Article publié dans l’édition hiver 2022 de Gestion

Avec la pandémie, les forces et les faiblesses des cultures organisationnelles ont été mises en lumière. Bienveillantes, solidaires, éthiques... Jamais n’aurons-nous eu à ce point conscience de l’importance de la dimension culturelle au sein d’une entreprise! À cet égard, quelles leçons pouvons-nous tirer, à ce jour, de la période de turbulences que nous avons traversée?

L’entreprise n’est pas qu’un lieu de production où les individus réalisent des projets spécifiques et des activités courantes. Elle est aussi un système de création de sens, d’interrelations et d’identification. Dans cette perspective, la culture organisationnelle représente les valeurs, les principes et les croyances qui influent sur le comportement des gens au travail. C’est également elle qui permet de distinguer les comportements acceptables de ceux qui ne le sont pas, une distinction bien différente de celle qu’on pourrait faire entre des comportements performants et d’autres qui ne le seraient pas1.

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À l’origine, la culture est habituellement centrée sur la raison d’être de l’organisation, sur sa stratégie ou sur ses principes entrepreneuriaux. Au fil du temps, des valeurs collectives émergent parce que ce sont celles auxquelles adhère la majorité. Or, elles ne sont pas toujours prônées de façon consciente : si elles sont véhiculées, c’est parce que la direction et ses systèmes organisationnels (évaluation de la performance, processus de promotion, etc.) les acceptent et les reconnaissent comme étant les leurs.

Pour beaucoup d’entreprises, la crise sanitaire a constitué un véritable électrochoc qui les a forcées à s’interroger sur leur propre culture et, de ce fait, à revenir sur leur raison d’être et sur leurs automatismes collectifs. Cependant, pourquoi, malgré tous les efforts investis, certaines organisations ont-elles vu leur culture devenir un obstacle à leur adaptation, alors que d’autres ont réussi à transformer leur culture et à en tirer avantage?

Cohérence et cynisme

Il n’y a pas de réponse simple à cette question. Chose certaine, l’harmonisation réfléchie des valeurs de la majorité du personnel et des réalités du climat de travail avec le système culturel de l’organisation est une condition essentielle au succès d’une transformation. Habituellement, il est facile de déterminer si des actions particulières ont eu des répercussions davantage négatives que positives. La mesure du degré de cynisme occasionné par des messages diffusés à l’interne constitue une bonne manière de le savoir.

Le cynisme peut avoir deux causes. La première se manifeste lorsque les valeurs véhiculées ne concordent pas avec le climat de travail ambiant. Ainsi, on peut être surpris par la réaction de cynisme des employés lorsque, par exemple, la direction leur rappelle l’importance de l’engagement, alors que la plupart d’entre eux estiment que la direction les a récemment laissés tomber.

La deuxième cause du cynisme apparaît lorsque les valeurs véhiculées ne sont pas en harmonie avec le système culturel établi. Par exemple, il n’est pas certain que la direction d’une entreprise recevrait des commentaires positifs si elle annonçait subitement son intention d’instituer une culture collaborative. Une telle transformation ne doit pas se limiter à un simple travail de communication à propos de valeurs collaboratives : elle doit plutôt proposer la redéfinition de certains processus clés qui servent d’appui aux comportements collaboratifs recherchés. En effet, si une valeur est à ce point importante qu’elle doit faire partie de la culture organisationnelle, l’entreprise devra alors modifier ou créer des processus d’où pourront émerger des exemples concrets et des symboles significatifs de cette culture.

Sans cela, comment un travailleur peut-il réagir à l’annonce d’une transformation culturelle et collaborative si sa rétribution et si ses chances d’avancement demeurent avant tout déterminées par ses années d’ancienneté et par sa productivité individuelle? Dans plusieurs cas – mais pas dans tous les cas –, une telle annonce provoque une adhésion de surface à un discours collaboratif tout en entretenant certains comportements individuels influencés par les systèmes déjà établis.

La culture de bienveillance en temps de crise

Pendant la pandémie, on a abondamment parlé de solidarité, de collaboration et de bienveillance. Ces trois valeurs sont devenues des outils largement utilisés pour nous permettre de traverser la tempête, que ce soit sur le plan personnel ou collectif. En ce sens, les entreprises n’ont eu d’autre choix que de monter à bord du train en centralisant leurs communications autour de ces valeurs, et ce, afin de les inclure dans leur culture organisationnelle. L’adoption d’un discours de bienveillance lors de rencontres est une chose ; la création et le maintien d’une véritable culture de bienveillance en entreprise en sont une autre.

