Article publié dans l'édition Printemps 2020 de Gestion

Au Canada et au Québec, l’entrepreneuriat s’accorde de plus en plus au féminin. Malgré l’augmentation de leur nombre, les femmes entrepreneures continuent toutefois de se heurter à certains obstacles, particulièrement en matière de financement.

La propriété des sociétés canadiennes demeure très largement aux mains des hommes. Au pays, pas moins de 99 % des établissements d’affaires sont des PME. Or, « à peine 16 % de celles-ci appartiennent majoritairement à des femmes », précise Hans Parmar, responsable des relations avec les médias à Innovation, Sciences et Développement économique Canada1.

Au fil des ans, ce déséquilibre tend à se résorber. De 2014 à 2018, la proportion de femmes canadiennes de 18-65 ans propriétaires de jeunes entreprises (3,5 ans ou moins) est passée de 10 % à 17 %, alors qu’elle est restée stable à environ 20 % pour les hommes, selon le Global Entrepreneurship Monitor2.

Dans ce domaine, le Canada arrive donc au premier rang parmi tous les pays du monde dont l’économie est axée sur l’innovation et parmi les pays du G7.

Entre 2016 et 2018, la proportion de Canadiennes dont l’âge de l’entreprise dépassait les trois ans et demi a quant à elle fluctué entre 4,6 % et 6,4 %. Cette proportion a augmenté de 7,1 % à 8,9 % chez les hommes au cours de la même période.

L’entrepreneuriat féminin est également assez robuste aux États-Unis, où 13,6 % de femmes contre 17,7 % d’hommes s’occupaient d’une jeune entreprise en 2017. Il est passablement plus modéré dans les autres pays du G7 : seulement 5,4 % de femmes britanniques, 4 % de Japonaises et 3,3 % d’Allemandes s’y consacraient cette année-là.

Les start-ups aux mains des hommes

Au Québec aussi, les entreprises restent principalement entre des mains masculines, mais l’écart tend à se rétrécir. Les femmes de 18-34 ans représentent 43 % de l’ensemble des femmes propriétaires d’entreprises, selon l’Indice entrepreneurial québécois 2018, réalisé par le Réseau M de la Fondation de l’entrepreneurship3.

« Globalement, de 2016 à 2018, il y a eu quasi-parité entre les hommes et les femmes qui ont créé une entreprise », précise Mihai Ibanescu, chercheur associé à l’Observatoire de l’Institut d’entrepreneuriat Banque Nationale – HEC Montréal et un des rédacteurs de ce rapport depuis 2014.

La proportion de femmes qui font des démarches de démarrage d’entreprise au Québec est passée de 11,8 % à 14,3 % de 2017 à 2018 chez les jeunes femmes (18-34 ans) alors qu’elle stagnait à environ 16 % chez les jeunes hommes. Cependant, il y a toujours beaucoup plus d’hommes que de femmes propriétaires d’entreprises chez les 50 ans et plus.

« On observe une tendance récente vers un point d’équilibre, mais il faudra du temps avant d’atteindre une véritable parité dans l’ensemble des groupes d’âge », conclut Mihai Ibanescu.

On note aussi une différence majeure dans les secteurs qui attirent les hommes et les femmes, selon l’Indice entrepreneurial québécois 2017 du Réseau M4. Les femmes choisissent plus souvent le commerce de détail, les soins de santé et l’assistance sociale, l’hébergement et les services de restauration ainsi que les services d’enseignement. À l’inverse, on trouve plus d’hommes dans la fabrication, la construction, les transports et les services professionnels.

Là où les femmes sont nettement sous-représentées, c’est du côté des jeunes pousses technologiques. Selon un récent rapport de Startup Genome5 dans lequel on comparait 60 écosystèmes entrepreneuriaux dans le monde, seulement 11 % des start-ups montréalaises sont fondées par des femmes.

