Depuis les années 1990, les spécialistes du marketing et du service à la clientèle répètent qu’il n’est pas suffisant de satisfaire ses clients : il faut les émerveiller et les enchanter jusqu’à ce qu’ils ne puissent s’empêcher de s’écrier « Wow ! ». Ce serait la seule manière de survivre à une époque où la concurrence est féroce et où les options pour les consommateurs sont innombrables. Attention ! L’intelligence artificielle et l'Internet des objets changent la donne.

Évidemment, cette vision simpliste des choses, qui consiste à viser systématiquement l’hypersatisfaction de tous ses clients et en toute occasion, ne tient pas la route en pratique : elle est trop coûteuse et trop complexe, voire impossible à mettre en exécution. Après tout, même les meilleures entreprises et les marques les plus respectées ont des clients insatisfaits… Parlez-en à Jean coutu, à Apple ou à Sephora !

Bien sûr, la notion de satisfaction demeure au cœur des préoccupations des gestionnaires des firmes les plus renommées, notamment dans le commerce de détail. Et pour cause : les recherches démontrent de manière relativement systématique qu’il existe un lien fort entre le degré de satisfaction des clients et leur disposition à demeurer fidèles. Qui plus est, on sait que doubler le degré de satisfaction d’un client fait beaucoup plus que doubler la probabilité qu’il revienne.

L’intelligence artificielle, première brèche dans la satisfaction client

Quiconque s’est déjà penché sur la question s’est facilement rendu compte que la satisfaction est tributaire de deux choses. Tout d’abord, il y a la performance qu’on perçoit en ce qui a trait à la marque, au produit ou au service qu’on a acheté. Un produit particulièrement bien conçu, un service à la clientèle vraiment très courtois, tout cela joue bien sûr positivement sur la satisfaction du client.

Toutefois, la performance perçue, aussi spectaculaire soit-elle, est toujours établie en fonction des attentes du client. Une préposée aux ventes sympathique et tout sourire est moins éblouissante si toutes les préposées de tous les commerces du même secteur le sont également et si c’est le comportement auquel vous vous attendez invariablement en entrant dans une boutique, peu importe laquelle.

C’est ici que l’intelligence artificielle vient brouiller les cartes. En tant que plateforme, elle aura probablement autant de répercussions sur nos vies et sur nos entreprises que l’apparition de l’électricité ou, plus récemment, que l’arrivée d’Internet.

Une des plus grandes promesses commerciales de l’intelligence artificielle est sa capacité à en apprendre suffisamment sur vous, sur vos préférences et sur vos comportements pour être en mesure d’anticiper vos besoins et de vous livrer biens et services avant même que vous n’en fassiez explicitement la demande. Et peut-être même avant que vous ne sachiez que vous en aviez besoin !

Évidemment, la première fois qu’un drone d’Amazon vous livrera du lait Whole Foods avant même que vous ne vous soyez rendu compte que vous n’en aviez plus, votre degré d’émerveillement risque d’être très élevé. Mais comme c’est toujours le cas en matière de comportement du consommateur devant l’innovation, vous ne le remarquerez plus beaucoup les fois suivantes. Pis encore, lorsque d’autres fournisseurs ou vendeurs ne seront pas en mesure, eux, d’anticiper vos besoins aussi bien que les géants et les avant-gardistes, vous les jugerez mauvais, passéistes et surtout insatisfaisants.

Car les consommateurs ont tendance à s’habituer très vite aux gadgets innovateurs. Pensez à tous ces organismes et entreprises qui ne vous permettent pas encore d’accéder à votre compte en ligne ou qui ne penseraient jamais à répondre à vos questions par SMS ou sur une plateforme de clavardage… autant de technologies qui existent depuis peu, sans lesquelles nous vivions pourtant très bien mais auxquelles nous nous sommes rapidement habitués et dont nous ne voulons plus nous passer.

Bref, la rapidité de l’innovation fondée sur l’intelligence artificielle révélera au grand jour les lacunes des entreprises qui n’auront pas suivi le mouvement – et elles seront nombreuses – bien plus qu’elle ne mettra en valeur celles qui lanceront chaque semaine un gadget plus impressionnant que le précédent. Et à force de s’habituer à la lumière et de remarquer chaque jour davantage les zones d’ombre, le risque s’accentuera de voir les degrés de satisfaction de la clientèle chuter rapidement.

Le coup de grâce de l’Internet des objets

Plus encore que l’intelligence artificielle, c’est probablement la révolution de l’Internet des objets qui sonnera le glas de la satisfaction client. Votre livraison de lait par drone se fera probablement parce que votre réfrigérateur Samsung, qui aura détecté la faible quantité restante de lait, aura passé la commande. Comme vous aurez préalablement programmé votre réfrigérateur et aurez pris le temps d’ouvrir un compte et de vous abonner aux services de commerçants connectés, ce sont eux qui vous en livreront.

Et voilà ! Une fois que vous aurez fait l’effort de programmer votre réfrigérateur et de vous abonner à un service d’Amazon et de Whole Foods pour recevoir votre lait chez vous, vous deviendrez un client automatique. Plus besoin de confirmer chaque nouvelle livraison ni même de réfléchir : votre lait proviendra de ce commerçant, un point c’est tout. Ceci vous procurera un certain confort, mais justement : en raison de ce confort accru, il vous faudra un degré d’insatisfaction substantiel et inhabituel pour vous inciter à faire l’effort de modifier vos paramètres d’abonnement. Il deviendra assez ennuyeux de laisser tomber le marchant sélectionné pour reprogrammer votre réfrigérateur afin qu’il commande désormais votre lait chez un concurrent, par exemple Metro ou Provigo.

En fait, cette relation qui existe actuellement entre la satisfaction et la loyauté, selon laquelle deux fois plus de satisfaction font plus que doubler la probabilité qu’un client reste fidèle, aura tendance à s’inverser. C’est un peu comme dans le secteur bancaire, où il faut un fort taux d’insatisfaction pour nous pousser à faire l’effort de tout transférer dans une autre institution : comptes, placements et prêts, cartes de crédit, sans compter la reprogrammation des prélèvements automatiques. Les recherches montrent déjà que les clients automatiques restent plus fidèles malgré des degrés de satisfaction plus faibles.

Dans un tel contexte, pourquoi des marchands comme Amazon devraient- ils avoir pour but de vous émerveiller constamment ou même de vous donner pleine et entière satisfaction, sachant que tout cela est coûteux et complexe pour eux ? Certes, aujourd’hui, un rien peut inciter un client à passer d’une épicerie à l’autre. Cependant, à l’inverse, l’automatisation des achats poussera les marques et les entreprises à délaisser cette obsession de la satisfaction. Au grand détriment des consommateurs, il va sans dire.

Un déclin inévitable

La promesse de l’innovation, notamment lorsqu’il est question d’intelligence artificielle et d’Internet des objets, consiste implicitement – et parfois explicitement – à accroître notre confort, notre bien-être ou notre bonheur. Il semble toutefois clair que nous assistons actuellement aux derniers moments de l’âge d’or de la satisfaction de la clientèle.

L’accélération incessante des innovations, qui complique la satisfaction de la clientèle, jumelée à l’omniprésence de modèles d’affaires qui font de nous des clients automatiques, clouera probablement le cercueil de la satisfaction client et de l’obsession des entreprises à cet égard.

Article publié dans l'édition été 2018 de Gestion