Article publié dans l'édition Printemps 2020 de Gestion

Imaginez un escalier extérieur recouvert de neige et de glace l’hiver. La montée de chaque marche constitue une aventure périlleuse. C’est l’équivalent de ce que doivent affronter toutes les femmes qui s’aventurent dans l’entrepreneuriat.

En quelques décennies à peine, les femmes occidentales ont investi la plupart des sphères de la vie sociale. Cette évolution ne s’est pas faite sans effort, mais elle semble aujourd’hui acquise.

Or, certains domaines échappent encore à leur progression, notamment l’entrepreneuriat. Si l’Indice entrepreneurial québécois 20171, qui porte sur l’entrepreneuriat féminin, a révélé qu’hommes et femmes sont coude à coude en ce qui a trait à la création d’entreprises, il n’en va pas de même lorsqu’on examine les diverses étapes entre l’intention et la réalisation d’un projet d’affaires.

En effet, le parcours typique de la femme entrepreneure est jalonné d’obstacles, comme un escalier glacé dont la montée est hasardeuse, voire improbable. On peut glisser sur chaque marche, où les pièges sont nombreux.

Est-il possible d’installer une rampe virtuelle le long de cet escalier dangereux pour en faciliter l’ascension ? Oui, mais on doit d’abord mieux comprendre l’environnement entrepreneurial où les femmes évoluent pour ensuite mettre en œuvre des solutions sur le terrain. Autrement dit, il faut étaler une bonne couche de sel déglaçant !

Une progression marquée

La chaîne entrepreneuriale comporte de grands indicateurs : l’intention de se lancer en affaires, le début des démarches, puis la concrétisation du projet. L’équipe derrière l’Indice entrepreneurial québécois 20182 a recueilli des données sur toutes ces étapes et les a comparées avec les résultats obtenus lors de la recherche similaire réalisée en 2009.

Avant tout, quelques bonnes nouvelles : en 2018, le taux d’intention des femmes québécoises de créer ou de reprendre une entreprise a plus que triplé par rapport à ce qu’on observait dix ans plus tôt, passant de 5,4 % à 17,1 %. Chez les hommes, cette croissance a également été soutenue (de 8,7 % à 21,9 %).

Toujours selon l’indice 2018, l’intention entrepreneuriale des femmes a augmenté de 16,7 % en 2017 à 17,1 % en 2018. Chez les hommes, le rythme de cette croissance a cependant ralenti, passant de 25,7 % en 2017 à 21,9 % en 2018. En matière de démarches, notamment auprès d’institutions financières et d’organismes d’accompagnement, les femmes en ont accompli 4,2 fois plus en 2018 (7,6 %) qu’en 2009 (2,8 fois plus dans le cas des hommes, soit 10,4 %).

Au terme du processus de création d’entreprise, en 2017, on comptait donc 6,2 femmes pour 10 hommes ayant réussi à se lancer en affaires, un résultat comparable à celui observé dans l’ensemble du Canada (6,5 femmes pour 10 hommes3). Que peut-on conclure de ces avancées ? La chose suivante : en dix ans, les intentions des femmes au Québec de mettre sur pied une entreprise, les démarches qu’elles ont accomplies en ce sens et le nombre de firmes qu’elles ont créées ont augmenté de façon perceptible.

De tels résultats démontrent aussi que la population féminine constitue un terreau fertile en matière d’entrepreneuriat, réfutant ainsi la croyance selon laquelle elles sont peu intéressées à se lancer en affaires ou mal outillées pour le faire.

Le bassin d’entrepreneures potentielles existe, il prend même de l’ampleur, mais cela ne suffira toutefois pas à résoudre la question de la sous-représentation féminine. Car le problème vient d’ailleurs…

Des bâtons dans les roues

De façon consciente ou non, l’écosystème entrepreneurial et d’accompagnement a été conçu par et pour des hommes. Devant cette réalité, de nombreuses femmes doivent mettre leurs rêves au rencart. Preuve en est que, bien que très actif, le groupe des 18-34 ans réussit moins bien : si 33,9 % des jeunes femmes au Québec ont eu l’intention de se lancer en affaires en 20174, seulement 4,5 % y sont parvenues.

En revanche, leurs aînées se distinguent : 8 % des 50-64 ans ont souhaité fonder une entreprise et 6,5 % ont réussi à le faire. Cela dit, les femmes de cette cohorte sont parfois défavorisées, car plusieurs programmes de soutien financier (bourses, subventions, etc.) sont destinés aux moins de 35 ans.

Quand on sait que les femmes arrivent souvent plus tardivement sur le marché du travail et qu’elles s’établissent dans les affaires encore plus tard, cela peut constituer un handicap sérieux.

Mais il n'y a pas que l'âge : l'origine compte aussi. En effet, les statistiques montrent que chez les femmes immigrantes, les intentions de créer une entreprise atteignent le double de celles exprimées par les femmes nées au Québec (30,9 %, comparativement à 14,9 %5).

Toutefois, ce taux fond de moitié à l'étape des démarches (13,2 %, comparativement à 6,8 %6). Soulignons qu'au stade de la création d'entreprises, les femmes immigrantes affichent un écart de 2 % par rapport à celles nées au Québec.

Dans l'écosystème entrepreneurial, rien ou presque n'est prévu pour les personnes immigrantes : sans statut de résident permanent et sans citoyenneté canadienne, même si on a un permis de travail ou le statut de réfugié, les portes du financement et des programmes de soutien demeurent fermées. Malgré tout, 7 % des femmes immigrantes réussissent à mener à bien leur projet, comparativement à 4,9 % chez les femmes nées au Québec7. C'est dire la force de leur détermination.

