Article publié dans l'édition Hiver 2021 de Gestion

Le Québec est un pionnier de l’économie circulaire en Amérique du Nord. Si l’intérêt pour cette approche a d’abord émergé dans les universités, un maillage avec des acteurs économiques, sociaux et politiques a rapidement suivi. Celui-ci a fait naître un modèle axé sur la concertation et sur la co-construction.

L’économie circulaire reste passablement nouvelle sur le continent nord-américain. « En 2013, à peu près personne ne travaillait là-dessus dans les universités, dans les entreprises ou au gouvernement, alors que cette démarche était plus avancée en Europe et dans certains pays d’Asie », rappelle Daniel Normandin, ex-directeur exécutif de l’Institut de l’environnement, du développement durable et de l’économie circulaire (Institut EDDEC), un organisme fondé en 2014 par l’Université de Montréal (UdeM), par Polytechnique Montréal et par HEC Montréal, et maintenant directeur du Centre d’études et de recherche intersectorielles en économie circulaire (CERIEC) de l’École de technologie supérieure1.


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M. Normandin se consacrait déjà à cette transition depuis quelques années et estimait que c’était à l’université qu’on pouvait vraiment contribuer à changer les choses. Le rôle moteur et mobilisateur des universités, notamment de l’Institut EDDEC, est devenu une des particularités du modèle québécois dans le domaine de l’économie circulaire. En Europe et en Asie, ce sont avant tout les instances politiques qui induisent les changements dans ce domaine.

L’Institut EDDEC a d’abord réuni plusieurs chercheurs des trois établissements universitaires qui travaillaient sur le développement durable. Il s’est vite rapproché du Centre interdisciplinaire de recherche en opérationnalisation du développement durable (CIRODD) et du Centre de transfert technologique en écologie industrielle (CTTEI).

Un chantier de co-construction

L’économie circulaire a reçu une nouvelle impulsion au Québec en 2015. Loin de se cantonner derrière les murs des établissements universitaires, l’Institut EDDEC a alors souhaité réunir des acteurs stratégiques issus des milieux industriels, associatifs, environnementaux et gouvernementaux.

« Nous sommes allés mobiliser des influenceurs dans ces milieux afin que les connaissances développées à l’université transitent vers l’externe et pour connaître leurs besoins en matière de recherche et de formation, raconte M. Normandin. Cela a abouti à la création du Pôle de concertation québécois en économie circulaire, qui compte aujourd’hui 21 partenaires. » On y trouve notamment l’Association de l’aluminium du Canada, les deux fonds québécois de travailleurs (CSN et FTQ), des organismes environnementaux et des regroupements d’affaires, de même que des représentants gouvernementaux.

Pour Emmanuel Raufflet, professeur titulaire au Département de management de HEC Montréal et responsable du DESS en gestion et en développement durable, l’originalité du modèle québécois tient justement à la mixité des partenaires. « C’est beaucoup plus ouvert et moins centré sur quelques grands secteurs d’activité, comparativement aux autres provinces canadiennes ou même à l’Europe, avance-t-il. On y trouve par exemple des PME et des entreprises d’économie sociale, ce qu’on voit moins ailleurs. »

Cette hétérogénéité n’est pas anodine : « Elle suscite un processus de co-construction de l’économie circulaire susceptible d’en faciliter l’adaptation dans différents milieux, précise M. Raufflet. C’est plus difficile lorsqu’un groupe, par exemple une industrie ou quelques grosses sociétés, s’empare du concept et impose sa définition aux autres. »

Cette co-construction a produit les 12 stratégies de l’économie circulaire2 diffusées par Québec circulaire, un regroupement issu du Pôle de concertation québécois en économie circulaire. Elles constituent des modèles généraux qui peuvent par la suite être déclinés et adaptés dans différents secteurs d’activité, par exemple le textile, l’agriculture ou la fabrication.

Le rôle de l’État

Si la concertation entre les universités et les entreprises est essentielle, le gouvernement a lui aussi un rôle crucial à jouer pour favoriser la transition vers la circularité. « Les approches issues de la base et les mesures imposées d’en haut se complètent, estime Justin Leroux, professeur titulaire au Département d’économie appliquée de HEC Montréal. Le gouverne- ment peut donner des directions claires et faire en sorte que les initiatives sur le terrain ne restent pas isolées. »

L’État dispose de deux outils bien connus pour y arriver : la carotte et le bâton. Plus populaires que la réglementation, les incitatifs recèlent tout de même un piège. « Le gouvernement doit faire attention de ne pas étouffer l’innovation en imposant l’utilisation de certaines technologies ou le recours à certains organismes », prévient M. Leroux.

