Article publié dans l’édition Hiver 2022 de Gestion

La transformation numérique est devenue un passage obligé vers le renforcement de la capacité d’innovation. Cependant, ce virage continue de désemparer plusieurs dirigeants de sociétés, qui ne savent pas par quel bout le prendre. Et si cette révolution était moins numérique que mentale?

Si la notion de transformation numérique est sur toutes les lèvres depuis un bon moment déjà, les gens ne saisissent pas toujours son ampleur réelle. «On en entend souvent parler sous l’angle de projets, mais c’est une évolution bien plus fondamentale, qui touche tous les aspects de l’entreprise», prévient Camille Grange, professeure agrégée au Département de technologies de l’information de HEC Montréal.

Elle rappelle les progrès phénoménaux qu’ont connus les fondations technologiques ces dernières années, ce qui a décuplé les capacités de stockage et de traitement de l’information (intelligence artificielle, apprentissage automatique), la puissance des réseaux (5G), les types d’interfaces (vocales), etc. Au cœur de toutes ces technologies se trouvent les données ainsi que les moyens de les collecter, de les conserver, de les protéger et de les exploiter.

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Cette série de changements fondamentaux constitue l’innovation motrice, qui stimule l’évolution des organisations. «Elle force les gestionnaires à se positionner par rapport à ces bouleversements et à bien entrevoir les possibilités et les menaces qui les accompagnent, poursuit Camille Grange. Ils doivent élaborer des réponses adéquates à ces pressions.»

Révolution copernicienne

Luc de Brabandere, cofondateur de l’agence belge Cartoonbase, a écrit plusieurs ouvrages sur la transformation numérique et sur la créativité. Il déplore que trop de dirigeants de sociétés persistent à tenter d’adapter leur modèle existant plutôt que de le métamorphoser. «Le défi consiste moins à ajouter des outils puissants au modèle d’affaires actuel qu’à réinventer l’entreprise dans ce nouveau monde numérique», souligne-t-il.

La grande révolution copernicienne de la transformation numérique, c’est la place qu’y occupent les données. Pour bien comprendre cette réalité, il invite à imaginer que les producteurs d’eau gazeuse voient deux bouteilles devant eux. Si la première est remplie d’eau, la seconde – virtuelle – contient toute l’information au sujet de la bouteille d’eau (où elle se trouve, qui la boit, combien ce consommateur l’a payée, s’il s’agit d’un nouveau client, si l’a aimée, qui est le concurrent, etc.).

La bouteille virtuelle vaut bien plus cher que l’autre et certains l’ont compris. Perrier, par exemple, n’est plus un producteur d’eau minérale qui tente de gérer son information mais une société de mégadonnées active dans le secteur de l’eau minérale. «C’est ça, la révolution : admettre que l’information et non la matière trône désormais au cœur de l’activité de l’entreprise et que les rivaux de Perrier ne sont plus seulement San Pellegrino ou Évian mais tous ceux qui œuvrent dans la grande distribution et qui disposent des mêmes données», conclut Luc de Brabandere.

La résilience grâce à l’innovation

Ataman Ozyildirim, directeur principal des questions économiques au Conference Board des États-Unis, reconnaît que la transformation numérique pose un grand défi : «Elle exige un nouvel état d’esprit, adapté au monde numérique, mais celui-ci demeure relativement jeune, souligne- t-il. Bien sûr, il y a de plus en plus de gens qui sont nés dans un monde numérique, mais il en reste aussi beaucoup qui ont étudié et amorcé leur carrière avant cette révolution.»

Cela n’empêche pas les dirigeants d’être dans l’ensemble très préoccupés par les répercussions du numérique. Dans le plus récent sondage C-Suite Challenge du Conference Board américain1, l’accélération de la transformation numérique, l’amélioration des capacités d’innovation et les modifications aux modèles d’affaires représentent les trois défis auxquels les dirigeants interrogés accordent le plus d’attention et d’efforts.

Au Québec, une enquête Léger publiée en février 2021 par la firme de consultation en management Talsom a révélé que 94% des dirigeants d’entreprise jugent la transformation numérique importante et que 84% d’entre eux croient que leur organisation s’exposera à des risques si elle n’accélère pas la cadence de ces changements. Le gouvernement du Québec se montre lui aussi sensible à cette question : il a notamment annoncé, en mars 2021, un investissement de 130 millions de dollars sur deux ans dans le cadre de son «Offensive de transformation numérique», qui vise à aider les entreprises à concrétiser des projets de ce type.

«La pandémie n’est pas étrangère à cet état d’esprit, analyse Ataman Ozyildirim. Les entreprises ont dû s’adapter très vite et la technologie a joué un grand rôle. Cela a permis de vaincre plus rapidement les résistances ou les doutes devant l’urgence de la transformation numérique dans certaines organisations et de créer un climat favorable à l’innovation.»

D’ailleurs, les entreprises dont le virage numérique était déjà bien amorcé ont mieux tenu le coup pendant la crise : elles ont pu innover et parfois même faire pivoter leur modèle d’affaires assez promptement. «Cela démontre que plus on innove, plus on devient efficace dans cette activité, affirme Laurent Simon, professeur titulaire au Département d’entrepreneuriat et innovation de HEC Montréal. Avec le temps, on développe une pratique et une culture d’innovation qui nous rendent plus agiles.»

Le paradoxe, selon M. Simon, réside dans le fait qu’on doit commencer à innover avant d’en ressentir le besoin : cette capacité organisationnelle doit être déjà acquise lorsque les changements deviennent plus urgents.

