Article publié dans l'édition Hiver 2022 de Gestion 

Il y a dix ans cette année, Mark Kramer et Michael Porter, deux professeurs de l’université Harvard, présentaient le modèle de la création de valeur partagée (CVP) dans un article de la Harvard Business Review. Toujours d’actualité aujourd’hui, ce concept a redéfini la place de l’entreprise dans la société tout en cherchant à la rendre plus innovante et plus profitable .

Au cœur de la CVP se trouve l’idée selon laquelle la compétitivité d’une entreprise et la santé des communautés sont interdépendantes et, surtout, que c’est en distinguant bien ces interconnexions et en capitalisant sur celles-ci que les dirigeants peuvent générer de la croissance.«Ce modèle porte sur les stratégies d’affaires : il s’agit de savoir comment une entreprise peut produire des bienfaits sociaux et environnementaux tout en retirant des bénéfices tangibles, notamment devenir plus profitable, innover ou percer de nouveaux marchés», résume Mark Kramer.

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Kramer donne l’exemple d’assureurs qui offrent des outils pour aider leurs assurés à rester en bonne santé ou encore celui de firmes pharmaceutiques qui œuvrent à l’amélioration des systèmes de santé dans les pays émergents, ce qui leur permet d’y vendre également leurs produits.

Un état d’esprit à changer

Selon Mark Kramer, les entreprises peuvent créer de la valeur partagée de trois manières différentes :

  1. en élaborant des produits et des services innovants, à l’instar de Tesla avec sa voiture électrique;
  2. en repensant la productivité dans leur chaîne de valeur, ce qu’illustre bien la question de la distribution dans l’exemple de l’industrie pharmaceutique cité précédemment;
  3. en renforçant les communautés où elles évoluent, par exemple en améliorant la qualité des systèmes d’éducation, en faisant appel à des fournisseurs locaux, en contribuant à la création d’infrastructures et à leur maintien, etc.

Mark Kramer distingue la CVP des deux concepts suivants : le capitalisme des parties prenantes (CPP) et la responsabilité sociale des entreprises. Le CPP vise à produire des effets positifs pour les employés, pour les actionnaires, pour les fournisseurs et pour les communautés, mais sans nécessairement en faire un vecteur de création de valeur. La responsabilité sociale des entreprises, quant à elle, découle de la volonté de se conformer aux règles et de ne pas causer de dommages, mais sans non plus harnacher ce mode de fonctionnement à la création de valeur. Selon Mark Kramer et Michael Porter, l'intention de «faire le bien» doit toujours aller de pair avec la création de valeur.

Or, cette nouvelle approche pose un défi d’ordre culturel : «Traditionnellement, l’entreprise n’aidait pas directement la société, rappelle Mark Kramer. Lorsqu’elle le faisait, c’était généralement en appuyant des organismes à but non lucratif.» Plus récemment, les firmes ont consacré davantage de temps à l’atténuation des effets négatifs de leurs activités. Mais la CVP exige d’avoir une incidence sociale et environnementale positive qui, en plus, procure de la valeur aux entreprises.

«Bien souvent, les dirigeants sont encore évalués et même rémunérés en fonction du rendement financier qu’ils ont permis de réaliser à court terme, mais les bienfaits de la CVP peuvent prendre plusieurs années avant de se manifester, note-t-il. Il faut donc modifier les attentes envers les dirigeants si on souhaite qu’ils optent pour des stratégies à plus long terme.»

Vision à long terme

La CVP, tout comme le CPP, prend le contre-pied de la vision néolibérale de l’entreprise telle que formulée dans un célèbre article de l’économiste américain Milton Friedman publié en 19701. Il y soutenait que la seule responsabilité sociale des entreprises consiste à accroître leurs profits et à générer de la valeur pour leurs actionnaires.

«C’est justement en réaction à un patronat français très conservateur et peu préoccupé par les aspirations des salariés et des citoyens que l’association Entreprise et Progrès (E&P) a été créée dès 1970», rappelle André Coupet, auteur du livre Vers une entreprise progressiste2 et vice-président de cette association. Déjà à l’époque, le cofondateur d’E&P, Antoine Riboud (1918-2002) – futur président de Danone et précurseur du développement durable –, avançait l’idée selon laquelle les entreprises devaient trouver leur raison d’être dans leur utilité sociale.

«Les concepts du CPP et de la CVP se rejoignent dans notre approche», affirme André Coupet. L’entreprise doit adopter un modèle d’affaires qui tienne compte des parties prenantes à la fois internes, tels les actionnaires et les employés, et externes, comme les clients, les fournisseurs et les communautés, tout en restant lucratif. «Sans profits, il n’y a aucune possibilité de réaliser des investissements aux effets positifs pour les parties prenantes, poursuit-il. L’entreprise doit demeurer en santé pour jouer son rôle social.»

André Coupet croit cependant que les firmes doivent cesser de viser les rendements à très court terme et favoriser leur santé à moyen et long terme. Un gros investissement en formation ou en appui à l’innovation chez des fournisseurs, par exemple, peut se traduire par une baisse des profits sur une année, mais l’effet à long terme sera positif.

Une question de conviction

André Buisson, président-directeur général de la Société Laurentide, reconnaît qu’il y a toujours une part d’acte de foi dans les projets d’innovation qui ont pour but d’avoir des effets sociaux ou environnementaux positifs. Fondée il y a 70 ans à Shawinigan, cette firme exploite l’entreprise manufacturière Peinture Laurentide ainsi que la société Laurentide Re/sources, qui récupère et revalorise des ampoules fluo compactes, des piles usagées et des huiles usées au Québec. Elle est engagée depuis longtemps dans des projets de développement durable et appuie des fournisseurs locaux.

