Quoi de plus opposé dans l’esprit de tous qu’entreprendre et donner ! Et pourtant, le cycle du don conceptualisé par l’anthropologue français Marcel Mauss en 1929 peut démontrer comment la vie de l’entrepreneur s’articule autour des trois temps de ce cycle : donner, recevoir, rendre.

Dès le début du 19e siècle, dans les écrits de l’économiste français Jean-Baptiste Say, l’entrepreneur est décrit comme un individu possédant des talents naturels hors du commun, ce que l’économiste autrichien Joseph Schumpeter traduira au 20e siècle en parlant d’individus doués d’une rare créativité.

L’entrepreneur est donc doué : il a un don, une capacité étonnante pour créer quelque chose de nouveau, que ce soit un produit, un service, une solution, une équipe, une affaire, etc. Steve Jobs était ainsi habité par quelque chose qui lui a conféré le don d’entreprendre la révolution de la micro-informatique et de lancer les créations que nous connaissons d’Apple.

Comme dans le cas du don artistique, le don de l’entrepreneur lui semble conféré par quelque chose qui échappe au monde logique et rationnel : Dieu, l’hérédité, le hasard, la providence, etc. (Chacun peut y voir ce en quoi il croit.) Le don tombe sur l’entrepreneur sans qu’il l’ait nécessairement cherché ou voulu, d’où la belle idée de l’entrepreneur par accident, qui crée sans intention stratégique et qui, pourtant, réussit là ou d’autres ont échoué. Ce don peut être le don d’entreprendre, le don d’inventer, le don de vendre, le don de fédérer, etc. Ou ce peut être un don très spécifique lié à une activité, une pratique, un secteur, etc.

Un don qui se cultive

Il ne faut cependant pas croire que le don vient en contrepoint de l’apprentissage et du travail. Bien au contraire, l’apprentissage et le travail viennent compléter le don ; sans eux, le don s’abîme et s’étiole. Ainsi, l’entrepreneur est non seulement celui qui a un don mais surtout celui qui sait le recevoir et le magnifier grâce à son travail et à sa persévérance. Nombre d’entrepreneurs à succès rappellent comment leur parcours n’a pas toujours été facile, notamment au début, par exemple lors de refus de financement, et comment ils ont maintenu le cap pour capitaliser sur leur don.

Recevoir un don est une épreuve. Loin d’être un oisif qui laisse agir la chance, l’entrepreneur sait recevoir son don. Il ne se satisfait pas d’avoir un don : il s’en rend digne en le travaillant pour le transformer, le développer et le faire fructifier. L’entrepreneur est celui qui apprend à entreprendre par tous les dispositifs d’accompagnement qu’il peut mobiliser.

Adopter la perspective trilogique de Marcel Mauss signifie que le don ne se définit pas comme l’absence de retour : en effet, un des moments consiste en l’obligation de rendre. Mais ce retour n’a pas le sens d’un échange économique. Ce qu’on voit avec nos entrepreneurs, c’est qu’ils rendent souvent bien plus qu’ils n’ont reçu.

La transmission du don

La vocation est ce qui permet à l’entrepreneur de rendre le don qu’il a reçu en se dévouant à son entreprise. Le don de soi implique à la fois l’idée de prédestination et l’idée de mission. Cela requiert une forme de renoncement, un investissement total dans l’activité considérée comme une fin en soi. Cette vocation n’a rien de subit ; elle est le fruit d’un processus qui amène l’entrepreneur à se consacrer corps et âme à son projet. Un entrepreneur ne réussit jamais tout seul, aussi doué soit-il. Il réussit grâce à une communauté qui partage sa passion. Il réussit grâce à un réseau de soutiens.

