Article publié dans l'édition Hiver 2021 de Gestion

* Article écrit en collaboration avec Emmanuelle Gril, journaliste

Ce n’est un secret pour personne : bien que les ressources naturelles s’amenuisent, nous les consommons toujours à un rythme effréné. Nombreux sont ceux qui s’inquiètent des conséquences à venir, tant pour notre planète que pour nos sociétés, et qui réfléchissent à des pistes de solution. Parmi celles-ci, l’économie circulaire.

Depuis la seconde moitié du XXe siècle, la croissance économique repose sur l’intensification de la consommation. La logique est simple : produire toujours davantage pour répondre à la croissance constante de la consommation. Ce modèle linéaire repose sur la disponibilité infinie des ressources, souvent utilisées et gaspillées sans compter, à toutes les étapes de la chaîne. Déchets, pollution et gaz à effet de serre jalonnent ce circuit qui se conclut généralement par la mise au rebut des biens produits, qui ont pourtant nécessité une grande quantité de ressources. À la clé, non seulement des difficultés d’approvisionnement mais surtout des problèmes environnementaux et sociaux. Comment sortir de cette logique destructrice, cesser de dilapider les ressources et répondre à nos besoins de façon plus durable ?

Une démarche intégrée et concertée

L’humanité se dirige vers une crise majeure. Chaque année, nous utilisons davantage de ressources renouvelables que ce que la planète peut générer et le jour du dépassement de la Terre1 survient de plus en plus tôt (le 22 août en 2020). Alors qu’on anticipe une augmentation de 100 % de la consommation de ressources entre 2015 et 2050, la disponibilité de plusieurs d’entre elles atteint déjà un seuil critique. Pour éviter de foncer dans un mur, il est donc impératif de remplacer ce modèle économique linéaire non viable. C’est là que l’économie circulaire prend tout son sens.


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En 1972, dans leur rapport intitulé The Limits to Growth, des chercheurs du MIT ont été les premiers à énoncer le principe de l’économie circulaire, suivis par Walter R. Stahel en 1982 dans son article The Product-Life Factor. C’est ce même concept qui, depuis 2009, a été repris, retravaillé et diffusé par la Fondation Ellen MacArthur, qui consacre l’ensemble de ses activités à promouvoir la transition vers ce modèle économique plus respectueux des limites de notre planète. Comment définir ce concept? Selon le Pôle québécois de concertation sur l’économie circulaire, il s’agit d’un « système de production, d’échange et de consommation visant à optimiser l’utilisation des ressources à toutes les étapes du cycle de vie du bien ou d’un service, dans une logique circulaire, tout en réduisant l’empreinte environnementale et en contribuant au bien-être des individus et des collectivités ».

L’optimisation de l’utilisation des ressources est le fondement même de l’économie circulaire, un aspect fondamental quand on sait que sur les 103 milliards de tonnes2 de matières premières qui entrent dans le cycle économique chaque année, 93 milliards de tonnes sont des ressources vierges. Certaines stratégies de circularité ont déjà été déployées et ont gagné en popularité, notamment le recyclage, la valorisation – notamment énergétique – et l’écoconception. Toutefois, prises isolément, elles ne suffiront pas à effectuer la transition et à changer véritablement le paradigme à la base de la production de biens à l’heure actuelle. En revanche, leur intégration dans une démarche concertée aura le potentiel de donner naissance à un nouveau modèle de production et de consommation.

Afin d’optimiser l’utilisation des ressources déjà extraites, il est possible d’avoir recours à plusieurs stratégies. Au Québec, des chercheurs de l’Université de Montréal, de HEC Montréal et de Polytechnique Montréal en ont formulé une douzaine que nous détaillerons plus loin dans cet article. À titre d’exemple, avant même de fabriquer un bien, on pourrait le reconcevoir afin qu’il nécessite moins de ressources. Un peu plus loin dans la chaîne de production, l’intensification de l’usage des biens grâce à leur partage entre plusieurs utilisateurs est une voie à explorer. Autres possibilités : prolonger la durée de vie des biens en les réparant lorsqu’ils se brisent et en remettant leurs pièces à neuf.

Plusieurs de ces stratégies sont déjà mises en œuvre un peu partout dans le monde, parfois encadrées par des lois et par des programmes d’« économie circulaire » comme on en trouve dans certains pays européens et asiatiques. Au Canada, l’Ontario s’est doté d’une telle loi et une coalition canadienne sur l’économie circulaire a vu le jour. Même si le Québec ne dispose pas actuellement d’une loi-cadre sur l’économie circulaire, il fait figure de pionnier au pays, et plusieurs de ses lois, de ses règlements, de ses programmes et des projets qu’il met en route contribuent directement ou indirectement à la transition.

