soient mises en œuvre de manière concrète.

« D’ailleurs, l’équité est toujours un sujet délicat lorsque différentes cultures et religions se côtoient dans une entre- prise », ajoute M. Arcand. Par exemple, un congé ou un aménagement d’horaire pour des motifs d’ordre religieux peuvent être perçus comme du favoritisme. Et ces frictions apparaissent surtout quand ça va moins bien dans l’entreprise ou quand certains événements se produisent, par exemple un attentat terroriste à caractère ethnique ou religieux, voire des manifestations d’intolérance envers un groupe social bien précis.

Karim Ait HamlatKarim Ait Hamlat

« Même si on sait qu’on va vivre un énorme changement en immigrant, c’est difficile d’imaginer l’ampleur de l’adaptation pour trouver un emploi.

Il y a énormément de détails, par exemple donner une bonne poignée de main ou décoder le langage non verbal de nos interlocuteurs. J’ai aussi dû prendre conscience que j’échouais à mes tests d’évaluation parce que j’utilisais des références européennes plutôt que nord-américaines. Quand on m’a fait comprendre ça, tout a débloqué et les succès ont suivi. »

Algérien d’origine, Karim Ait Hamlat arrive au Canada en novembre 2015 avec le statut d’immigrant qualifié. Avant de s’établir à Montréal, il avait été acheteur, contrôleur financier puis gestionnaire chez Algérie Télécom. À l’instar de plusieurs nouveaux arrivants, il traverse une période difficile en matière de recherche d’emploi : les entretiens d’embauche se succèdent mais on ne lui offre pas de travail. Karim Ait Hamlat se rend alors compte qu’il doit corriger le tir. Il participe notamment au programme « Interconnexion » de la Chambre de commerce du Montréal métropolitain, qui offre des séances de réseautage et de formation en recherche d’emploi, des ateliers d’adaptation de CV aux normes nord-américaines, des entretiens d’embauche avec des entreprises de la région, etc. Il travaille aujourd’hui dans son domaine comme agent d’approvisionnement au Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux de l’Ouest-de-l’Île-de-Montréal.


Méfiez-vous des généralisations

Savoir distinguer les comportements individuels et les comportements culturels représente un autre défi complexe pour les gestionnaires. « On peut facilement tomber dans les généralisations et ainsi renforcer les préjugés, prévient Jacques Proulx, qui a longtemps été professeur de psychologie à l’Université de Sherbrooke et œuvre aujourd’hui à titre de consultant en gestion de la diversité. Il ne faut pas confondre un problème de personnalité avec un problème culturel. Nous ne sommes pas tous pareils au Québec et c’est la même chose dans tous les autres pays. »

Toutefois, ce n’est pas toujours facile pour les gestionnaires de s’y retrouver, et cela nuit parfois aux chances des nouveaux arrivants d’intégrer une entreprise. En entrevue, par exemple, certains n’adoptent pas les comportements susceptibles de les faire embaucher. « Dans certains pays, c’est ton réseau qui se charge de te trouver un emploi, pas toi, soumet M. Proulx en guise d’illustration. Ainsi, le candidat ne saura pas trop quoi mettre en avant lors de la rencontre. Dans d’autres cultures, il est mal vu de trop se mettre en valeur. Afin d’éviter les malentendus, il faut bien communiquer les informations sur le processus d’embauche aux nouveaux arrivants et bien former les recruteurs. »

Le même type d’incompréhension peut survenir pendant l’intégration à l’emploi. Pour un nouvel arrivant, comprendre les attentes n’est pas toujours évident. « Ici, la plupart des employeurs aiment que les employés fassent preuve d’initiative, alors que dans certaines cultures, c’est le patron qui dit quoi faire, explique le consultant. Il faut donc savoir communiquer ses attentes. L’accueil d’un travailleur issu de l’immigration, ça ne se limite pas à trois heures la première journée. C’est un processus qui s’étale sur plusieurs semaines, voire sur plusieurs mois. »

À l’automne 2017, l’institut du Québec soutenait que la province devait accueillir au minimum 10 000 immigrants de plus chaque année pour résoudre le problème de rareté de la main-d’œuvre2. Les enjeux en matière de recrutement, d’intégration et de gestion des équipes multiculturelles continueront donc vraisemblablement à se poser pendant plusieurs années, et ce, pas seulement à Montréal. « Les entreprises doivent donc trouver de l’aide lorsqu’elles en ont besoin et surtout être conscientes de l’importance d’avoir des politiques et des démarches claires plutôt que de gérer à l’aveuglette », conclut Jacques Proulx.

opératrice métro STMLa STM : une question de priorités

« Nous voulons refléter la société que nous desservons, dit Anne- Marie Lombardi, chef de section, division planification et acquisition de talents, diversité et rémunération de la Société de transport de Montréal (STM). Il y a des candidats compétents dans tous les groupes de la communauté et notre rôle consiste à nous rendre visibles auprès d’eux. Il ne s’agit pas seulement de nous faire connaître mais surtout de bien expliquer nos processus d’embauche et d’aider les nouveaux arrivants à s’y préparer. » Pour y arriver, la STM fait du travail de terrain. Elle organise des activités dans des écoles, auprès d’organismes d’employabilité et dans diverses organisations qui se consacrent aux nouveaux arrivants ou à certaines communautés culturelles. Au total, en 2016, 27 % des employés de la STM sont issus de minorités visibles ou ethnoculturelles.

