Article publié dans l’édition Hiver 2022 de Gestion

La pandémie a mis en lumière plusieurs fragilités au sein de nos sociétés, et ce, sous bien des aspects. Parmi celles-ci, la dépendance du Canada par rapport à l’étranger pour ce qui est des vaccins, des médicaments et du matériel de protection s’est manifestée sous un éclairage cru. Comment en sommes-nous arrivés là?

Nous sommes en avril 2020. Le réveil est brutal. Alors que le Québec tente de composer avec la première vague de COVID-19, le premier ministre François Legault annonce que la province ne dispose que d’une réserve d’une semaine pour une vingtaine de médicaments. La situation est particulièrement critique dans le cas de certains produits comme le propofol, utilisé à des fins de sédation lors de l’intubation de patients. Or, en ce début de crise sanitaire, les malades sont placés massivement sous ventilation artificielle (cette approche thérapeutique a évolué depuis). Pire encore : le Québec, tout comme le reste du Canada s’approvisionne à l’étranger, et il se trouve désormais en concurrence avec des dizaines d’autres pays qui ont tous urgemment besoin de ces médicaments. L’heure est grave.

Exode vers l’Asie

Si le commun des mortels découvre l’ampleur de la pénurie avec stupeur, les experts, eux, savent bien que cette situation perdure depuis une bonne dizaine d’années et que les ruptures de stock sont fréquentes. On se souviendra par exemple du cas de l’épinéphrine en 2018, un médicament essentiel pour traiter les chocs anaphylactiques chez les personnes aux prises avec de graves allergies. Rappelons aussi celui de l’héparine, un anticoagulant largement utilisé lors de chirurgies et dont les stocks étaient déjà dangereusement bas en janvier 2020, avant même que la pandémie ne frappe.

Il faut dire qu’avec plus de 8 000 médicaments couverts par la Régie de l’assurance maladie du Québec – et quelques milliers d’autres qui ne le sont pas –, le risque est grand qu’un d’entre eux soit indisponible un jour ou l’autre. De plus, même si l’industrie pharmaceutique québécoise compte encore quelques joueurs importants – Sandoz, Apotex, Pharmascience –, il demeure qu’elle n’est plus que l’ombre d’elle-même par rapport à ce qu’elle était au tournant du siècle.

Quant aux installations où la fabrication de vaccins est possible, à part celles de la multinationale britannique GSK, elles sont inexistantes au Canada. «Dans les années 1980, nous avions encore quelques compagnies – des entreprises publiques – qui fabriquaient des vaccins. Elles ont ensuite été privatisées et sont finalement passées entre les mains d’intérêts étrangers», indique Ari Van Assche, professeur titulaire au Département d’affaires internationales de HEC Montréal. Le coup de grâce a été porté par le gouvernement Harper avec ses coupes sombres dans les budgets en recherche fondamentale.

Là où le bât blesse également, c’est qu’en dépit de la capacité manufacturière du Canada, la fabrication de médicaments requiert d’abord de mettre la main sur des ingrédients pharmaceutiques actifs (IPA), souligne François-Xavier Lacasse, professeur à la Faculté de pharmacie de l’Université de Montréal. La production de ces principes actifs a toutefois été délocalisée au fil des ans dans des pays où les coûts de main-d’œuvre sont moindres, comme l’Inde et la Chine, qui fournissent actuellement 80 % des IPA dont le Canada a besoin.

La souveraineté pharmaceutique canadienne et québécoise est donc loin d’être acquise, et ce, d’autant plus qu’un autre facteur est à l’œuvre : «Le prix des médicaments génériques a considérablement diminué. Il y a une décennie, un médicament générique coûtait un peu plus de 50 % du prix du médicament innovateur. Aujourd’hui, certains génériques ont vu leur prix chuter pour ne plus représenter que 18% du prix de l’original», souligne le professeur Lacasse. La politique gouvernementale du prix le plus bas, adoptée afin de réduire les dépenses de l’État pour rembourser des médicaments, est principalement responsable de cet effondrement. Résultat : la production des médicaments génériques s’est largement déplacée vers l’Asie, où les salaires sont plus faibles. L’inflation réglementaire et les normes de qualité qui se resserrent sans cesse réduisent elles aussi la marge bénéficiaire des fabricants de médicaments.

