Article publié dans l'édition Printemps 2020 de Gestion

L’entrepreneuriat féminin connaît un essor considérable. Ce phénomène s’observe aussi à la tête de certaines entreprises familiales. Rencontre avec trois femmes qui ont pris le relais de leur père et qui ont su trouver leur propre voie.

Faye Mamarbachi, vice-présidente et responsable de l’exploitation chez m0851

Une transition toute naturelle

Faye Mamarbachi a toujours su qu’elle prendrait la relève de son père Frédéric, fondateur de m0851, une marque bien connue de sacs et de manteaux de cuir aux lignes classiques. « J’ai grandi dans l’atelier du quartier Mile End, à Montréal. J’adorais regarder mon père dessiner les sacs qu’il mettait ensuite sur le marché. C’est donc tout naturellement que j’ai commencé à travailler pour l’entreprise familiale il y a plus de 20 ans, d’abord dans les boutiques, dont celles de New York et de Vancouver, puis comme designer graphique à Montréal. »


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Elle prend ensuite la tête du service de marketing. Pendant 15 ans, elle élabore les stratégies de communication et défi- nit l’image de marque. En 2014, son rôle s’élargit pour intégrer plus de tâches de gestion. Petit à petit, son père se retire des affaires pour se concentrer sur la création.

« Sans que ce soit trop défini, le processus de relève s’est enclenché, explique Faye Mamarbachi. Je me suis familiarisée avec des départements que je connaissais moins, par exemple celui de la production. Le plan de transition s’est bâti au fur et à mesure. »

D’autres souffriraient de l’absence de structure dans une telle démarche, mais pas les Mamarbachi. Entre le père et la fille, une grande confiance s’est établie ; la communication va de soi.

« On travaille ensemble depuis plus de 20 ans. On partage la même vision de l’entreprise, qui consiste à créer des produits au design intemporel. C’est très important de conserver une approche artisanale malgré les défis que cela entraîne, puisque la main-d’œuvre en maroquinerie se fait plus rare. »

L’autre grand défi de m0851, c’est de s’adapter à la transformation profonde du commerce de détail. « Il faut répondre aux attentes des consommateurs, notamment en matière d’écoresponsabilité.

Cela se reflète aujourd’hui dans notre processus de fabrication et dans nos choix en matière d’approvisionnement. » Même si elle marche sur les pas de son père, Faye Mamarbachi entend bien faire les choses à sa façon. Elle travaille notamment à renforcer le positionnement de la marque m0851.

L’entreprise exploite actuellement 12 boutiques dans le monde entier, y compris celle qui a ouvert ses portes au centre-ville de Montréal à la fin de 2019. Dans les cartons, un projet d’expansion au Japon, où l’enseigne compte déjà quatre boutiques. « La marque a toujours fait partie de ma vie. Je ne me verrais pas ailleurs », conclut Faye Mamarbachi.

Aude Lafrance-Girard, directrice générale de l’hôtel Château Laurier Québec

Le passage à une troisième génération

Aude Lafrance-Girard incarne la troisième génération à la tête de l’Hôtel Château Laurier Québec. Si elle est aujourd’hui bien en selle à son poste de directrice générale, il n’a pas toujours été clair pour elle qu’elle voulait suivre les traces de son grand-père et de son père.

Après ses études en administration à l’École des sciences de la gestion de l’Université du Québec à Montréal, elle décide de rester à Montréal pour amorcer sa carrière dans l’industrie hôtelière. Ce n’est que quelques années plus tard, en 2013, qu’elle reprend la direction de la ville de Québec.

« L’idée avait eu le temps de mûrir en moi et je me sentais prête. À partir de ce moment-là, le processus de relève s’est enclenché entre mon père et moi. Même s’il n’a pas cherché à influencer ma décision, il était très content de mon retour. »

Alain Girard et sa fille ont fait les choses selon les règles. « J’ai d’abord passé des tests psychométriques pour savoir si j’avais le profil de l’emploi. Cette démarche a rassuré les autres membres de l’équipe de direction en ce qui concerne mes capacités. »

Comme elle n’avait pas mis les pieds à l’hôtel depuis plusieurs années, il lui a aussi fallu se faire connaître auprès de l’équipe et se familiariser avec les divers services de l’entreprise en occupant successivement plusieurs postes. En 2015, elle est devenue directrice de l’exploitation, dernière étape avant la direction générale. Tout en veillant à assurer une bonne transition avec son père, l’entrepreneure voulait faire sa marque.