Cela suppose en effet que l’organisation accepte le fait que, dans plusieurs cas, le bien-être des gens – employés et gestionnaires – puisse passer avant d’autres valeurs, par exemple l’excellence et l’expérience client. Les processus et les procédures en vigueur doivent également s’arrimer à ce changement culturel.

Sur le terrain, les manifestations d’une telle culture peuvent être variées. Ainsi, par souci de bienveillance et de solidarité, un employé peut décider de se charger personnellement de la requête d’un client parce que l’équipe responsable de ces questions est débordée et fatiguée, alors qu’il pourrait fort bien refuser, par souci de productivité personnelle, d’ajouter cette tâche à son horaire déjà chargé. En agissant de la sorte, il accorde la priorité à la valeur de la bienveillance plutôt qu’à celle de l’expérience client, en vertu de laquelle il est préférable de laisser place aux processus expérientiels et à l’expertise des membres de cette équipe compétente et dévouée. Par conséquent, faire preuve d’une plus grande bienveillance dans les interactions quotidiennes est bien différent d’une véritable culture bienveillante qui imprègne toutes les sphères de l’organisation.

Les clés du succès

Les entreprises qui ont réussi à transformer leur culture pour relever les défis de la pandémie ont tout d’abord su distinguer, d’une part, les résultats obtenus en ce qui a trait au climat de travail et, d’autre part, les résultats attribuables aux valeurs culturelles proposées. Les transformations liées à ces valeurs culturelles ont certes nécessité des interventions de plus grande ampleur. Les entreprises les plus performantes ont été capables de créer ou d’harmoniser des processus et des systèmes destinés à servir d’appui aux nouvelles valeurs culturelles. Durant la crise sanitaire, les entreprises déjà dotées de processus favorables aux comportements bienveillants – ou qui ont investi temps et énergie pour les adapter à ce discours de bienveillance – ont fort probablement pu intégrer ces nouveaux comportements à leur culture. En revanche, pour les organisations qui se sont tout simplement contentées de rappeler ces valeurs dans leurs messages diffusés à l’interne, cette intégration a pu s’avérer plus difficile.

La crise que nous avons connue a peut-être accéléré plusieurs changements, y compris certaines transformations culturelles. Par exemple, après avoir diagnostiqué, au sein de ses équipes, de la fatigue aiguë, un degré d’anxiété élevé, un sentiment d’isolement généralisé et une grande démotivation, la direction d’une entreprise de services québécoise a entrepris un exercice de communication lors duquel elle a mis l’accent sur l’urgence d’adopter des valeurs comme la bienveillance. Cette annonce a été suivie par l’adoption de plusieurs processus où les comportements bienveillants sont prioritaires. Parmi ces processus, mentionnons des micro-sondages fréquents destinés à poursuivre le dialogue sur les questions de bien-être et de performance, la mise en œuvre de mécanismes de leadership partagé dans plusieurs équipes et la création de cellules chargées de prendre soin de tout un chacun. À ce jour, des leaders ont émergé de ces initiatives et ont obtenu des promotions et de plus grandes responsabilités. Il n’en fallait pas plus pour que les valeurs récemment insufflées soient davantage comprises et acceptées par les membres de leur équipe.

Cet exemple parmi d’autres illustre bien les récents projets d’harmonisation culturelle réussis. Le secret? Selon nos observations, toutes les organisations concernées ont su maintenir la cohérence entre les valeurs véhiculées, les réalités du climat de travail et certains processus destinés à soutenir la culture organisationnelle.

Mais ce n’est pas tout : l’instauration d’une formule hybride de travail force à repenser le rôle du lieu même de l’entreprise ainsi que la façon dont se vit la culture organisationnelle au quotidien. Au moment même où la course aux talents s’accélère, la capacité des organisations à orienter efficacement leur culture sera au cœur de toute démarche de transformation.


Note

1- Pour en apprendre davantage sur ce sujet, les lecteurs pourront notamment consulter les travaux d’Edgar H. Schein, ancien professeur à la MIT Sloan School of Management.