Article publié dans l'édition Printemps 2020 de Gestion

Le profil des femmes qui rêvent d’un projet entrepreneurial et qui le réalisent avec succès se démarque de celui de leurs homologues masculins, tant dans leur manière de l’imaginer et de le concrétiser que dans la façon dont elles le dirigent à long terme. Reconnue internationalement pour ses recherches en entrepreneuriat féminin, la professeure Dafna Kariv trace le portrait de ces femmes.

Dans une étude qu’elle a publiée1 en 2011, Dafna Kariv, directrice du centre d’entrepreneuriat Novus du College of Management Academic Studies, en Israël, et chercheuse affiliée au Département d’entrepreneuriat et innovation de HEC Montréal, soulignait que les forces du marché désavantageaient les femmes en contribuant à déterminer la place qu’elles occupaient dans le domaine de l’entrepreneuriat.

Cette tendance était généralisée dans les pays observés : les femmes dirigeaient des entreprises de plus petite taille dont le nombre d’employés était moins élevé et la courbe de croissance plus lente. Elles étaient également sous-représentées en tant que créatrices d’entreprises.

Les années ont passé depuis la parution de cette étude, mais les écarts demeurent significatifs de nos jours2. La professeure Kariv nous offre quelques explications pour mettre en lumière ce phénomène.

Le fossé entre l’intention et la création

D’emblée, Dafna Kariv souligne une première différence entre les genres : contrairement à ce qu’on observe chez les hommes, l’intention pourtant forte de créer une entreprise ne se concrétise pas aisément chez leurs consœurs3. « Passer à l’action semble davantage aller de soi pour les hommes. Les femmes, quant à elles, réfléchissent beaucoup et font longuement mûrir leur projet. Elles veulent s’assurer d’être prêtes. »

L’état d’esprit serait une piste d’explication essentielle de ce frein à la concrétisation du projet entrepreneurial, explique-t-elle.

Intriguée par ces différences et épatée par le nombre de femmes qui réussissent dans les programmes universitaires d’administration et d’entrepreneuriat, Dafna Kariv a constaté qu’elles sont parfaitement outillées pour être de formidables entrepreneures.

D’ailleurs, lorsqu’elles mènent leurs entreprises à se déployer à l’échelle internationale, les femmes font preuve d’une ambition et d’aptitudes égales ou supérieures à celles des hommes4.

Malgré tout, le fossé subsiste. Encore aujourd’hui, les jeunes femmes s’estiment beaucoup moins aptes que leurs homologues masculins à fonder une entreprise. Et lorsqu’elles se lancent enfin, plusieurs le font en solo, avec de modestes moyens.

Manque de confiance ? Sentiment de ne jamais être à la hauteur de leurs aspirations ? Le fait est que les femmes mobilisent leurs ressources au cours de préparatifs qui s’étirent et s’éternisent.

« À l’opposé, les hommes, généralement plus impulsifs et plus pragmatiques, filent directement chez un investisseur potentiel afin de lancer leur projet d’affaires. » Néanmoins, tant les hommes que les femmes se heurtent au refus d’investisseurs. « En général, un “ange investisseur” dit d’abord non.

La différence entre les genres dans ce cas-ci, c’est que les hommes prennent de l’avance dans leurs négociations grâce au temps qu’ils consacrent à la construction de leur réseau et à leur manière plus spontanée de négocier », explique Dafna Kariv.

L’état d’esprit de la femme entrepreneure

Autre éclairage sur cet écart entre l’ambition de devenir entrepreneure et la concrétisation du rêve : le poids des stéréotypes. « Oui, le succès d’une femme porte ombrage à son partenaire !

Ou, à tout le moins, elle ne veut pas prendre ce risque, consciemment ou non. Dans plusieurs cultures et dans de nombreux pays, encore de nos jours, les hommes supportent mal qu’une femme réussisse mieux qu’eux en matière de carrière et de salaire. Une des manières de contourner cette tension est de s’allier à son partenaire », affirme Dafna Kariv.

Notons qu’en 2017, 54,8 % des entrepreneures québécoises étaient propriétaires de leur entreprise avec leur conjoint, contre 38,4 % pour les hommes avec leur conjointe5. Selon Mme Kariv, entreprendre avec son partenaire de vie permet de mieux contrôler les aspects financiers et technologiques, des domaines où les femmes se sentent souvent moins compétentes que les hommes, étant elles-mêmes généralement plus à l’aise avec les questions de stratégie et de ressources humaines.

Pour cette chercheuse qui étudie l’entrepreneuriat dans son pays, Israël, et dans le monde entier, principalement au Canada, aux États-Unis et en Europe, le genre marque le comportement et la pensée de l’entrepreneur – qu’il s’agisse de stratégie d’entreprise, de prise de décisions ou de performance – bien plus fortement que les schèmes culturels.