« En tant que relève, on veut se distinguer de ses prédécesseurs. Je voulais gérer en fonction de ce que je suis, tout comme je souhaitais établir mon propre type de leadership. »

Même si elle y met sa couleur, son style de gestion ressemble beaucoup à celui de son père. Après tout, la pomme ne tombe jamais loin de l’arbre. « On partage les mêmes valeurs : le respect, le travail d’équipe, la passion du métier. Chez nous, c’est l’être humain avant tout. »

Aude Lafrance-Girard a repris la direction générale de l’entreprise en 2016. C’est maintenant elle qui a les mains sur le volant pour diriger non seulement l’Hôtel Château Laurier Québec et l’Hôtel Château Bellevue – plus de 300 chambres au total – mais aussi le George V, qui est un service de banquets et de traiteur.

L’entreprise compte près de 200 employés, un chiffre qui augmente à 350 en haute saison. Même s’il s’est retiré des affaires, son père demeure impliqué dans les dossiers stratégiques. Le transfert de propriété s’amorcera dans un avenir rapproché.

Cela n’empêche pas la directrice générale de nourrir de grandes ambitions pour l’entreprise familiale. Sur son écran radar : un projet d’acquisition « pour diversifier notre portefeuille et pour offrir de nouvelles expériences à nos clients ». À suivre, donc.

Véronique Tougas, présidente du Groupe Cambli

La capacité d’affronter les crises

Pour Véronique Tougas, le chemin était tout tracé. Après des études en comptabilité, elle intègre le Groupe Cambli, l’entreprise familiale spécialisée dans la construction de fourgons tactiques et de camions blindés, notamment dans le but d’en diriger les destinées le moment venu.

Elle y fait ses débuts en tant que commis-comptable puis gravit les échelons jusqu’au poste de présidente, qu’elle occupe à compter de 2010. Elle a alors 33 ans. « Mon père était dans la cinquantaine et songeait de plus en plus à la retraite. Il sentait qu’il avait moins d’énergie pour continuer à faire grandir l’entreprise. »

Son entrée en fonction se déroule dans la tourmente. En 2012, le Groupe Cambli connaît une grave crise financière, « un contrecoup du choc économique de 2008 », explique Véronique Tougas. Elle doit alors affirmer son leadership pour remettre la PME de Saint- Jean-sur-Richelieu sur les rails.

Elle est actionnaire majoritaire depuis peu, mais son père Claude détient toujours les actions avec droit de participation, un modèle de relève atypique qui lui complique la vie. « J’étais décisionnaire, mais sans être propriétaire de l’entre- prise. Je devais tout faire pour sortir Cambli de la crise alors que je jouais avec les billes de mon père. Cette situation a été éprouvante. »

Elle a toutefois su relever ce défi et mieux positionner Cambli pour faire face à l’avenir. « J’ai eu le courage de prendre les décisions qu’il fallait, aussi difficiles soient-elles. J’ai affronté le monstre. Il n’y a pas de meilleure formation pour développer ses capacités comme dirigeante. »

Tout processus de relève comporte nécessairement des moments de tension. Si Véronique Tougas a rapidement été désignée pour reprendre le flambeau, son frère Marc-André avait lui aussi des ambitions entrepreneuriales. « Pour mon père, il était important de trouver une solution équitable. Il a finalement aidé Marc-André à démarrer sa propre entreprise. Chacun de nous a donc trouvé sa voie. »

Véronique Tougas détient maintenant la majorité du capital-actions de l’entre- prise et a ainsi les coudées franches pour assurer le développement de Cambli. La PME, qui emploie une centaine de personnes, construit deux types de véhicules blindés : les camions destinés au transfert de fonds, qui représentent 90 % de ses revenus, et les camions de transport de personnel (militaires, policiers, etc.), qui comptent pour 10 % de ses revenus. Elle réalise plus de 80 % de son chiffre d’affaires sur les marchés étrangers, dont les États-Unis.


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Contrairement à ce qu’on pourrait penser, elle est loin d’être la seule femme dans son secteur d’activité. « J’ai trois concurrents, dont un qui est dirigé par une femme. On atteint donc la parité dans mon domaine », lance Véronique Tougas en riant. Elle est convaincue que son genre n’entre pas en ligne de compte lors de ses négociations avec ses clients.

« Nous, les femmes, avons beaucoup de qualités utiles comme dirigeantes, il faut en être conscient. » Si elle pouvait recommencer, il y a une chose qu’elle ferait différemment : « J’ai su m’entourer de différents experts du domaine des affaires, mais on doit aussi gérer, durant un processus de relève, tout un flot d’émotions. Un accompagnement plus personnel m’aurait été utile. »