La métropole québécoise occupe ainsi le 43e rang du classement, tout juste devant la ville de Québec (10 %). À 16 %, Toronto-Waterloo compte la plus grande proportion de femmes dans ce secteur au Canada, suivi de Calgary (12 %). Chicago se classe en tête du palmarès mondial avec plus d’un quart de ses projets dirigés par des femmes.

Des biais nuisibles au financement

Bien qu’elle soit difficile à chiffrer, l’absence de parité hommes-femmes dans l’entrepreneuriat prive le Canada et le Québec d’un certain nombre de nouveaux établissements d’affaires qui créeraient de l’emploi et contribueraient à l’économie.

« Les femmes constituent la plus importante réserve entrepreneuriale du Québec », soutient Sévrine Labelle, présidente- directrice générale de Femmessor, un organisme qui soutient la création, la croissance et l’acquisition d’entreprises dirigées et détenues par des femmes. « Il y a là un potentiel économique sous-exploité. Si la parité existait, quelques dizaines de milliers d’entreprises de plus contribueraient au PIB du Québec », poursuit-elle.

Qu’est-ce qui freine l’accès des femmes à l’entrepreneuriat ? Des embûches à la fois systémiques et individuelles. Les indices annuels du Réseau M ont illustré que les femmes affichent un peu moins de confiance dans leurs capacités que les hommes, craignent davantage les risques et portent davantage le poids des responsabilités familiales6. Elles lancent leurs projets plus tard que les hommes, car elles attendent d’avoir accumulé de l’expérience et du capital.

Toutefois, le plus gros obstacle demeure l’accès au financement.

« Contrairement à leurs homologues masculins, les femmes doivent surmonter des obstacles particuliers pour avoir accès au capital », explique Hans Parmar. Il ajoute que des études ont montré que 68 % des projets présentés par des hommes ont obtenu du financement, comparativement à 32 % pour des projets présentés de la même manière par des femmes7.

La probabilité que les demandes de financement de femmes propriétaires d’entreprise soient rejetées, faute de garanties suffisantes, serait presque deux fois plus élevée que dans le cas des hommes. Leurs projets seraient par ailleurs deux fois plus susceptibles d’être jugés à risque élevé, compte tenu des secteurs d’activité où elles évoluent8.

« Pourtant, il n’y a jamais eu autant de capital disponible pour financer l’entrepreneuriat, ce qui montre bien qu’il y a des biais à l’œuvre qui nuisent aux femmes, déplore Sévrine Labelle. C’est notamment le cas dans des secteurs traditionnellement moins peuplés de femmes, comme la fabrication ou les technologies. »

De nouvelles avenues

Déborah Cherenfant, présidente de Compagnie F, un organisme montréalais qui se consacre à l’entrepreneuriat féminin, perçoit elle aussi cette difficulté qu’ont les femmes de financer leurs projets, que ce soit à l’étape du démarrage ou pendant la croissance.

Pour diminuer les risques de biais, elle est d’avis qu’il faudrait trouver plus de diversité et notamment plus de femmes du côté des bailleurs de fonds. « L’argent est là et les programmes aussi, dit-elle. C’est souvent sur le plan des décisions prises pour chaque dossier individuel qu’on constate que derrière un refus se cachent en fait des préjugés ou des biais. »

L’Indice entrepreneurial québécois 2017 du Réseau M a pourtant révélé que les femmes se montraient beaucoup moins gourmandes en matière de financement. Un quart (24,1 %) d’entre elles demandaient moins de 5 000 $ en financement de démarrage, contre 12,8 % des hommes. Un quart des hommes recherchaient un investissement initial de 100 000 $ et plus, contre 14,7 % des femmes.

Cela tiendrait surtout aux projets privilégiés par les femmes : souvent plus modestes, ils comptent moins d’employés et misent moins ou pas du tout sur l’exportation. Toutefois, lorsque les femmes lancent une entreprise avec des employés et des visées sur les marchés internationaux, elles investissent autant que les hommes. En 2017, elles ont représenté un tiers de ce type d’entrepreneurs.