La place centrale des gestionnaires

La STM a commencé à s’intéresser à la diversité en 1987, année où elle a créé un premier programme d’accès à l’égalité. À l’époque, les femmes constituaient le groupe cible. Ce programme a par la suite été élargi. En 2012, les dirigeants de la STM ont signé une déclaration d’engagement envers la diversité et l’inclusion.

Cette volonté de faire place à la diversité culturelle passe par la formation des gestionnaires. « Il faut savoir bien gérer cette diversité », confirme Mme Lombardi. Ainsi, la STM produit des capsules d’information, par exemple sur les biais de perception. Elle diffuse aussi des portraits d’employés issus de la diversité et qui ont des parcours intéressants. En novembre 2016, les gestionnaires ont reçu un questionnaire composé d’une quinzaine de questions pour évaluer leur capacité à intégrer tout le monde, à mettre sur pied des comités vraiment représentatifs, etc.

Pas question toutefois de céder à la tentation des traitements préférentiels ou des quotas. « Notre philosophie, c’est l’inclusion, précise la chef de section. Que ce soit pour le recrutement ou pour les promotions, nous nous assurons d’offrir l’information appropriée à tout le monde, mais nous choisissons toujours le meilleur candidat. Ainsi, la personne qui obtient le poste a une véritable légitimité. »

desjardinsDesjardins : des projets pilotes intégrateurs

De son côté, le Mouvement Desjardins a récemment publié une nouvelle déclaration d’engagement envers la diversité, dans laquelle il exprime sa volonté de refléter la composition de la société québécoise sur l’ensemble de son territoire. Desjardins a fait des communautés culturelles un groupe cible et souhaite améliorer sa représentativité à cet égard. Jusqu’à tout récemment, cette coopérative n’avait pas d’approche spécifique pour les travailleurs nouvellement arrivés au pays. Cette situation est donc en voie d’être corrigée : Desjardins mène en effet des projets pilotes dans le cadre de deux nouveaux partenariats.

De l’accompagnement pendant un an

L’institution financière collabore ainsi avec le Bureau d’intégration des nouveaux arrivants de la Ville de Montréal.

« Nous voulons aider les nouveaux arrivants à occuper un emploi dans leur domaine de compétence », explique Salwa Salek. À titre de directrice principale du développement organisationnel et de l’expérience employé chez Desjardins, Mme Salek fait partie d’une équipe de trois personnes qui se consacrent à des questions de diversité.

Ce projet pilote a jusqu’à maintenant permis l’intégration d’une dizaine de programmeurs arrivés au Québec depuis moins de cinq ans à des postes en technologies de l’information et de cinq autres personnes dans des emplois en services financiers. Chaque cohorte est accompagnée tout au long de son intégration, tout comme l’équipe qui l’accueille. Chacun des nouveaux arrivants bénéficie de l’appui d’un parrain ou d’une marraine et tous les duos ainsi formés cheminent ensemble pendant un an.

Pas seulement à Montréal

Alors que les activités de la STM sont nécessairement concentrées dans la métropole multiculturelle du Québec, Desjardins a des centres d’affaires partout sur le territoire québécois. « C’est plus facile pour nous d’intégrer des immigrants à Montréal qu’en région, reconnaît Mme Salek. C’est un enjeu important, notamment pour l’établissement d’un plus grand nombre d’immigrants à l’extérieur de Montréal. »

Pour y arriver, Desjardins mène donc un projet pilote dans le cadre du programme « emploi en sol québécois », en collaboration avec la Fédération des chambres de commerce du Québec. Il s’agit tout d’abord d’offrir des emplois aux immigrants dans leur domaine de compétence au sein des caisses et des centres Desjardins d’entreprise situés à l’extérieur des grands centres puis de les accompagner au cours de leur intégration.

D’autres outils s’ajoutent à ceux dont ces programmes sont déjà dotés. Depuis février 2018, Desjardins a mis en œuvre auprès d’un comité de gestion composé de vice-présidents un parcours de dîners thématiques portant sur les préjugés inconscients. Par ailleurs, tout au long de l’année, le Desjardins Lab offre des séances de formation sur la diversité.

Article publié dans l'édition printemps 2018 de Gestion


Notes

1 Le test d’association implicite est tiré du projet Implicit, créé en 1998 par les professeurs Anthony Greenwald (université de Washington), Mahzarin Banaji (université Harvard) et Brian Nosek (université de la Virginie).
Voir également Banaji, M. R., et Greenwald, A. G., Blindspot – Hidden Biases of Good People, New York, Delacorte Press, 2013, 254 p.

2 Voir Le vieillissement de la population et l’économie du Québec, publié en novembre 2017 par l’Institut du Québec, un centre de recherche créé par le Conference Board et par HEC Montréal en 2014.