Article publié dans l’édition Hiver 2022 de Gestion

Alors que la pandémie sonne le glas des bureaux physiques, quatre spécialistes expliquent comment créer des lieux de travail flexibles qui permettent d’accroître à la fois la productivité et le sentiment d’appartenance des employés.

«Personne ne devrait être surpris que le télétravail marche à ce point», affirme Réal Jacob, professeur émérite au Département d’entrepreneuriat et innovation de HEC Montréal et spécialiste en gestion du changement. «Les organisations qui avaient implanté le télétravail avant la pandémie, comme Hewlett-Packard, Bell Canada et le gouvernement fédéral, avaient déjà vu leur productivité augmenter de 30%.»

D’autres études arrivent à la même conclusion. Dans un sondage du cabinet international McKinsey & Company réalisé en mai 2021 auprès de 100 cadres, les deux tiers d’entre eux ont affirmé que leur personnel est plus productif grâce au télétravail. «De plus, pour 47% des employés, ce gain est uniquement dû au télétravail», dit Annie-Lou St-Amant, cheffe de projet, engagement, chez McKinsey à Montréal.

L’essor du télétravail remet en question la notion même de lieu de travail fixe, qui devient plutôt un milieu de travail hybride et flexible. Dans ce nouvel environnement, bien des entreprises se demandent comment améliorer la productivité des employés tout en maintenant leur niveau d’engagement et en assurant un contrôle efficace du travail. «On entre dans une réflexion plus stratégique», dit Amy Lui Abel, vice-présidente de la recherche sur le capital humain au Conference Board du Canada.

La fin des bureaux physiques?

Selon Roger L. Martin, conseiller en stratégie et ancien doyen de l’école de gestion Rotman à l’Université de Toronto, les employeurs devront établir ce qui doit être fait au bureau et ce qui est mieux fait ailleurs. Du travail à distance, explique-t-il, il y en a toujours eu, que ce soit de manière synchrone (réunions téléphoniques, vidéoconférences) ou asynchrone (réunions, congrès, travail à la maison). «Historiquement, 80% du boulot était effectué en personne au bureau. Mais la pandémie a démontré que cette proportion est trop élevée. Nous devons donc nous poser les questions suivantes : “Quelles tâches sont mieux faites en personne? Dans quoi faut-il investir?”»

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Télétravail n’est pas synonyme de suppression de bureaux. Avant de se demander comment fonctionner avec moins de lieux physiques, il faudrait d’abord se demander comment faire mieux, selon Annie- Lou St-Amant. «Une entreprise devrait d’abord clarifier ce qu’elle cherche à faire en rassemblant son personnel. Ensuite, on peut se questionner sur l’espace requis pour y arriver.» La consultante donne un exemple : «Se réunir pour les décisions complexes, c’est déjà une bonne raison. Le bureau sert alors à créer des liens, à entretenir une culture commune.» 

Réal Jacob prévoit que beaucoup d’organisations voudront réaménager leurs locaux selon un mode de travail collaboratif. «Et ça ne veut pas nécessairement dire que les lieux de travail seront plus petits», dit-il en citant le cas d’un centre hospitalier québécois où on a reconstruit deux étages pour installer une direction complète. «Dans une logique collaborative, il faudra plus d’espaces ouverts pour faciliter les échanges et la résolution de problèmes en groupe.»

Les experts s’accordent à dire que, dans un milieu de travail hybride, le bureau doit être imaginé en tant que destination plutôt que comme un centre. «Les entreprises doivent organiser des activités expressément pour donner le goût aux employés de se rendre sur place. On ne peut plus présumer que les gens voudront se déplacer tous les jours de la semaine ou certains jours précis juste parce qu’on le leur demande», dit Roger L. Martin.

Pas question, donc, de réunir les employés simplement pour les compter et pour les entendre dire «présent». Les lieux de travail physiques doivent servir à des réunions productives et intéressantes. «Essentiellement, lorsqu’un gestionnaire ramène son équipe au bureau, il doit organiser des activités collectives, comme des réunions d’équipe de travail, des rapports d’avancement ou des états de situation. Les télétravailleurs doivent évidemment être présents, mais ces rencontres doivent valoir le déplacement», dit Réal Jacob.

Les nouvelles «règles d’engagement» 

Pour les gestionnaires, le télétravail va poser de façon aiguë la question de l’«engagement», un anglicisme qui regroupe les notions d’implication, de dévouement, d’identification, d’esprit de corps, de loyauté et de bien-être. Le télétravail et les horaires flexibles ont certes accru la productivité pendant la pandémie, mais à long terme, il faudra autre chose pour nourrir le sentiment d’appartenance du personnel. «On se posait déjà ces questions avant la pandémie, mais la COVID-19 a accéléré la tendance», dit Réal Jacob.

