«On dirige comme on est»... Le nom de cette nouvelle rubrique de la revue Gestion semble tellement évident ! Et pourtant...

Dans la deuxième moitié du XX e siècle, on a assisté à l’avènement du management scientifique : des théories, des processus et des recettes se sont alors réclamés d’une «gestion moderne». Ces nouvelles façons de faire ont été proposées non seulement par les universités naissantes, mais surtout par des conseillers, des consultants et des entreprises de formation privées. Depuis, ces manières renouvelées de diriger sont devenues la norme : on les qualifie d’idéales, d’humaines (comme si toutes les mauvaises façons de diriger n’étaient pas humaines), de meilleures, voire d’infaillibles.

Ma réflexion prend sa source dans ma propre déception comme jeune gestionnaire à la suite de conférences et de lectures «normatives». La déception est une expérience à deux volets : soit ce qui nous est proposé est insuffisant ou faux, soit nos attentes sont irréalistes. Souvent, les deux se produisent en même temps.

Lors de mon passage au Conservatoire d’art dramatique, j’ai bien vu qu’on demandait simplement aux acteurs de monter sur scène et de jouer. On ne leur demandait pas s’ils avaient lu Stanislavski, Elia Kazan ou Uta Hagen. Ni quelles étaient leurs théories. Le métier d’acteur, comme celui de dirigeant, est le résultat d’une pratique : l’acteur crée et joue un rôle. Il appartient au spectateur (du professeur aux apprentis comédiens) de voir si ce jeu est crédible, s’il passe, s’il est vrai.

J’ai constaté que les meilleurs acteurs étaient très curieux, lisaient des pièces de théâtre, étudiaient des rôles, allaient au cinéma ou au théâtre voir d’autres acteurs et les observaient attentivement. Quand une interprétation était inspirante, ils la voyaient même plusieurs fois, y découvrant toujours du nouveau. On n’a jamais fini de comprendre. Quand c’était possible, ils rencontraient l’acteur. «Comment tu fais?» s’aventuraient-ils à lui demander.

J’ai aussi eu la chance d’être le premier directeur du Théâtre du Trident avec Paul Hébert. À la fin des années 1940, il est allé approfondir son art au théâtre Old Vic, à Londres, où sont formés les plus grands. Là, on n’enseigne pas le théâtre en donnant des cours : on demande à l’apprenant de «faire». Celui-ci est appelé à accomplir toutes les tâches qui se présentent dans un théâtre. Il vit l’expérience de façon globale.

Quand arrive finalement son tour de jouer, on lui apprend que le métier d’acteur s’exerce avec des défauts. Inutile de vouloir copier le jeu de quelqu’un d’autre. Tu n’as ni son corps, ni son intelligence, ni sa mémoire, ni son énergie, ni son aisance. Au contact des plus grands, l’apprenant regarde, écoute, absorbe et passe à l’action. Aux acteurs, on donnait quelques lignes directrices simples : Always relax. Never pretend. Don’t overdo it. Le message même faisait partie de cette façon d’apprendre par la pratique, de trouver sa propre façon de bouger, d’«acter», si je puis dire.

C’est la même chose quand on apprend à diriger : on ne perd pas ses défauts, on n’oublie pas les lacunes qu’on a à combler. On apprend seulement à «vivre avec» et à ne pas en être victime. On apprend à diriger depuis qu’on est au monde, par le positif et par le négatif. En gestion, nos qualités personnelles peuvent nous faire échouer aussi bien que nos défauts.

La gestion domestique de nos mères, de nos grands-mères, de nos pères et de nos grands-pères nous a beaucoup appris, par le positif et par le négatif encore, sur l’importance de prêter attention aux gens. Nul besoin de faire appel au concept d’intelligence émotionnelle pour le comprendre.

Un cours de quelques centaines d’heures ne peut pas remplacer ce que des dizaines d’années d’expérience et d’observations nous ont appris. Le contraire serait inquiétant. Et pour comprendre, on n’a pas toujours besoin de savoir expliquer. Les études permettent des découvertes, certes, mais elles permettent surtout d’infirmer ou de confirmer ce que la vie nous a appris. Après des études trop «scolaires», on pourrait bien être un dirigeant pire qu’avant.

Il ne faut pas oublier que diriger et gérer sont des pratiques. Une personne dirige d’autres personnes pour obtenir des résultats et arriver à une fin, pour le meilleur et pour le pire. Les méthodes scientifiques sont indispensables, mais elles n’offrent pas toutes les réponses pour y parvenir.

C’est précisément ce que cette nouvelle rubrique vous propose : apprendre! À partir d’exemples courts qui suscitent une réflexion. On a souvent besoin du miroir d’une expérience autre que la sienne pour réfléchir sur soi. Quand on va voir un film, qu’on écoute une histoire ou qu’on lit un roman, c’est toujours soi qu’on voit ou qu’on lit ; et c’est inévitablement sur soi qu’on réfléchit. Ce sont des occasions, des aubaines, presque, qui nous permettent d’enrichir notre expérience et nos apprentissages à moindres coûts.

D’ailleurs, on n’a jamais fini d’apprendre. Sur le t-shirt de mon entraîneur, je vois toujours ces deux mots : Never Done. Les artistes et les dirigeants l’ont bien compris. Certains ont des cahiers de réflexions personnelles (papier ou numérique), un endroit où ils se donnent le droit d’oser et de mettre leur pensée à l’épreuve en y notant des textes souvent courts, des pistes de réflexion… Une écriture pour dépasser l’histoire des autres et aller plus loin que ses lectures. Comme agir, penser est risqué. Ainsi, plus on osera mettre sa pensée par écrit, plus ces réflexions seront gardées secrètes, en lieu très sûr, comme dans un coffre aux trésors.

L’apprentissage inductif n’est pas seulement fondé sur des faits. Le plus important, ce n’est pas ce qui se passe dans la réalité extérieure, mais bien ce qui se passe dans sa tête, ce que cela provoque à l’intérieur de soi.

 

 

Article publié dans l’édition Automne 2022 de Gestion