La boucle enfin se boucle lorsque l’entrepreneur donne au-delà de son entreprise et de son réseau à la société tout entière. Steve Jobs et sa famille ont donné de l’argent de façon anonyme pour aider et soutenir des projets philanthropiques au cours des vingt dernières années. Pourtant, ils l’ont caché et personne ne l’a su publiquement. La veuve de Steve Jobs a par la suite déclaré dans le New York Times : « Nous nous efforçons d’appuyer le travail admirable accompli par certaines personnes et essayons de les aider sans que nos noms y soient associés. » Pour assurer l’anonymat de ce soutien, une organisation a été créée sous forme de société à responsabilité limitée et non comme association non taxable et non imposable, le but étant de pouvoir librement donner de l’argent sans avoir à le reporter publiquement.

Ce qui est à l’œuvre avec Steve Jobs et sa succession, c’est une façon de rendre à toute la société le don conféré à l’entrepreneur, mais de manière humble et non tapageuse. Ce n’est pas un acte de publicité : c’est le bout du cycle du don pour la personne concernée.

Passeurs d’entrepreneuriat

Des entrepreneurs québécois et français ont eux aussi rendu à la société sans tambour ni trompette. Et certains d’entre eux ont rendu plus spécifiquement aux entrepreneurs en devenir en soutenant des accélérateurs, des incubateurs et d’autres formes d’accompagnement des entrepreneurs.

Rémi Marcoux

Rémi Marcoux


En 2013, Rémi Marcoux, fondateur et PDG de TC Transcontinental jusqu’en 2004, a fait un don considérable à la campagne de financement de Campus Montréal, qui regroupe HEC Montréal, Polytechnique Montréal et l’Université de Montréal. Cette contribution a permis de lancer un nouveau parcours scolaire au baccalauréat, le parcours entrepreneurial Rémi-Marcoux, qui a pour but d’éveiller la fibre entrepreneuriale chez les étudiants des trois établissements concernés, qu’ils étudient en gestion, en design, en médecine vétérinaire, en génie, en musique ou dans toute autre discipline.

À l’automne 2015, grâce à un don de la Fondation Mirella et Lino Saputo offert dans le cadre de la campagne de financement de Campus Montréal, le Pôle entrepreneuriat, repreneuriat et familles en affaires de HEC Montréal a lancé le programme entrePrism. Ce programme a pour objectif d’accompagner des entrepreneurs notamment issus des communautés culturelles dans le démarrage de nouvelles entreprises et dans la croissance des activités d’entreprises existantes.

Daniel Carasso

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Diplômé de l’École supérieure de commerce de Marseille (aujourd’hui devenue la Kedge Business School), Daniel Carasso a créé en 1929 la Société parisienne du yogourt Danone, qui sera à la base de l’empire agroalimentaire du même nom. Juste après la mort du fondateur, à l’âge de 103 ans, la Fondation Daniel et Nina Carasso a été créée. Cette fondation soutient depuis 2017 un accélérateur de start-up au sein de l’école qui a formé cet entrepreneur à Marseille (Kedge) afin de favoriser l’émergence d’une multitude de projets d’entreprises.

Un système d’entraide intergénérationnelle

Pour ces entrepreneurs et leurs proches, il a été nécessaire de rendre le don reçu. La vie leur a tant donné ! Même si on sait qu’un don ne se transmet pas facilement, on peut au moins en faciliter l’avènement. C’est ce qu’ils ont fait avec les entrepreneurs en herbe en remettant au goût du jour un système d’entraide intergénérationnelle qui a fait ses preuves par le passé. Ce système d’entraide semble plus efficace que le soutien apporté par la nuée d’organismes censés aider l’entrepreneuriat mais qui, trop souvent, se font concurrence et ne forment pas un écosystème cohérent. L’appel à l’entrepreneuriat est malheureusement devenu, dans nos sociétés, une injonction émise par des institutions et des individus trop éloignés de la réalité de la création d’entreprise. Heureusement, le cycle du don – donner, recevoir, rendre – génère de lui-même les conditions nécessaires pour entreprendre.