En général, le Québec reste moins tourné vers la réglementation que l’Europe, ce qui ne l’a pas empêché d’élaborer un début de cadre législatif pour l’économie circulaire. La stratégie gouvernementale de développement durable 2015-2020 a été la première chez nous à mentionner l’économie circulaire, même si c’était un peu du bout des lèvres et sans trop de détails. Les acteurs de l’économie circulaire s’attendent à ce que cette approche occupe une place bien plus importante dans la stratégie 2022-2027.

Depuis 2017, le gouvernement québécois est épaulé par le Groupe interministériel sur l’économie circulaire (GIEC)3, composé de treize ministères et sociétés d’État. Le GIEC assure la cohérence et l’efficience des actions et des initiatives de Québec. Plusieurs politiques, lois et règlements ont pour but de réduire l’empreinte environnementale de nos industries et de notre consommation, notamment la Politique québécoise de gestion des matières résiduelles, la Politique énergétique 2030, le Règlement sur l’efficacité énergétique d’appareils fonctionnant à l’électricité et aux hydrocarbures et le marché du carbone. Toutefois, ces initiatives ne sont pas articulées au sein d’une stratégie claire d’économie circulaire.

Des acteurs sur le terrain

Recyc-Québec est quant à lui devenu un acteur central de l’économie circulaire au Québec. D’ailleurs, M. Normandin n’hésite pas à le qualifier de véritable locomotive. Cet organisme anime le GIEC, soutient des projets en économie sociale dont plusieurs visent le réemploi des biens et finance des symbioses industrielles et territoriales ainsi que des projets de lutte contre le gaspillage alimentaire ou d’écogestion de chantiers de construction, de rénovation et de démolition.

En août 2020, Recyc-Québec a annoncé que le Québec deviendrait le premier État en Amérique du Nord à réaliser une évaluation de la circularité de son économie, et ce, en collaboration avec Circle Economy. Cet organisme des Pays-Bas publie annuellement le Global Circularity Gap Report, qui fait le point sur la situation mondiale.

Plusieurs initiatives se déploient aussi directement sur le terrain par l’entremise de Synergie Québec, qui a pour mission de favoriser les symbioses industrielles. Le Conseil régional de l’environnement et du développement durable de l’Outaouais (CREDDO) y travaille déjà depuis 2016. « Nous avons effectué un diagnostic territorial en 2017 pour recenser les déchets non recyclés ou non valorisés de notre région et pour examiner les problèmes, par exemple les résidus de construction ou d’agriculture, qui font désormais l’objet de tables de concertation », explique la conseillère en économie circulaire Nolwenn Beaumont. Le CREDDO offre aussi de l’accompagnement aux entreprises à toutes les phases de l’économie circulaire, de l’écoconception à la valorisation des résidus.

« Nous faisons affaire avec des centres de recherche pour qu’ils analysent certains résidus comme des poudres, des cendres ou des copeaux de bois afin d’en connaître les composantes, puis nous leur trouvons des débouchés », ajoute Maude St-Onge, animatrice en symbiose industrielle au CREDDO. Plusieurs microbrasseries ont par exemple incorporé des fruits imparfaits ou du pain invendu dans leurs recettes, alors que la drêche (un sous-produit de la fabrication de la bière) peut être transformée en aliments pour animaux. Si les municipalités régionales de comté de l’Outaouais sont emballées, les entreprises restent plus difficiles à convaincre. Elles hésitent à bouleverser leurs modèles d’affaires, manquent de connaissances pour intégrer l’économie circulaire à leurs pratiques et n’ont pas toujours les moyens d’investir dans de telles démarches. La taille du territoire pose une autre difficulté. Des symbioses potentielles entre certaines entreprises ont été abandonnées en raison de la distance qui les séparait. En effet, le transport aurait émis trop de gaz à effet de serre. « Nous préparons un projet d’implantation de l’économie circulaire dans un parc industriel afin d’éviter ce problème », précise Nolwenn Beaumont.

Un pas de plus

Bien que l’économie circulaire se structure de plus en plus au Québec, il reste beaucoup de progrès à faire. Prenons l’exemple de la collecte et de la valorisation des emballages. Les entreprises québécoises doivent rembourser l’entièreté des coûts nets des programmes municipaux de recyclage de contenants, d’emballages et d’imprimés qu’elles produisent. C’est ce qu’on appelle la responsabilité élargie des producteurs (REP).

« Pour en arriver à une REP plus complète, il faut toutefois s’assurer que les entreprises ne se contentent pas de financer les municipalités qui offrent le service de collecte et de tri des matières recyclables mais qu’elles participent plus activement à la planification et à la gestion de la fin de vie de leurs emballages », affirme Geneviève Dionne, directrice à l’écoconception et à l’économie circulaire chez Éco Entreprises Québec.

