Article publié dans l'édition été 2018 de Gestion

La montée incontournable des achats en ligne transforme profondément les modèles d’affaires des détaillants. Et la logistique pointe en tête des défis à relever de toute urgence pour s’adapter aux désirs des clients et parer à la concurrence des grands joueurs.

De nombreux détaillants hésitent à se lancer dans le commerce électronique, parce qu’ils ignorent par où commencer et craignent les coûts, mais ils doivent y aller «c’est une question de survie», avance Yan Cimon, professeur titulaire au département de management de l’Université Laval et directeur du Centre interuniversitaire de recherche sur les réseaux d’entreprise, la logistique et le transport (CIRRELT).

Les clients magasinent désormais en ligne, car ils estiment que c’est plus rapide et plus pratique. Même la majorité de ceux qui viendront conclure un achat en personne au magasin auront d’abord fait leur recherche sur le Web. «En ligne, les consommateurs recherchent une expérience client conviviale, simple et sécuritaire à tous égards, y compris la livraison et les retours», ajoute M. Cimon. Les détaillants doivent donc proposer des solutions qui répondent à ces attentes, ce qui passe par la logistique.

Rapide et flexible

«La performance logistique est effectivement cruciale, car le commerce électronique est un peu comme une jungle dans laquelle il faut pouvoir offrir la même qualité de service que les concurrents, voire mieux encore», dit Louis Thibault, directeur des opérations chez Altitude Sports.

Au moment de l’arrivée de M. Thibault dans cette entreprise, il y a 10 ans, une moitié des ventes provenait de la boutique montréalaise et l’autre moitié du site Web. Désormais, 98 % des ventes se font en ligne. Cette année, Altitude Sports a acheminé plus de 280 000 colis à ses clients.

Le processus logistique de chaque vente? Après avoir été soumises à des mesures de contrôle en temps réel afin de prévenir les fraudes, les commandes sont traitées par le système de gestion de l’entrepôt du commerçant. Les manutentionnaires les reçoivent alors par lots d’environ 500 commandes. Chaque client peut suivre le parcours de sa commande. Le colis, qui comprend un bordereau de retour pré-imprimé et pré-affranchi, est expédié dans un contenant facile à réutiliser en cas de retour. Bon an, mal an, environ 20% des achats sont retournés à l’expéditeur, avec une pointe de quelques semaines après Noël.

«Nos deux principaux défis consistent à gérer les périodes de forte activité et notre croissance annuelle, qui s’élève à près de 30% », relate Louis Thibault. Les ventes atteignent leur sommet de novembre à la mi-janvier, alors que se succèdent le Vendredi fou, le Cyber Lundi, Noël et les soldes de l’Après-Noël. Or, il n’est pas toujours facile de trouver de la main-d’œuvre temporaire pour travailler à l’entrepôt pendant trois mois.

«Heureusement, comme nos ventes sont en hausse, nous pouvons conserver une partie de cette main-d’œuvre temporaire par la suite, se réjouit Louis Thibault. Nous agrandissons un peu notre entrepôt chaque année. Notre système de vente en ligne est hébergé en infonuagique et nous payons à l’usage. Je crois que nous avons fait les bons choix »

Des fondations solides

Toutes les PME québécoises ne sont pas aussi avancées. Luc Cassivi, professeur au département de management et technologie de l’Université du Québec à Montréal, a participé ces dernières années à un programme-pilote du CEFRIO1 destiné à faciliter le virage de 15 entreprises du secteur de la mode vers le commerce électronique. Au départ, en 2013, dix d’entre elles n’avaient toujours pas de progiciel de gestion intégré (ERP) ni de boutique en ligne.

«En général, les détaillants sous-estiment ce qui est requis pour faire du commerce électronique, croit Luc Cassivi. Avant de se lancer, il faut acquérir les technologies et élaborer les processus qui vont assurer une visibilité en temps réel de ce qui se passe dans l’entreprise. Il faut savoir quels produits on a, combien on en a, où ils se trouvent, comment les expédier rapidement aux clients, etc.»

Ces éléments de base sont cruciaux : on doit en effet communiquer les bons renseignements aux clients et aux partenaires, par exemple les transporteurs et les grands magasins. Les clients veulent pouvoir suivre leurs commandes de l’achat jusqu’à la livraison. C’est d’autant plus complexe que les processus d’affaires longuement peaufinés pour vendre en boutique ne conviennent plus au commerce électronique. «Ce n’est pas la même chose de livrer, à partir d’un centre de distribution, des caisses ou des palettes de produits vers des magasins et d’acheminer une ou quelques unités à des centaines de clients», note Julie Paquette, professeure agrégée au Département de gestion des opérations et de la logistique de HEC Montréal.