Depuis plus de cinq ans, le mouvement s’accélère dans tous les secteurs d’activité québécois. À titre d’exemples, mentionnons la jeune entreprise Loop, qui propose des jus à base de fruits et de légumes imparfaits puis qui cède sa pulpe résiduelle à une autre entreprise qui en fait des gâteries pour chiens. Il y a aussi Écoscéno, qui élabore des solutions concrètes pour résoudre le problème des 30 000 tonnes de décors de scène qui aboutissent chaque année dans les dépotoirs montréalais. Soulignons aussi l’émergence de plusieurs plateformes numériques et de nombreux projets destinés à favoriser le partage de ressources et de biens entre les entreprises et entre les consommateurs. Dans un rapport3 publié en 2017, l’Observatoire de la consommation responsable de l’ESG UQAM en avait d’ailleurs répertorié plus de 180.

Par ailleurs, on voit aussi se multi- plier les activités citoyennes vouées à la réparation de biens auparavant jetés et remplacés dès qu’ils cessaient de fonctionner. Mais comment expliquer qu’il puisse être moins coûteux de racheter que de remettre en état ? Parce que, dans les faits, le prix que nous payons pour du neuf ne reflète pas le vrai coût des choses, celui-ci ne tenant pas compte des coûts environnementaux et sociaux. Or, l’écofiscalité pourrait apporter un élément de réponse à ce problème d’envergure.

Un modèle qui perdure

Malgré la multiplication des stratégies de circularité, l’économie linéaire traditionnelle demeure le modèle dominant. Actuellement, le taux de circularité de l’économie mondiale serait de l’ordre de 9 %4. Selon la Fondation Ellen MacArthur, il pourrait s’écouler de 15 à 20 ans avant que l’économie circulaire dépasse l’économie linéaire.

Pourtant, les avantages théoriques de l’économie circulaire (qui n’a pas encore été déployée à vaste échelle) sont nombreux : en plus de permettre de réduire à la fois la pression sur les ressources et les émissions de gaz à effet de serre, elle a le potentiel de contribuer à l’augmentation des PIB nationaux et à la création d’emplois locaux. Toutefois, dans une économie fondée sur la croissance de la consommation – et ce, à n’importe quel prix –, ce concept bute sur une certaine résistance. D’ailleurs, comment donner un prix à ce qui est réutilisé, recyclé ou optimisé en fonction de la valeur environnementale, sociale et économique créée ? La mesure de la valeur, telle que définie par les indicateurs actuels, est peu adaptée au principe de circularité et ne tient compte que des coûts directs, à l’exclusion des externalités. Ces indicateurs introduisent souvent des biais dans les modèles d’affaires, dont l’élaboration privilégie forcément les matières premières vierges parce qu’elles coûtent faussement moins cher à extraire et à utiliser. Pour remédier à ce problème, il faut donc déterminer la valeur des biens et des services à partir d’autres critères.

En partant du postulat selon lequel le prix des matières premières est volatil et va nécessairement augmenter – puisque les quantités de ressources disponibles sont fixes alors que la demande croît –, on peut conclure que les organisations auront tout intérêt à aller chercher de la valeur au moyen d’autres modèles d’affaires que la vente de biens selon une logique linéaire. Par exemple, en vendant l’usage d’un bien plutôt que le bien lui-même, l’entreprise conserve son capital de matières premières et se met en partie à l’abri de la volatilité de leur cours en Bourse. Ainsi, l’entreprise aura avantage à concevoir et à fabriquer un bien robuste puisqu’elle pourra ainsi le maintenir à long terme sur le marché. La durabilité pourrait donc revenir au cœur des qualités recherchées.

Ce principe, la société Xerox l’applique depuis longtemps : elle fabrique des photocopieurs qui demeurent sa propriété et dont elle assure l’entretien, alors que ses clients sont facturés selon le nombre de photocopies. Cette stratégie s’appelle l’économie de fonctionnalité. Les nouvelles générations de consommateurs, plus intéressées par les usages que par la possession de biens en tant que telle, pourraient aider à populariser ce modèle.

Les douze travaux d’Hercule

Les chercheurs de l’Université de Montréal, de HEC Montréal et de Polytechnique Montréal, en collaboration avec Recyc-Québec, ont élaboré une représentation schématique de l’économie circulaire en y intégrant 12 stratégies que les entre- prises et les territoires peuvent adopter et adapter. Le but recherché? Répondre aux besoins des citoyens et des collectivités tout en économisant les ressources.

À l’étape de la conception, on remarque des approches destinées à réduire la quantité de ressources vierges utilisées, ce qui implique de repenser les biens pour réduire la consommation de matières premières et pour préserver les écosystèmes. On y trouve l’écoconception, qui consiste à minimiser les répercussions environnementales engendrées dès la conception des biens. Les concepteurs peuvent par exemple créer des biens remplissant plusieurs fonctions à la fois, privilégier les matériaux à faible incidence environnementale, etc. La consommation et l’approvisionnement responsables ainsi que l’optimisation des opérations figurent également dans ce premier volet.

