Les entrepreneurs dérangent. Ce sont des déviants qui s’assument et qui carburent même à leur propre déviance. Et ils changent le monde. Mais changer le monde peut-il suffire à le sauver ?

Les vrais entrepreneurs sont rares. On ne les reconnaît pas au fait qu’ils dirigent leur propre entreprise ni même au fait qu’ils l’ont créée. Ils se distinguent par leur rupture avec l’ordre établi.

Yvon Chouinard

Yvon Chouinard

« [Ils] font progresser l’espèce humaine, et si certains d’entre eux passent pour des fous, nous y voyons du génie, car ceux qui sont assez fous pour croire qu’ils peuvent changer le monde sont ceux qui y parviennent », disait la célèbre campagne publicitaire d’Apple en 19971. Cette phrase faisait référence non seulement à des scientifiques, des artistes, des objecteurs de conscience et des athlètes mais aussi à des entrepreneurs. Oui, les véritables entrepreneurs sont assez fous pour ça.

Le fondateur de Patagonia, Yvon Chouinard, a d’ailleurs écrit ceci : « Si vous voulez comprendre l’entrepreneur, étudiez le jeune délinquant. Par ses actions, le délinquant dit : “Foutaise ! Je ferai bien ce que je veux2” » Et il change le monde.

En sursis perpétuel

Sauver le monde ? Chaque génération a l’impression que « son » monde court à sa perte. C’est parfois vrai. Avant les changements climatiques, l’histoire a vu se succéder d’innombrables catastrophes naturelles, des épidémies, la folie guerrière des hommes, la pollution urbaine, etc. Mais le monde a toujours trouvé des solutions ou, à tout le moins, des voies de passage qui ont permis de repousser l’échéance à la génération suivante. Ces solutions, à leur tour, ont fréquemment entraîné d’autres menaces.

Les entrepreneurs ont souvent été associés à ces cycles, pour le meilleur et pour le pire, par exemple en concevant des médicaments, des méthodes d’assainissement comme la filtration de l’eau, la gestion sanitaire des déchets, le tout-à-l’égout et bien d’autres innovations. Les entrepreneurs ont fait mentir l’alarmiste Malthus en mettant au point des technologies de production, de conservation et de transformation des aliments qui ont décuplé les rendements agricoles et fait reculer la famine dans le monde. Et les entrepreneurs ont permis la mondialisation ainsi que l’ouverture des frontières et des cultures. Mais ils ont aussi, trop souvent, exacerbé les problèmes environnementaux plutôt que de les régler.

Trois avenues de changement

Aujourd’hui comme hier, les entrepreneurs peuvent contribuer à « sauver le monde » de trois façons.

Elon Musk

Elon Musk

D’abord en étant assez fous pour changer le monde grâce à l’innovation. On pense immédiatement aux énergies vertes, à Elon Musk et à sa voiture Tesla, par exemple, ainsi qu’à la réingénierie de produits existants pour en minimiser les répercussions écologiques, comme Yvon Chouinard l’a fait avec ses vêtements de sport et de plein air.

Guy Laliberté

Guy Laliberté

Ensuite, une fois sa fortune faite, l’entrepreneur peut contribuer à sauver le monde grâce à ce qu’on pourrait appeler la « philanthropie entrepreneuriale ». Viennent à l’esprit les exemples de la fondation Bill et Melinda Gates, qui lutte contre la pauvreté, ou de Guy Laliberté et sa fondation One Drop, qui se consacre à l’accès à l’eau potable des communautés dans le besoin.

Bill Gates

Bill Gates

Enfin, en utilisant leur statut et leur notoriété d’entrepreneurs pour convaincre d’autres patrons de la nécessité de « sauver le monde ». Yvon Chouinard, Bill Gates et Guy Laliberté, pour ne nommer qu’eux, le font chacun à leur manière.

La « tragédie de l’horizon »

Contrairement aux menaces antérieures, la menace actuelle des changements climatiques pose un enjeu sans précédent, que le Canadien Mark Carney, gouverneur de la Banque d’Angleterre depuis 2013, a appelé la « tragédie de l’horizon ». Cette tragédie émane du fait que la majeure partie des répercussions des changements climatiques se concrétiseront au-delà des horizons de planification de tous les décideurs, à savoir au-delà des cycles économiques et politiques et même au-delà de l’horizon des autorités technocratiques. Par conséquent, quand les conséquences seront suffisamment imminentes pour commander des mesures concrètes de la part de ces décideurs, il sera déjà trop tard.

Les épidémies et la pollution du siècle dernier, par exemple, ont eu des effets immédiats qui ont créé un « marché » tout aussi immédiat pour des solutions. Ce marché a mobilisé les ressources privées et publiques.

Toutefois, dans le cas des changements climatiques, le « marché » des solutions concerne des personnes qui, en majorité, ne sont pas encore nées. Elles ne peuvent donc pas exprimer la moindre demande, qu’elle soit de nature économique ou politique, pour qu’on leur soumette des solutions3.

« Si j’avais demandé aux gens ce qu’ils voulaient, ils m’auraient dit : des chevaux plus rapides », a dit Henry Ford. De fait, les grands entrepreneurs ont cette faculté de combler des besoins que les gens ne perçoivent pas encore.

C’est pourquoi la marginalité, l’excentricité et, surtout, la vision des entrepreneurs sont plus que jamais nécessaires pour trouver des solutions à ces problèmes marqués au sceau de la « tragédie de l’horizon ». Elles seront d’autant plus utiles si les entrepreneurs placent l’éthique, les personnes et la responsabilité sociale au cœur de leur projet d’entreprise.

Bien que nécessaires, les entrepreneurs, cette fois-ci encore, ne suffiront pas pour « sauver le monde ». Pour cela, il faudra la contribution des gouvernements, des instances internationales et des ONG. En effet, les entrepreneurs ont souvent joué un rôle essentiel au sauvetage répété du monde, mais ce rôle n’a jamais suffi en soi. Toujours, il a fallu qu’interviennent aussi les pouvoirs publics pour, par exemple, coordonner des campagnes de santé publique, assurer l’approvisionnement en eau potable et l’élimination des déchets, etc. ; il a fallu l’intervention d’ONG pour faire en sorte que les besoins de collectivités en développement se transforment en demande économique mobilisatrice de ressources ; il a fallu la difficile concertation des gouvernements pour conclure des accords internationaux et créer des institutions supranationales.

Et surtout, surtout, une prise de conscience de chacun de nous est plus que jamais nécessaire. C’est « nous », autant qu’« eux », qui sauverons le monde.


Notes

1 Apple, traduction libre de la campagne publicitaire « Think Different », 1997.

2 Chouinard, Y., Let My People Go Surfing : The Education of a Reluctant Businessman, New York, Penguin Books, 2005, 272 p.

3 Mark Carney et un groupe formé à son initiative, le Task Force on Climate-Related Financial Disclosures (www.fsb-tcfd.org), ont recommandé des mesures destinées à la grande entreprise qui pourraient contribuer à actualiser des risques associés aux changements climatiques. Il s’agit essentiellement de modifier les normes de divulgation financière des grandes entreprises pour actualiser ces risques.