Les motifs de cet engagement varient d’un employé à l’autre ; d’ailleurs, c’est presque du cas par cas, selon Annie- Lou St-Amant. Dans plusieurs de ses études, le cabinet McKinsey & Company a examiné les attitudes des travailleurs : «Tout le monde ne veut pas travailler à distance, et ce, pour diverses raisons.»

Le cliché selon lequel ce sont surtout les jeunes qui réclament la possibilité de faire du télétravail ne tient pas la route. Surprise : bien au contraire, les plus jeunes générations ont une préférence marquée pour le travail en personne. «Ils recherchent des rapports plus directs, explique Mme St-Amant. Le fait d’être privé des conversations avec les collègues et de ne pas pouvoir observer comment les autres se débrouillent limite l’acquisition de compétences.» Les mêmes études de McKinsey ont montré que les travailleurs plus âgés préfèrent également travailler en personne parce que c’est plus simple et plus cordial. Et c’est dans la tranche des 40-50 ans qu’on penche pour le télétravail en raison de sa commodité. «Les chefs d’entreprise qui cherchent à créer des lieux de travail qui fonctionnent pour tout le monde auraient intérêt à tenir compte de ces différences», conseille-t-elle.

Selon Amy Lui Abel, cette question de l’engagement est particulièrement aiguë pour les nouveaux employés : «Ils n’ont pas de réseau solide et les dirigeants doivent trouver des moyens de les aider à en créer un.» «Les chefs d’entreprise doivent apprendre à aller au-devant des gens, déclare Roger L. Martin. Dans l’ancien modèle, les employés étaient présents au bureau, à l’étage. Leurs gestionnaires pouvaient les appeler ou passer leur parler ; ils n’avaient pas d’efforts particuliers à faire ni de temps à investir pour que la communication ait lieu», explique-t-il. Désormais, les gestionnaires doivent organiser des télérencontres régulières pour obtenir ce résultat, fait remarquer Réal Jacob : «Il faut que le gestionnaire ponctue la semaine de travail de rencontres d’équipe pour s’assurer que tout le monde est sur la même longueur d’onde et pour voir qui a besoin d’aide.»

Les paradoxes du télétravail

«Dans beaucoup d’entreprises, à cause du télétravail, on ressent une perte de contact entre collègues et avec les supérieurs hiérarchiques», dit Annie-Lou St-Amant, qui souligne l’effet paradoxal du télétravail. D’un côté, il accroît considérablement le degré d’interaction entre les membres d’une même équipe. Toutefois, de l’autre côté, il réduit les contacts entre les équipes, ce qui affecte la pollinisation croisée. Autrement dit, il n’y a plus d’échanges informels autour de la machine à café ni de remarques spontanées dans le corridor à propos d’un produit ou d’une idée. «D’une certaine manière, l’environnement virtuel est plus contraignant», fait-elle valoir.

«Les cadres nous disent qu’ils doivent maintenant programmer des activités de cohésion d’équipe et de divertissement pour leurs employés. Ils ne peuvent plus supposer que les échanges et la pollinisation croisée des idées se produiront spontanément. Les gens ne décident plus à l’improviste de se réunir pour déjeuner», explique Amy Lui Abel.

En fait, la généralisation du télétravail est en train de créer deux nouvelles classes d’employés : ceux qui sont au bureau tout le temps et ceux qui le sont beaucoup moins ou pas du tout. Ces nouvelles catégories s’accompagnent d’une nouvelle hiérarchisation : «Les dirigeants doivent donc s’assurer que leurs télétravailleurs ne sont pas traités comme des employés de seconde zone par ceux qui sont au bureau», dit Amy Lui Abel.

Cela implique, selon Réal Jacob, que les dirigeants fassent un effort de coordination rigoureux qui aille bien au-delà de la nécessaire compétence en matière de technologies de travail collaboratif. «D’abord, il faut que les télétravailleurs soient bien informés de ce qui se passe au bureau; inversement, les gens du bureau doivent être informés de la contribution des télétravailleurs. Ils doivent aussi organiser des activités de socialisation pour contrer l’effet d’éloignement.» M. Jacob précise que ces façons de faire s’adressent tout particulièrement aux entreprises qui n’avaient pas une forte culture du travail d’équipe avant la pandémie.