Du côté des biens déjà en usage apparaissent des stratégies à boucle courte visant divers objectifs. Le premier d’entre eux consiste à intensifier l’utilisation des biens et fait intervenir l’économie collaborative (ou de partage) et la location à court terme. Le deuxième objectif consiste à prolonger la durée de vie des biens en les entretenant et en les réparant, en les remettant en circulation grâce au don ou à la revente, en les remettant à neuf ou encore en misant sur l’économie de fonctionnalité, qui privilégie non pas la vente des biens mais celle de leur usage.

Enfin, tout au bout du cycle de la production et de la consommation circulaire, il est possible d’avoir recours à des stratégies qui donnent une seconde vie aux ressources. On pense ici à l’écologie industrielle, qui mise sur les échanges entre plusieurs organisations, le résidu de l’une devenant la matière première de l’autre, par exemple. Enfin, le recyclage et le compostage ainsi que la valorisation – qui permet de créer des biens ou de l’énergie à partir des matières résiduelles – sont d’autres leviers qui peuvent être utilisés dans une perspective de circularité.

Étude de cas

Au Québec, de nombreuses entreprises sont déjà montées à bord du train de l’économie circulaire. Parmi celles-ci, BizBiz Share, une plateforme de partage interentreprises (B2B), le plus important site dans son genre au Canada. L’idée a germé dans l’esprit de son fondateur il y a quelques années lorsqu’une excavatrice du chantier où il travaillait est tombée en panne. Constatant qu’un engin similaire se trouvait chez un entrepreneur à proximité, il s’est tout simplement demandé s’il serait possible de louer cette autre excavatrice au lieu de suspendre les travaux en attendant que l’engin en panne soit réparé.

BizBiz Share est donc une « place de marché » où on peut acheter, vendre et louer des inventaires, des espaces d’entreposage ou de l’équipement entre entreprises, un concept qui connaît un succès croissant depuis son lancement, en 2015. Ce site transactionnel est un écosystème sécurisé entre entreprises membres qui perçoit un pourcentage sur chaque transaction. Une entreprise peut par exemple louer un chariot élévateur ou un entrepôt à une autre entreprise si celle-ci ne les utilise pas ou encore faire appel aux ressources humaines d’une autre firme.

Cette entreprise a aussi investi de nouveaux créneaux, notamment pour les inventaires. BizBiz Stock, une autre plateforme transactionnelle créée par la même organisation, offre notamment la possibilité d’avoir accès aux surplus de produits métalliques d’une entreprise, ce qui permet de les acquérir en dehors des canaux de distribution habituels et d’en acheter de plus petites quantités.

D’autres filières spécialisées dans le textile et dans les produits chimiques pourraient bientôt voir le jour. Pratt & Whitney, le fabricant de moteurs d’avions, œuvre à réduire son empreinte environnementale depuis les années 1990. À cela s’est ajoutée une démarche en économie circulaire qui doit aussi répondre aux défis particuliers de ce secteur d’activité : la sécurité et la fiabilité. « Un moteur doit être fiable en tout temps et sa durée de vie peut s’étirer sur trois décennies. Nous avons donc élaboré un modèle d’entretien préventif qui a pour but de remplacer les pièces afin de pouvoir remettre le moteur en service », explique Robert Cadieux, fellow et directeur associé à l’environnement et au développement durable chez Pratt & Whitney.


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Ce fabricant de moteurs d’avions s’est aussi donné pour objectif de réinjecter tous les matériaux dans le cycle de production. « Nos moteurs sont entièrement recyclés quand ils sont retirés de la circulation. Puisque nous utilisons des matériaux de grande qualité et de calibre aérospatial, par exemple du titane pur à 99,99 %, nous pouvons fondre les pièces puis récupérer et réutiliser les matériaux. Il en va de même pour les résidus de production, comme des copeaux de titane, de nickel ou de magnésium », précise M. Cadieux.

Cette boucle fermée permet de répondre aux besoins en alliages plus coûteux et plus rares. « Pratt & Whitney assure la pérennité de ces alliages précieux en les recyclant pour fabriquer de nouvelles pièces de moteur, ce qui aide du même coup à préserver l’environnement », conclut Robert Cadieux.


Notes

1 Le jour du dépassement de la Terre correspond à la date de l’année à partir de laquelle l’humanité a consommé l’ensemble des ressources que la planète est en mesure de produire en une année entière.

2 « The Circularity Gap Report 2020 – When circularity goes from bad to worse: The power of countries to change the game » (document en ligne), Circle Economy, 2020, 69 pages.

3 « L’économie des plateformes collaboratives au Québec en chiffres » (document en ligne), Observatoire de la consommation responsable, 10 janvier 2017.

4 « The world is now 8.6% circular » (données en ligne), Circularity Gap Reporting Initiative (CGRi).