Article publié dans l'édition été 2018 de Gestion

De Vancouver à Doha, au Qatar, en passant par Bakou, en Azerbaïdjan, La Vie en Rose a su séduire et s’établir comme un incontournable de la lingerie fine. D’ici quatre ans, le détaillant montréalais souhaite doubler à la fois le nombre de ses magasins à l’étranger, ses effectifs et son chiffre d’affaires. Quelles leçons peut-on tirer de ce succès ?

La vie en rose et bikini village en quelques chiffresC’est une histoire qu’on a souvent entendue et qui fait rêver : un fabricant de sous-vêtements féminins décide un jour d’ouvrir des boutiques dans des pays conservateurs comme l’Arabie Saoudite. Contre toute attente, il connaît une réussite commerciale phénoménale. Et pourtant, en y regardant de plus près, les circonstances entourant l’aventure à forte croissance de La Vie en Rose au Moyen-Orient sont assez banales : c’est en fait un marchand saoudien qui, intéressé aux produits de la marque, a proposé de les vendre là-bas.

Si ce plan de séduction des marchés du Moyen-Orient n’a pas été conçu de A à Z par le principal intéressé, quel est donc le véritable secret du succès de La Vie en Rose et de son président, François Roberge ?

« Une exécution parfaite soutenue par une forte passion », dit-il. L’homme d’affaires se laisse aussi guider par un court aphorisme qu’ont adopté ses équipes et qui, à son sens, résume bien la recette de la réussite dans le commerce de détail : grandir ou mourir. Et grandir il a su. Quand il a racheté La Vie en Rose, en 1996, pour la somme de 2,4 millions de dollars, l’entreprise accusait un déficit de 700 000 $ et ne comptait que 23 points de vente. Aujourd’hui, son chiffre d’affaires flirte avec le tiers de milliard. Le nombre de magasins est passé à plus de 275. Et même à une époque où le web est sur toutes les lèvres, l’entreprise continue de miser sur la brique et sur le mortier. Il y a deux ans, elle a investi 14 millions pour ouvrir ou rajeunir des boutiques uniquement au Canada. L’an dernier : 21 millions. Cette année : 20 millions.

« Pourquoi Google, Microsoft et Samsung ouvrent-elles des magasins ? Parce que l’être humain est grégaire! Nous avons toujours besoin d’avoir un contact avec le client », dit François Roberge.

Au Canada, La Vie en Rose a surtout ciblé les périphéries et les petites villes. Pourquoi ? Parce que les subtilités du marché canadien échappent aux grands détaillants qui viennent d’ailleurs, comme Victoria’s Secret. Même de plus petits joueurs, comme La Senza, se retirent parfois des centres commerciaux régionaux. Pour plusieurs d’entre eux, le Canada se résume à six grandes villes. Pour François Roberge, c’est un vaste éventail de petits marchés ultrarentables.

« Quand on ouvre une boutique à Rouyn-Noranda, comme on l’a fait en mars, on devient la destination lingerie de la région, dit François Roberge. On a fait une ouverture de fous, là-bas, ç’a été extraordinaire. »

En magasin, rien n’est épargné pour peaufiner l’expérience client. Ainsi, la direction a récemment sensibilisé ses équipes en boutique à l’importance de fidéliser les clients qui retournent des articles achetés en ligne. « Dans bien des magasins, on vous regarderait plutôt avec une expression qui dirait ceci : “ah non! Pas encore un maudit retour web !” », illustre François Roberge.

L’entreprise se consacre aussi aux aspects sensoriels tels que l’image et la présentation des produits. Sauf que tout ce travail sur l’expérience client s’avère parfois fastidieux pour le personnel en boutique, qui doit réceptionner de nouvelles marchandises aux six semaines, réaliser l’étalage des produits et assurer l’étiquetage pour bien différencier les styles. Conséquence? Le nombre d’heures non productives augmente d’année en année.

« Les employés ont moins de temps pour vendre », explique Amélia di Liello- Roberge, fille de François Roberge, qui œuvre à titre d’analyste en marchandisage et en processus de la chaîne d’approvisionnement.

Afin d’optimiser les façons de faire, aucun détail n’est négligé. « J’ai par exemple demandé à nos fournisseurs de nous envoyer les hauts de maillots avec les bretelles au plus serré, dit Amélia di Liello-Roberge. Pour soigner la présentation, les employées en boutique devaient le faire elles-mêmes auparavant. Plusieurs petites améliorations à la chaîne d’approvisionnement comme celle-ci font toute une différence au bout du compte. »

Toujours plus loin

À l’international, l’histoire de La Vie en Rose est aujourd’hui bien connue. Après le début de son aventure internationale en Arabie Saoudite, en 2004, elle a conquis plusieurs pays du Moyen- orient, notamment les Émirats arabes unis, le Koweït, le Qatar et la Jordanie. De nos jours, l’entreprise sent qu’elle couvre suffisamment cette région et souhaite ainsi passer à la deuxième phase de son expansion internationale. En priorité, elle ciblera les États-Unis, la Chine, la Russie et l’Inde. À plus long terme, les dirigeants de la firme aimeraient avoir des boutiques sur tous les continents.