Les cinq caractéristiques essentielles du leader innovant

1. Cohérence

«Le discours qui prétend que l’innovation a une importance stratégique doit se traduire en actions concrètes dans l’entreprise, notamment l’allocation de temps, d’investissements, d’espace et de ressources humaines. L’innovation doit être perçue comme une activité normale et valorisée au sein de l’organisation.» – Laurent Simon, HEC Montréal

2. Connaissance

«Les dirigeants doivent s’entourer de gens qui comprennent les technologies numériques, qui voient comment elles peuvent créer de la valeur, ainsi que d’experts capables de bien structurer les projets d’innovation.» – Éric Aubailly, BDO

3. Pensée stratégique

«Plutôt qu’une vision par projet, les dirigeants doivent avoir une vision à long terme et à 360 degrés de la transformation numérique tout en s’informant de l’évolution des technologies, qui présentent sans cesse de nouvelles occasions d’affaires et des menaces inédites.» – Camille Grange, HEC Montréal

«Les efforts doivent s’orienter vers quelques enjeux stratégiques qui imposent un devoir absolu d’innovation. Ils doivent être structurés dans des processus bien définis.» – Laurent Simon, HEC Montréal

4. Communication

«Les compétences relationnelles sont essentielles. L’innovation exige aussi des capacités de communication, de résolution de problèmes et de résolution de conflits, pas seulement des compétences scientifiques et techniques.» – Ataman Ozyildirim, Conference Board des États-Unis

5. Ouverture

«Le plus gros blocage devant la transformation numérique est mental : c’est le refus ou l’ignorance de sa nécessité. Lorsqu’un dirigeant admet qu’il y a eu un changement de paradigme et accepte les nouvelles règles du jeu, il voit son entreprise sous un autre angle. Les décisions d’innovation découlent de cette évolution.» – Luc de Brabandere, Cartoonbase

Savoir où on va

Mais justement, par où commencer? Faut-il se lancer dans de petits projets ou dans une grande aventure transversale? Y a-t-il des technologies à favoriser? Pour Éric Aubailly, associé et leader national des services-conseils de la firme BDO à Montréal, les réponses à ces questions varient et dépendent en grande partie de deux facteurs : le stade de maturité numérique de l’entreprise et ses objectifs commerciaux.

«La planification est cruciale et les dirigeants doivent apprendre à formuler des visions d’entreprise qui comportent dès le départ l’ensemble des défis et des occasions inhérents au numérique, croit M. Aubailly. On ne peut plus penser à des stratégies d’affaires sans intégrer ce volet.»

Or, la transformation numérique entraîne des changements transversaux. Un manufacturier qui se lance dans la vente directe en ligne passe d’un modèle où il livrait de grosses quantités à certains endroits à un autre modèle dans lequel il doit acheminer en continu de petites quantités à un grand nombre de clients. Le nouveau canal exige de réinventer la chaîne d’approvisionnement, la production, la gestion de l’inventaire, la distribution, le marketing, la gestion des médias sociaux et du site Web, la gestion financière et comptable, etc.

La nécessité de planifier peut sembler évidente, mais dans la pratique, plusieurs la négligent. La firme Talsom a récemment rappelé qu’au Canada, à peine 59% des entreprises sont dotées à la fois d’un outil de planification financière et d’un outil de planification stratégique en ce qui a trait à leur transformation numérique. Au Québec, 6% d’entre elles n’ont aucun de ces deux outils à leur disposition2.

Vaincre sa propre résistance

Les dirigeants hésitent aussi quant aux ressources financières à consacrer à la transformation numérique. «Lorsque nous accompagnons une entreprise, nous comparons généralement son niveau d’investissement dans les technologies au cours des années précédentes à des moyennes du marché afin de voir si elle a accumulé du retard ou si elle a pris de l’avance», poursuit Éric Aubailly.

Cet examen s’effectue également sur le plan qualitatif, c’est-à-dire en évaluant les systèmes informatiques en service (notamment en ce qui a trait à leur degré d’intégration), le stade d’automatisation des processus et la capacité de générer de la valeur à partir des données de l’organisation.

Bien sûr, on peut souvent analyser un investissement numérique par rapport à un retour sur investissement. «Mais lorsqu’on implante un outil technologique central, par exemple un progiciel de gestion intégrée, on n’en connaît pas nécessairement le retour sur investissement et, parfois, on n’en aura pas, prévient Éric Aubailly. Pourtant, c’est une fondation incontournable qui servira de base à d’autres innovations technologiques, lesquelles procureront un retour sur investissement.»

Les dirigeants font valoir plusieurs raisons pour retarder la transformation numérique : difficultés d’harmonisation avec le modèle d’affaires, manque de temps, ressources compétentes insuffisantes. Toutefois, selon Luc de Brabandere, ce blocage reste plutôt d’ordre mental : «La créativité exige de modifier sa manière de voir la réalité, affirme-t-il. Lorsqu’un dirigeant parvient à casser sa vision de son entreprise et à accepter un vrai changement de paradigme, la prise de décision liée à la transformation numérique se simplifie beaucoup.»


Notes

1- «C-Suite Challenge 2021TM: Leading in a post- COVID-19 recovery» (baladodiffusion), Conference Board des États-Unis, 16 février 2021.

2- Ricoul, S., «L’évolution de la transformation numérique vue sur trois ans» (article en ligne), Talsom, 27 juillet 2021.