Déborah Cherenfant se réjouit des progrès réalisés au cours des dernières années. Elle invite cependant à prendre garde de ne pas négliger le potentiel de certains types de femmes. « Les nouvelles arrivantes et les femmes en transition qui se retrouvent à l’assurance-emploi ou à l’aide sociale ont souvent de la difficulté à accéder aux programmes ou aux fonds d’entrepreneuriat, souligne-t-elle. On a tendance à promouvoir souvent le même type d’entrepreneures, mais il y a d’autres modèles possibles. »

Dans la même veine, Sévrine Labelle souligne que les femmes peuvent par- fois entrer dans l’entrepreneuriat par des portes différentes, notamment l’actionnariat et le repreneuriat9. En octobre 2019, Femmessor a publié les résultats d’un sondage mené auprès de 2 592 entrepreneurs-propriétaires, travailleurs à temps plein, cadres et travailleurs autonomes du Québec dans les secteurs public et privé.


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Une répondante sur deux a dit souhaiter devenir un jour actionnaire si son employeur le lui proposait. Or, ce sondage a aussi révélé qu’un propriétaire sur trois recherche actuellement des partenaires, des actionnaires ou des associés pour stabiliser ou faire croître son organisation. L’actionnariat constitue donc une avenue intéressante pour faciliter l’accès des femmes à l’entrepreneuriat et mériterait d’être valorisé davantage.

Atteindre la parité en matière d’entrepreneuriat exige non seulement des moyens financiers mais aussi de l’imagination et de la volonté afin d’éliminer les obstacles qui nuisent aux femmes. « Il est à souhaiter que le gouvernement continue d’investir et de travailler pour amener les femmes à entreprendre autant que les hommes, conclut Sévrine Labelle. C’est tout le Québec et tout le Canada qui s’enrichiront si cela ce produit. »


Notes

1 Selon Statistique Canada, les femmes représentaient 37 % des entrepreneurs au Canada en 2018. Toutefois, 60 % d’entre elles étaient en fait des travailleuses autonomes non incorporées qui n’avaient pas d’employés. Seulement 39 % des hommes entrepreneurs se trouvaient dans la même situation.

2 Voir : Hughes, K. D., « GEM Canada 2015/16 Report on Women’s Entrepreneurship », Global Entrepreneurship Monitor, 2017, 72 pages ; Gregson, G., Saunders, C., et Josty, P., « 2018 GEM Canada National Report », Global Entrepreneurship Monitor, 2018, 66 pages.

3 Ibanescu, M., Azoulay, A., et Marchand, R., « Indice entrepreneurial québécois 2018 », réalisé par le Réseau M de la Fondation de l’entrepreneurship, en partenariat avec l’Institut d’entrepreneuriat Banque Nationale – HEC Montréal et Léger, et présenté par la Caisse de dépôt et placement du Québec, en collaboration avec la Banque Nationale et IA Groupe financier.

4 Ibanescu, M., et Marchand, R., « Indice entrepreneurial québécois 2017 », réalisé par le Réseau M de la Fondation de l’entrepreneurship, en partenariat avec l’Institut d’entrepreneuriat Banque Nationale – HEC Montréal et Léger, et présenté par la Caisse de dépôt et placement du Québec.

5 Startup Genome, « Global startup economy spotlight – Top ecosystem rankings for female founders, agtech, and cleantech », 2019, 36 pages.

6 Voir à ce sujet le texte intitulé « Qui est la femme entrepreneure ? », p. 60-63 du présent numéro.

7 Wood Brooks, A., Huang, L., Wood Kearney, S., et Murray, F. E., « Investors prefer entrepreneurial ventures pitched by attractive men », Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States of America, vol. 111, n° 12, mars 2014, p. 4427-4431.

8 « Enquête sur le financement et la croissance des petites et moyennes entreprises 2017 », Statistique Canada, novembre 2018, 43 pages.

9 Voir à ce sujet le texte intitulé « De père en fille », p. 74-77 du présent numéro.