Savoir planifier est cependant crucial. Comme une entente contractuelle prend au moins deux ans et demi à négocier, une firme qui veut percer sur la scène mondiale doit donc s’y prendre longtemps d’avance. Ainsi, pour réaliser ses ambitions, l’entreprise étudie depuis plusieurs mois déjà les meilleures manières de s’attaquer à ses nouveaux marchés cibles.

Si l’expansion du détaillant a été couronnée de succès à ce jour, grandir ne se fait jamais sans quelques douleurs de croissance. En 2010, par exemple, l’expérience de La Vie en Rose au Vietnam a fait chou blanc. « Faire affaire à l’international s’accompagne parfois de défis géopolitiques et de risques d’instabilité, aucun doute là-dessus, dit François Roberge. Mais normalement, le risque, c’est payant. »

Le commerce dans le sang

Paul Delage Roberge, l’oncle de François Roberge, a été le propriétaire des boutiques San Francisco et Les Ailes de la mode, qui ont connu un grand succès avant de se mettre sous la protection de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies, en 2003. L’homme d’affaires a tout perdu. « C’est lui qui m’a donné ma chance quand je suis arrivé à Montréal, en 1981, dit François Roberge. Il m’a engagé comme camionneur et m’a formé comme marchand. C’est même lui qui m’a forcé à retourner à l’école, à l’université, alors que je n’avais qu’un diplôme de secondaire. »

François Roberge a gravi les échelons de l’entreprise de son oncle jusqu’en 1995, lorsqu’il est parti pour acheter La Vie en Rose. « Ce qui est arrivé à mon oncle, c’est triste, mais c’est comme ça, dit-il. Le commerce de détail est un monde qui ne pardonne pas. Je suis très reconnaissant de ce que j’ai et j’essaie autant que possible de rester à l’écoute de mes clients. »


Un rachat rentable

Façade Bikini VillageEn 2014, La Vie en Rose a racheté Bikini Village pour la somme de quatre mil- lions de dollars. L’année précédente, cette entreprise avait perdu cinq millions sur des ventes de 35 millions. Pourtant, François Roberge en parle comme de sa deuxième mine d’or après La Vie en Rose. Pourquoi ? Parce qu’il croit au potentiel de la chaîne de devenir un leader mondial dans le domaine du maillot de bain.

Depuis mars 2017, c’est son fils, Roméo di Liello-Roberge, qui, en tant que directeur général, a la responsabilité de cette mission.

Afin de remettre Bikini Village sur pied, de gros efforts ont été déployés. La direction a d’abord dû résoudre le problème de l’inventaire dont elle avait hérité : en plus d’être difficile à écouler parce qu’il commençait à se faire vieux, il occupait trop de place en magasin, nuisant ainsi à l’introduction de nouvelles collections. Mais en janvier 2018, l’entreprise a enfin vendu les derniers articles de ce lot.

Cygne gonflé doré offert par Bikini VillageBikini Village a également revu sa stratégie marketing pour récompenser les meilleurs clients. Un exemple du côté ludique de l’entreprise : on offrait récemment un gros cygne doré gonflable d’une valeur de 125 $ aux clients dont les achats dépassaient les 300 $ afin qu’ils s'en servent comme fauteuil flottant dans leur piscine.

« Dans le commerce de détail, c’est inhabituel d’offrir des cadeaux d’une valeur aussi élevée, mais ça nous a permis de faire augmenter le montant des ventes par transaction », explique Roméo di Liello-Roberge.

Contrairement à La Vie en Rose, qui crée ses propres vêtements, Bikini Village vend des produits de marque. L’entreprise essaie donc également d’impliquer ses fournisseurs pour se tailler un avantage par rapport aux autres détaillants qui vendent les mêmes marques.

Cela signifie donc que Bikini Village réussit à obtenir des maillots dont les coupes, les imprimés, les couleurs et le design sont exclusifs. À la fin de l’hiver dernier, avant la semaine de relâche, elle a par exemple créé, en partenariat avec Billabong, un sac à dos offert gratuitement aux clients qui achetaient pour un certain montant de produits de cette marque.

« Des collaborations comme celle-là, ça crée de la valeur autant pour eux que pour nous, dit Roméo di Liello- Roberge. On essaie donc de voir les marques comme des partenaires, pas seulement comme des fournisseurs. Notre succès, c’est aussi leur succès. »

Des conseils fondés sur l’expérience

François Roberge atteindra la soixantaine en 2022. Après avoir traversé de nombreuses crises dans son secteur d’activité et avoir été, selon ses propres mots, brassé à plusieurs reprises, l’homme d’affaires est aujourd’hui plus solide que jamais. Quels conseils adresse-t-il aux propriétaires d’entreprises qui veulent avoir du succès dans le commerce de détail au cours des pro- chaines années ?

D’abord, éviter de s’éparpiller : une entreprise prospère dans une sphère d’activité devrait s’y tenir. Ensuite, foncer : qui ne risque rien n’a rien. Peu importe la situation économique, il est selon lui toujours possible d’aller chercher des parts de marché. Enfin, comprendre le concept des flux de trésorerie : c’est la meilleure façon d’éviter d’être vulnérable.

« La base du commerce de détail est toujours la même, dit françois Roberge. Peu de choses ont changé depuis les Phéniciens. Pour faire du commerce, vous devez comprendre votre marché et respecter ses coutumes. C’est la même chose depuis 6 000 ans. si vous avez un bon produit au bon prix, vous allez faire de bonnes affaires. »