Une première question se pose d’emblée : doit-on livrer à partir des magasins ou depuis un centre de distribution? Les détaillants sont généralement établis à proximité des clients, mais la préparation des commandes y est moins efficace : un vendeur peut préparer une commande tout en accomplissant d’autres tâches, ce qui accroît le risque d’erreur. Dans un entrepôt centralisé, la préparation des commandes est en partie automatisée, mais l’éloignement peut faire gonfler la facture d’expédition.

«Beaucoup de détaillants tentent d’adapter leurs processus de vente en magasin pour qu’ils servent aussi aux ventes en ligne, mais quand celles-ci prennent de l’ampleur, ils se tournent vers des technologies et des processus spécialisés», constate Julie Paquette.

En matière de ressources techniques, un système de gestion d’entrepôt est un incontournable pour bien connaître son inventaire ; un grand nombre de détaillants l’ont compris. Un système de gestion des commandes est aussi très utile, surtout si on souhaite livrer à partir des magasins : on peut ainsi savoir lequel d’entre eux peut le mieux répondre à une commande précise. Imaginons qu’un client achète trois articles différents : la boutique la plus près n’en a qu’un en stock, mais la suivante a les trois. C’est de ce magasin que la commande devra être expédiée. Un tel système de gestion des commandes sert à optimiser ce type de processus.

Toutefois, en raison des coûts et des délais de mise en service et de rodage (parfois jusqu’à un an), plusieurs détaillants québécois tardent à se procurer ces ressources pourtant essentielles. Résultat : leurs ventes en ligne, peu optimisées, coûtent trop cher par rapport à ce qu’elles rapportent.

La commande parfaite

L’adoption de processus d’optimisation sert à atteindre un objectif fondamental : livrer la commande parfaite. Cette commande doit arriver au moment prévu, comporter le bon article, être en excellent état et véhiculer une image positive du commerce grâce à un emballage attrayant. Lorsqu’un centre de distribution approvisionne ses propres magasins, un taux de succès de 95% peut être considéré comme étant tout à fait acceptable. Cependant, lorsque les clients reçoivent les biens expédiés, ce taux de succès doit grimper à 99,8 ou 99,9%. Cela requiert donc des processus de vérification éprouvés et fiables, lesquels coûtent cher.

Or, qui doit assumer ces coûts? À l’heure actuelle, les très gros joueurs sur le marché offrent la livraison en 24 ou 48 heures ainsi que les retours gratuits. En réalité, tous les détaillants ne peuvent pas se le permettre, ce qui n’est pas très grave dans la mesure où les clients veulent avant tout que les délais annoncés soient respectés. De nombreux détaillants offrent des délais de livraison qui varient selon les régions ; la livraison peut très bien n’être gratuite qu’à partir d’un certain montant d’achat. Mais lorsqu’une entente est conclue avec un client, elle doit être honorée à tout prix.

La réduction des coûts de la logistique constitue d’ailleurs la condition essentielle à l’augmentation de la profitabilité du commerce en ligne. « Pour y arriver, les détaillants doivent innover », explique René Desmarais, conseiller principal auprès du Conseil québécois du commerce de détail et ancien premier vice-président responsable des colis chez Postes Canada.

Une des approches privilégiées pour diminuer les coûts consiste à réduire la distance qu’un colis doit parcourir pour se rendre au client. Par exemple, certains détaillants convertissent une section de succursale en mini-entrepôt d’où ils expédient certaines commandes. C’est très avantageux, notamment lorsqu’un détaillant a pignon sur rue à l’extérieur de la province ou du pays.

La cueillette sur place des articles commandés en ligne permet aussi d’éviter bien des coûts. Pour le client, c’est très pratique, car il n’a qu’à passer prendre sa commande après l’avoir faite dans le confort de son foyer. Et c’est tout bénéfice pour le commerçant : la vente se fait pour ainsi dire d’elle-même et il ne doit effectuer aucune livraison à domicile.

Cela requiert toutefois un inventaire précis et systématique. Si un client achète un téléviseur en ligne, il faut s’assurer que le magasin où il veut passer le prendre l’ait bel et bien en stock ou alors y expédier une unité. « Or, déplore M. Desmarais, les détaillants québécois sont en retard en ce qui a trait à l’adoption de technologies permettant de suivre leur inventaire en temps réel, ce qui les empêche d’offrir ces options. » La logistique du commerce électronique ne se construit pas en un jour et, surtout, elle évolue à un rythme effréné. L’intelligence artificielle laisse entrevoir des outils inédits pour mieux prédire les ventes, choisir les meilleurs réseaux de distribution et optimiser les coûts de transport. Un véritable casse-tête pour les commerçants, oui, mais surtout des occasions d’affaires à ne pas rater.


Note

1- CEFRIO : Centre facilitant la recherche et l’innovation dans les organisations.