Les entreprises devront également revoir leurs pratiques pour les promotions. «Il y a une tendance à négliger les travailleurs à distance, dit Amy Lui Abel. La liste de candidats pour une promotion ne devrait pas être exclusivement constituée d’employés au bureau.»

En fait, ce changement d’attitude concerne tous les aspects d’une carrière, à commencer par l’accueil des recrues. «Ça doit être fait dans un esprit d’inclusion», affirme Mme Abel, selon qui cet accueil devrait se faire sur des écrans individuels par tout le monde, y compris les employés au bureau. «Ça démocratise la communication. Si vous avez certaines personnes dans une pièce ensemble et d’autres sur des appareils chez eux, les travailleurs à distance se sentent exclus.»

Les gestionnaires doivent également devenir des champions dans l’art de la réunion, explique Roger L. Martin : «On doit connaître l’avis d’un certain nombre de personnes qui seront influencées par les décisions, et ces opinions doivent donc être sur la table lorsqu’une entreprise fait un choix», explique-t-il avant d’insister sur l’importance de l’amélioration du processus décisionnel, en particulier dans un contexte de télétravail où la prise de décisions détermine justement une grosse partie des activités. «Prenons le cas d’un constructeur d’automobiles. S’il veut construire beaucoup de voitures, il doit avoir les bons pare-brises, la bonne quantité de rétroviseurs, de blocs-moteurs, etc. Avec des employés, c’est la même chose : on doit comprendre quels sont les éléments nécessaires à un bon processus décisionnel.»

Les cadres comme animateurs

Chose certaine, les vieux modèles traditionnels de gestion par le contrôle ne marcheront plus dans un contexte de télétravail, explique Réal Jacob : «Vous serez dans le pétrin si vous essayez d’appliquer les méthodes habituelles de présence, de surveillance et de contrôle. Il faut passer au mode “engagement et résultats”.»

«Il ne suffit plus de se promener dans le corridor pour s’assurer que le travail avance. Désormais, il faut se demander quels résultats ou quels produits on attend des employés, explique Annie-Lou St-Amant. Si vous êtes clairs là-dessus et si vous suivez la façon dont les gens travaillent, l’endroit où ils le font n’a plus d’importance.»

Les gestionnaires doivent communiquer de manière beaucoup plus transparente à propos de l’organisation même du travail. Mais que dire à une époque où, justement, on ne sait pas comment le travail va s’organiser? L’erreur à ne pas faire est de s’abstenir de communiquer. «Ça renforce l’anxiété, explique Annie-Lou St-Amant. Dire aux employés qu’on ne sait pas est de loin préférable. Le message devrait ressembler à ceci : “Quoi que nous fassions, vous en serez avisés trois mois à l’avance.”»

Une grosse partie du travail des gestionnaires va consister à savoir créer des liens. «Les dirigeants devront faire preuve d’imagination pour parvenir à faire en ligne ce qui se faisait parfois spontanément en personne», dit Amy Lui Abel. Elle les invite à ne pas se gêner pour consulter les plus jeunes, qui ne manquent pas d’idées. Pas besoin de réinventer la roue : il peut suffire d’organiser un repas-partage où chacun apporte un plat, tout simplement. «Les cadres doivent encourager les employés à trouver des idées par eux-mêmes.»

Afin de stimuler la mixité entre des équipes différentes, certaines entreprises offrent un «budget discussion», qui consiste tout simplement à rembourser le café, le repas ou la bière d’employés qui prennent le temps de rencontrer des collègues d’un autre service ou d’une autre équipe. «L’essentiel est d’encourager tout le monde à agir pour favoriser la connectivité», explique Annie-Lou St-Amant.

Il est devenu à la mode d’utiliser les technologies de sondage en ligne pour savoir ce que pense et ressent le personnel, en particulier les télétravailleurs. «Les sondages éclair sont un moyen de rester au courant de la façon dont les gens travaillent», dit Amy Lui Abel. Et cette approche requiert de l’empathie. «Les dirigeants doivent vraiment prendre le temps de comprendre ce que pensent leurs employés pour s’assurer que chacun d’eux ait une voix. Ils doivent veiller à ce que ceux qui ne sont pas dans la pièce ne soient pas traités comme s’ils comptaient moins que les autres et penser aux besoins de toutes les personnes qui assistent à la réunion, qu’elles soient dans la salle ou non.»

En somme, conclut Roger L. Martin, le télétravail va exiger des entreprises qu’elles fassent un peu plus et un peu mieux ce que recommandaient déjà tous les spécialistes en engagement avant la pandémie : «Les gestionnaires doivent modifier certaines choses et s’engager auprès des membres de leur équipe. Ce n’est ni dramatique ni accablant.»