Or, faut-il le rappeler, les compagnies pharmaceutiques ne sont pas des organismes de bienfaisance mais des entreprises privées qui cherchent à faire des profits...

Du soutien pour l’industrie

Est-il possible de relancer la machine ? Oui, moyennant des investissements publics conséquents, estime François- Xavier Lacasse. Subventions, crédits d’impôt, etc. : les gouvernements ne manquent pas d’outils pour stimuler l’industrie. Déjà, une somme de 126 millions de dollars a été injectée dans la construction du Centre de production de produits biologiques du Conseil national de recherches du Canada sur le site Royalmount, à Montréal, assortie d’un montant de 20 millions par an pour couvrir les frais d’exploitation de la nouvelle usine, où on pourra notamment fabriquer des vaccins. Ottawa et Québec ont aussi versé respectivement 173 et 7 millions pour soutenir Medicago afin d’élaborer un vaccin contre la COVID-19. La firme Resilience Pharma a également reçu 200 millions, les Laboratoires KABS, 54,2 millions, et Immune Biosolutions, 13,5 millions. Au total, c’est un budget de 2,2 milliards de dollars sur sept ans que compte débloquer le fédéral pour favoriser le dynamisme d’un secteur national des sciences de la vie. Autre lueur d’espoir : en août 2021, le géant pharmaceutique américain Moderna a annoncé qu’il ouvrira une unité de production au Canada.

François-Xavier Lacasse rappelle néanmoins que la mise au point d’un nouveau médicament ou d’un vaccin est un processus extrêmement long et onéreux. Le Canada étant un petit marché, les entreprises pharmaceutiques d’ici devront pouvoir écouler leurs produits dans d’autres pays pour que le jeu en vaille la chandelle.

Autre avenue à explorer : la niche des médicaments biologiques et biosimilaires. «Puisque ces produits coûtent plus cher, les compagnies pharmaceutiques rentreraient plus rapidement dans leurs investissements. L’exportation demeure toutefois un incontournable pour pallier la petitesse du marché canadien», indique le professeur Lacasse. On le voit donc : l’argent est le nerf de la guerre.

De l’avis d’Ari Van Assche, l’injection massive de fonds publics non seulement dans la production mais aussi dans la recherche-développement est effectivement une voie obligée. La flexibilité des installations est par ailleurs de mise afin de pouvoir réagir rapidement et s’adapter lors de pandémies. Il souligne cependant qu’en matière de vaccination, même si on a sur son territoire une entreprise capable d’élaborer et de produire localement des vaccins, encore faut-il qu’elle réussisse à découvrir des candidats vaccins qui, au bout du compte, seront efficaces et approuvés. C’est pourquoi il recommande de ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier et de déployer parallèlement une stratégie basée sur des accords internationaux et sur la réciprocité. «Le Canada s’est retrouvé dans une position précaire lorsque les États-Unis ont annoncé qu’ils allaient garder leurs vaccins pour eux, alors que l’Europe songeait à imposer des restrictions à l’exportation des doses produites chez elle. Finalement, c’est la collaboration internationale qui a permis à notre pays de se procurer les doses nécessaires et de vacciner rapidement», dit-il.

De plus, afin de se donner davantage de poids dans le cadre d’éventuelles négociations, le Canada aurait tout intérêt à se trouver des alliés avec lesquels il pourrait travailler lors d’une prochaine pandémie. M. Van Assche cite en exemple l’Union européenne, qui a négocié l’achat de vaccins pour l’ensemble de ses pays membres. «Ce n’est pas seulement une question locale : il faut voir la situation de façon globale et au-delà de nos frontières», conclut-il.