« C’est absolument fascinant ! Évidemment, il y a des différences nationales, mais elles ont plutôt tendance à accentuer les traits caractéristiques des hommes et des femmes. Ainsi, un entrepreneur israélien sera plus incisif et plus tranchant qu’un entrepreneur canadien, mais ce trait culturel s’applique tant à un homme qu’à une femme. »

En outre, le dessein de devenir entrepreneur ne s’alimente pas aux mêmes sources. Pour les femmes, un projet d’entreprise donne accès à un style de vie plus facilement conciliable avec la famille et avec les tâches quotidiennes : être son propre patron permet de travailler de la maison avec une plus grande flexibilité et avec la possibilité de consacrer du temps aux enfants.

Dafna Kariv évoque également le désir profond des femmes d’être impliquées socialement : « Elles préfèrent être reconnues comme des moteurs de changement, bien qu’elles demeurent émotionnellement attachées à l’entreprise qu’elles ont créée, plutôt que de devenir de richissimes entrepreneures en série. Les hommes ont comme priorité le profit, au moyen de l’innovation et de la technologie, évidemment. »

Des forces sur lesquelles miser

Il importe donc d’offrir aux femmes des outils favorables à la concrétisation de leur projet d’entreprise. Premier objectif : leur fournir du sou- tien qui leur corresponde. Alors que les femmes travaillent sans relâche à bâtir leur projet dans un isolement relatif, les hommes passent 20 % moins de temps au bureau, notamment pour le consacrer à la construction de leur réseau.

« On ne croise guère de femmes lors de ces rencontres informelles où les hommes, attablés autour d’une bière, discutent avec des investisseurs potentiels », fait valoir Dafna Kariv. Heureusement, en tant qu’entrepreneures, les femmes font preuve d’une solidarité féconde qui, peu à peu, change la donne.

« Le mentorat féminin, c’est magique! » En effet, il semblerait que ce type de soutien soit une véritable source d’inspiration et contribue à supprimer les entraves sur le chemin de la création d’entreprise : « Lorsqu’elles rencontrent des entrepreneures qui ont du succès, les femmes s’identifient à elles. Elles prennent conscience du fait que c’est possible et qu’elles peuvent y arriver elles aussi. Le mentorat féminin permet également d’ouvrir des portes, de créer des réseaux porteurs d’occasions tangibles. »

Aussi puissants que le mentorat féminin, voire davantage, les réseaux sociaux peuvent propulser les projets d’affaires. « Le mentorat, c’est sur une base individuelle, alors que les communautés virtuelles décuplent les possibilités : beaucoup plus vastes que de simples regroupements de femmes, ces communautés permettent de tisser des liens forts, enracinés dans un objectif commun, qu’il soit d’ordre professionnel ou idéologique.

Si de tels réseaux peuvent soutenir des idées d’entreprises, ils peuvent aussi accroître les ventes d’un produit, créer de nouveaux liens d’affaires qui dépassent les frontières et même aider les femmes entrepreneures à trouver des ressources de proximité qui faciliteront leur vie familiale. »

En parallèle, Dafna Kariv explique que les femmes gagneraient à développer certaines compétences, notamment afin d’être mieux armées lorsqu’il s’agit d’obtenir du financement. « Savoir raconter une bonne histoire est un gage de succès lors d’une négociation. Il faut séduire l’investisseur potentiel avec une histoire pertinente, structurée et, surtout, qui l’intéresse au plus haut point », indique- t-elle.

Pas si compliqué non plus de présenter aux jeunes filles, très tôt lors de leur parcours scolaire, des modèles féminins qui peuvent les inspirer.

Valoriser l’entrepreneuriat féminin requiert donc des ajustements simples mais puissants. « Par exemple, les femmes savent très bien établir  des contacts, mais elles doivent se concentrer sur un réseau de gens en position de leur ouvrir des portes », précise la chercheuse.

Quant au reste, la femme entrepreneure fait montre de compétences indéniables en ce qui concerne la pensée stratégique, la prédiction des tendances, l’ouverture à l’innovation, la faculté de rebondir en apprenant de ses erreurs, l’attachement à son équipe et la capacité à orienter les bonnes personnes vers les responsabilités qui potentialiseront leurs forces et leur motivation. Dafna Kariv est optimiste : tout finit un jour par se mettre en place. L’entrepreneuriat féminin a le vent dans les voiles.    


Notes

1 Kariv, D., « Entrepreneurial orientations of women business founders from a push/pull perspective : Canadians versus non-Canadians – A multinational assessment », Journal of Small Business & Entrepreneurship, vol. 24, n° 3, 2011, p. 397-425.

2 Voir notre article intitulé « Les femmes sortent de l’ombre », p. 54-58 du présent numéro.

3 Voir notre article intitulé « L’escalier de glace : la dure ascension des femmes », p. 64-67.

4 Ibanescu, M., et Marchand, R., « Indice entrepreneurial québécois 2017 », réalisé par le Réseau M de la Fondation de l’entrepreneurship, en partenariat avec l’Institut d’entrepreneuriat Banque Nationale – HEC Montréal et Léger, et présenté par la Caisse de dépôt et placement du Québec.

5 « Indice entrepreneurial québécois 2017 », ibid.