L’harmonisation du choix des matériaux d’emballage entre les entreprises aiderait par exemple à augmenter les quantités de certaines matières recyclables ainsi qu’à accroître leur valeur et leur usage. Des efforts devraient surtout être accomplis dès la conception des biens et des produits. « L’écoconception constitue vraiment le premier levier, car elle permet de s’attaquer en amont au problème de la gestion des déchets en utilisant plus de matières recyclées et recyclables et en éliminant le suremballage », juge Geneviève Dionne. Cela passe notamment par de la collaboration entre les entreprises et les responsables du recyclage afin d’effectuer les bons choix dès le départ.

Christiane Pelchat, PDG de Réseau Environnement, souligne de son côté l’importance d’arrimer davantage les différents intervenants en économie circulaire. « Présentement, on recense beaucoup d’initiatives isolées. On doit cependant établir des plans d’ensemble à l’échelle de territoires et d’industries et créer plus d’alliances entre l’État et les entreprises », croit-elle.

Mme Pelchat appelle d’ailleurs de ses vœux un rôle accru du gouvernement : « L’État se trouve en position non seulement de donner l’exemple mais aussi de générer de la demande pour certaines matières recyclées, illustre-t-elle. Il pourrait par exemple s’assurer que le plastique recyclé représente un certain pourcentage de ses achats, comme il l’a déjà fait pour le papier et le carton recyclés. » Québec a annoncé sa volonté de moderniser la collecte sélective et la consigne. Il envisage également d’exiger que le plastique contenu dans les emballages soit au minimum composé de 15 % de plastique recyclé dès 2024.

Une course à obstacles

Les obstacles ne manquent pas non plus pour entraver l’avancement de l’économie circulaire. Tout d’abord, ce concept demeure très méconnu, notamment au sein des entreprises et de l’État. « Nous sommes en train de nous construire des compétences en économie circulaire au Québec, souligne Daniel Normandin. Cette approche reste cependant trop peu enseignée dans les universités et dans les cégeps4. »

De plus, la valeur sociale de l’économie circulaire ne se reflète pas toujours facilement dans la valeur économique. « Par exemple, l’accès aux matières recyclées s’avère souvent plus complexe que le recours aux matières premières vierges, qui par ailleurs coûtent moins cher, ajoute Emmanuel Raufflet. Or, il n’est pas nécessairement évident de refiler ces coûts aux consommateurs. »

Depuis 2017, la firme Naya n’utilise plus de bouteilles composées de plastique entièrement recyclé. Celles-ci coûtaient environ 20 % plus cher et les consommateurs ne se montraient pas prêts à payer davantage pour ce produit. La valeur des matières recyclables et recyclées compte pour beaucoup dans leur revalorisation. Le cuivre, un des plus beaux exemples de filière circulaire au Québec, est très réutilisé en fin de vie en raison de sa valeur, beaucoup plus élevée que celle du plastique.

Il reste aussi à élaborer des indicateurs économiques capables de refléter la valeur de l’économie circulaire. Les indicateurs actuels sont généralement axés sur les transactions et tiennent peu ou pas du tout compte des coûts évités, des échanges de matières ou de la construction de bien-être. « Si je coupais tous les arbres du mont Royal cette année et que je vendais les billots, ce serait bon pour les indicateurs économiques de Montréal, mais cela constituerait une catastrophe pour le bien-être actuel et futur des Montréalais, illustre M. Raufflet. Nous devons retravailler nos indicateurs. »


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Le plus gros obstacle, selon Daniel Normandin, demeure toutefois l’absence d’un plan de match commun. Le gouvernement libéral avait chargé le GIEC de préparer une feuille de route de l’économie circulaire. Il s’agit d’une notion très répandue dans les pays qui œuvrent activement à cette transition, comme ceux de l’Union européenne et la Chine. Elle sert à élaborer un calendrier d’actions, que des lois et des règlements pourront éventuellement appuyer.

« La prochaine étape consistera à établir une feuille de route avec des cibles et des programmes de soutien pour aider les entreprises et les territoires à travailler dans la même direction plutôt que de manière dispersée. Cela nous fera gagner beaucoup en temps et en efficacité », conclut M. Normandin.


Notes

1 Le CERIEC a repris le mandat de l’Institut EDDEC à l’automne 2020.

2 Voir à ce sujet le texte intitulé « Une transition nécessaire », p. 50-55 du présent numéro.

3 À ne pas confondre avec le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC).

4 Voir à ce sujet le texte intitulé « Le grand défi de la formation », p. 68-71 du présent numéro.