Des marches glissantes

Pour revenir à notre image de l’escalier de glace, la première marche pourrait consister à se voir soi-même comme un entrepreneur. Or, dans l’imaginaire collectif, celui-ci est souvent un homme, de préférence jeune et dynamique. Les stéréotypes ont la vie dure ! Toutefois, l’Indice entrepreneurial 2017 révèle que le fait de provenir d’une famille en affaires accroît de 83 % la probabilité pour une femme de devenir propriétaire d’entreprise.

Une fois cette intention précisée et exprimée, on passe ensuite à la définition ou au choix de l’occasion d’affaires. Si les femmes voient souvent des possibilités dans des créneaux où les hommes sont peu présents, se pose alors la difficulté de nouer des partenariats.

Étape suivante : les démarches. Formation, incorporation, présentation du plan d’affaires à une institution financière : tout cela ne semble pas arrêter les femmes. Toutefois, elles notent qu’à projets équivalents, les prêteurs délient moins souvent les cordons de leur bourse qu’avec les hommes8.

Un élément crucial : sur cet escalier de glace, les femmes vont également subir une série de discriminations, subtiles mais constantes. On est loin du sexisme le plus grossier ou le plus balourd, bien qu’on puisse encore l’observer dans certains milieux. L’agression est plus diffuse et peut provenir aussi bien du conjoint que des proches et de l’écosystème lui-même.

Les femmes se posent et se font poser bien des questions, notamment à propos de la maternité : quand pourront-elles et voudront-elles avoir des enfants, qui s’en occupera, devront-elles ou accepteront-elles de mettre leur projet entrepreneurial en sourdine et de retourner à un emploi salarié, etc. Il faut se l’avouer, les biais de perception sont encore bien présents.

Une rampe et des leviers

Si chaque marche est glissante et peut causer l’abandon d’un projet d’affaires, il n’en reste pas moins qu’on peut installer une rampe virtuelle afin de soutenir l’aspirante entrepreneure et de lui permettre de se rendre à bon port.

D’abord, il faut savoir que tout au long de ce véritable parcours du combattant, le soutien et les encouragements du conjoint et de l’entourage sont essentiels. À la maison, un partage plus équilibré des tâches domestiques et des soins aux enfants constituera un atout pour faciliter la conciliation travail-famille.

La formation est elle aussi cruciale, non seulement parce qu’elle donne des outils mais aussi parce qu’elle accroît la confiance en soi, tout particulièrement chez les femmes. L’accès à différents réseaux, tant mixtes qu’exclusivement féminins, est un incontournable, notamment pour nouer des contacts, dénicher la bonne affaire ou même rencontrer des entrepreneures inspirantes à qui parler.

Car le fait d’être peu exposées à des modèles de femmes d’affaires et, surtout, à des exemples différents de la super woman qui réussit sur tous les plans peut créer le doute chez les candidates. Enfin, accompagnateurs, mentors et coachs peuvent aussi apporter un soutien efficace au moment de la réalisation du projet d’affaires et lorsque l’entreprise est sur les rails.

Au fil du temps, de nombreux programmes et organismes ont vu le jour pour soutenir les entrepreneures et les femmes qui souhaitent le devenir. Conscient de cet enjeu, le gouvernement fédéral a également débloqué une somme de deux milliards de dollars en 2018 afin de déployer une stratégie destinée à stimuler l’entrepreneuriat féminin dans tout le Canada9.


LIRE AUSSI : « Portrait d'un leader : Stéphanie Lemieux, l’acrobate qui repousse sans cesse les limites »


Cette stratégie a permis de mettre en route plusieurs projets, notamment le Portail de connaissances pour les femmes en entrepreneuriat, dont le Québec est partenaire. Ce portail constitue un guichet unique et interactif qui a pour objectif de servir à comprendre et à faire connaître le parcours des entrepreneures, de discerner les barrières qui se dressent devant elles et de réunir au même endroit toute l’information pertinente dans ce domaine.

En effet, c’est en mettant à profit les connaissances, en multipliant les réseaux de soutien et en choisissant mieux les leviers qu’on pourra accroître les chances de succès des femmes qui veulent réussir en affaires.


Notes

1 Ibanescu, M., Marchand, R., Genin, É., Cisneros, L., Duhamel, P., et Claessens, R., « Un regard sur l’entrepreneuriat féminin – Indice entrepreneurial québécois 2017 », réalisé par le Réseau M de la Fondation de l’entrepreneurship, en partenariat avec l’Institut d’entrepreneuriat Banque Nationale – HEC Montréal et Léger, et présenté par la Caisse de dépôt et placement du Québec.

2 Ibanescu, M., Azoulay, A., et Marchand, R., « Indice entrepreneurial québécois 2018 », réalisé par le Réseau M de la Fondation de l’entrepreneurship, en partenariat avec l’Institut d’entrepreneuriat Banque Nationale – HEC Montréal et Léger, et présenté par la Caisse de dépôt et placement du Québec, en collaboration avec la Banque Nationale et iA Groupe financier.

3 Langford, C. H., Josty, P., et Saunders, C., « 2016 GEM Canada National Report », Global Entrepreneurship Monitor, 2016, 100 pages.

4 Selon l’Indice entrepreneurial québécois 2017.

5 « Indice entrepreneurial québécois 2018 », op. cit.

6 et 7 Données récoltées pour la rédaction de l'Indice entrepreneurial québécois 2018 mais non publiées.

8 Voir l’article intitulé « Les femmes sortent de l’ombre », p. 54-58 du présent numéro.

9 Voir l’article intitulé « Un écosystème parallèle », p. 78-81 du présent numéro.