Lorsque Peinture Laurentide a décidé de modifier la composition de ses revêtements extérieurs pour les portes et fenêtres en remplaçant les solvants par des produits à base d’eau, ça n’a pas été simple : la technologie n’était pas encore tout à fait au point, sans compter que les nouveaux produits coûtaient un peu plus cher et compliquaient l’approvisionnement. Même leur fabrication et leur utilisation étaient différentes.

«Nous avons dû offrir de la formation et faire beaucoup de promotion, mais ça nous a permis de nous positionner comme des précurseurs sur le marché. Cela a donc été profitable pour l’environnement et pour nous, souligne André Buisson. Ce genre d’initiative nous donne aussi une bonne image en tant qu’employeur. Les gens ont envie de travailler pour notre entreprise parce que nous nous soucions de l’environnement et de nos communautés.»

De lents progrès

L’approche CVP a fait des adeptes jusqu’en Australie, où le Shared Value Project a été lancé en 2014. Cette association a appuyé la création de Shared Value Hong Kong et participe à un réseau actif en Afrique et en Inde.

«Notre rôle principal consiste à promouvoir le mouvement CVP tout en éduquant les entreprises à son sujet, explique la présidente-directrice générale Sarah Downie. Au départ, nous faisions beaucoup de sensibilisation, mais nous recevons de plus en plus de demandes d’entreprises convaincues qui cherchent à obtenir un appui concret pour implanter cette approche.»

Toutefois, ce mouvement n’a pas encore percé à l’échelle d’un secteur d’activité au grand complet ou d’un territoire entier. «La CVP constitue une approche transversale et prend du temps à réaliser, reconnaît Sarah Downie. Les entreprises que nous tentons de rallier sont souvent des multinationales, chez lesquelles les grands changements ne sont jamais faciles.»

D’autant que la valeur qui découle de cette stratégie et des investissements qui y sont rattachés peut prendre du temps à apparaître. Est-ce à dire que la CVP demeurera difficile à accepter pour les entreprises cotées en Bourse, qui doivent rencontrer des cibles de rendement trimestrielles? «Il y a dix ans, j’aurais répondu oui, mais maintenant les actionnaires et investisseurs deviennent beaucoup plus soucieux de la manière dont les entreprises gèrent les risques sociétaux ou environnementaux, ce qui met une certaine pression sur les dirigeants», avance-t-elle.

Voie d’avenir ou voie d’évitement?

L’approche CVP n’a pas que des partisans : cette réforme du modèle capitaliste apparaît trop lente aux yeux de plusieurs et surtout insuffisante pour répondre aux défis sociaux et environnementaux de l’heure. «La CVP, tout comme le CPP, reste dans une logique capitaliste de production, de commercialisation et de profits, mais elle essaie d’élargir la définition des critères de performance pour inclure des aspects sociaux, environnementaux et de gouvernance », analyse Luciano Barin Cruz, professeur titulaire au Département de management de HEC Montréal. « On ne sait pas du tout si ce type de réforme sera assez fondamental pour régler tous nos problèmes.»

Il ajoute que le virage vers le CPP ou, plus rarement, vers la CVP s’accélère en réaction à des mouvements sociaux de plus en plus revendicateurs : «Cela fait craindre que, dans certains cas, on n’assiste en fait qu’à des exercices de relations publiques destinés à atténuer ces pressions», note-t-il.

En 2019, l’engagement de la Business Roundtable en faveur du CPP, signé par 181 PDG – dont plusieurs dirigeants d’entreprises actives dans le domaine pétrolier, dans le secteur bancaire, dans l’industrie automobile et même dans la production d’armement –, a suscité bien des doutes. «La plupart des signataires n’ont même pas consulté leur conseil d’administration, ce qui indique bien que cette démarche n’est pas très sérieuse», s’attriste Mark Kramer. Un rapport publié en 2020 par la firme KKS Advisors3 a révélé que les entreprises signataires avaient non seulement fait piètre figure depuis le début de la pandémie en ce qui a trait à la protection des emplois, au respect des droits de leurs travailleurs et à la sécurité au travail mais qu’elles n’avaient pas non plus avancé vers l’égalité des genres ou vers une meilleure représentation de la diversité.

Selon Luciano Barin Cruz, les entreprises doivent dépasser la simple volonté d’éliminer leurs effets négatifs ou de paraître sous leur meilleur jour. Elles doivent véritablement intégrer ces nouveaux objectifs à leurs modèles d’affaires d’une manière qui permette de créer de la valeur. Mais cela pose de nombreux défis d’ordre culturel, organisationnel et opérationnel.

«Pendant longtemps, la mission des entreprises s’est limitée à générer des profits, alors qu’on leur demande maintenant d’avoir des effets environnementaux et sociaux positifs, et ce, sans sacrifier le rendement financier, illustre M. Barin Cruz. Ce n’est pas évident, mais en adoptant de bonnes stratégies, on peut obtenir des résultats très intéressants.»


Notes

1- Friedman, M., «A Friedman doctrine – The social responsibility of business is to increase its profits», The New York Times, 13 septembre 1970.

2- Coupet, A., Vers une entreprise progressiste – Le modèle pour basculer dans un capitalisme humaniste au service des parties prenantes, Frelighsburg, Éditions Paris-Québec, 2020.

3- Ward, B., et Bufalari, V., «COVID-19 and inequality: A test of corporate purpose» (rapport en ligne), KKS Advisors, septembre 2020, 98 pages.