En décembre 2021, les actionnaires du Canadien Pacifique (CP) et de Kansas City Southern (KCS) acceptaient la fusion des deux entreprises, qui donnera naissance à la Canadian Pacific Kansas City Limited. Cela marquait la fin d’un rude combat entre le CP et le Canadien National (CN).

Le CP a dû débourser 31 G$ US en argent et en actions pour mettre la main sur KCS, plutôt que les 25 G$ US proposés en mars 2021. Cette hausse s’explique par l’intervention du CN, qui a tenté de lui ravir sa proie en déposant une offre de 33,7 G$ US en avril 2021[1]. Jusqu’à la mi-août, les dirigeants de KCS avaient continué de préférer la proposition du CN, par ailleurs supérieure au prix final. Pourquoi le CP a-t-il tout de même remporté la mise?

«Les autorités réglementaires américaines se montraient moins favorables à une union entre le CN et KCS, qui représentait selon elles un plus grand risque pour la concurrence», indique Kent Fellows, professeur adjoint au Département d’économie de l’Université de Calgary. Contrairement au CP, le CN possède déjà des voies ferrées qui se rendent jusque dans le sud de la Louisiane et du Mississippi ; une fusion aurait donc créé certaines duplications. L’entreprise s’était d’ailleurs engagée à vendre une portion de 113 kilomètres des chemins de fer de KCS entre La Nouvelle-Orléans et Bâton-Rouge après l’acquisition.

Le 14 mai 2021, le département américain de la Justice affirmait voir un plus grand risque pour la concurrence dans l’offre du CN. Le 31 août, le Standard Bureau of Transportation (STB) refusait au CN le recours à une fiducie avec droit de vote qui lui aurait permis de détenir les actions de KCS avant la fin de l’examen réglementaire de la transaction. Il avait pourtant accordé ce droit au CP en mai. Difficile, pour le CN, de ne pas saisir le message.

Le CN connaissait également ses propres problèmes. La bataille pour KCS ne faisait pas le bonheur de son deuxième plus grand actionnaire, le fonds britannique TCI Fund Management, lequel souhaitait plutôt que l’entreprise se concentre à devenir plus efficace. Notons que ce fonds est aussi l’actionnaire le plus important du CP.

«Le CN a abandonné la partie, mais n’a pas tout perdu, souligne Dimitry Anastakis, titulaire de la Chaire de recherche L.R. Wilson/R.J. Currie en histoire du commerce canadien à l’Université de Toronto. Le CP a payé son acquisition plus cher et le CN recevra plus de 1,4 milliard de dollars américains en frais de compensation pour la rupture de son entente avec KCS[2]. Les actionnaires de KCS sont toutefois les plus grands gagnants, puisque le CP leur a offert plus de 30% de prime par rapport à la valeur de leurs actions sur le marché.»

Une grande avancée pour le CP

À moins d’un nouveau rebondissement, le CP devrait prendre le contrôle de KCS dans la deuxième partie de l’année 2022, après l’approbation officielle du STB. «Le CP avait beaucoup plus besoin de cette fusion que le CN, qui est déjà un joueur important au sud des États-Unis», reconnaît Dimitry Anastakis. Il explique que le CP possédera désormais lui aussi son «Y», c’est-à-dire un embranchement de voies qui vont d’est en ouest et d’autres, orientées du nord au sud.

La nouvelle entreprise devient d’ailleurs la première à couvrir un territoire qui s’étend du Canada jusqu’au sud du Mexique. Le CN détient déjà son propre «Y» depuis l’achat, en 1998, d’Illinois Central Railroad. Ses voies s’arrêtent toutefois dans le sud de la Louisiane, où la société exploite des ports pour le transport maritime vers le Mexique.

«La transaction permet également au CP de rattraper la capacité du CN, précise Paul Larson, professeur au Département de gestion des chaînes d’approvisionnement de l’Université du Manitoba. Les deux posséderont désormais environ 32 000 kilomètres de chemins de fer.» En combinant leurs chiffres d’affaires, le CP et KCS se rapprocheront aussi de celui du CN. Avant la fusion, l’Amérique du Nord comptait sept chemins de fer de classe 1. En 2020, le CN arrivait au troisième rang, avec des revenus de 13,8 G$ US. Le CP était sixième, avec 7,7 G$ US, suivi de KCS, avec 2,6 G$ US.

Le professeur Larson estime qu’il s’agit de la transaction la plus importante dans cette industrie depuis la fusion d’Union Pacific avec Southern Pacific en 1996, une entente qui a créé un géant qui contrôle plus de 54 000 kilomètres de chemins de fer. Au début des années 2000, le CN avait tenté de fusionner avec Burlington Northern Santa Fe, qui était à l’époque la deuxième plus grande compagnie américaine de chemins de fer. Leurs rivaux avaient menacé de répliquer en multipliant les rassemblements de leur côté, ce qui aurait entraîné une consolidation dangereuse pour la concurrence. Les autorités réglementaires avaient alors imposé un moratoire sur les fusions et les acquisitions dans cette industrie, avant de resserrer les règles en 2001.

Bonne nouvelle pour les expéditeurs

En règle générale, la consolidation dans un secteur suscite des craintes de hausses des prix et de diminution de la qualité du service. «Mais, habituellement, les fusions dans cette industrie entraînent plutôt des baisses de prix, analyse Mario Samano, professeur agrégé au Département d’économie appliquée de HEC Montréal. Cette transaction devrait améliorer l’efficacité du CP et réduire le temps de transport et les frais pour passer d’un transporteur à un autre, ce qui devrait favoriser les clients.»

De son côté, Paul Larson ne croit pas que la transaction nuira au CN. «Ils ne perdront pas beaucoup de parts de marché, estime-t-il. Le CP et KCS ont déjà un bon flot de circulation sur leurs chemins de fer respectifs et la demande continue d’augmenter.»

Le nouveau joueur pourrait surtout heurter l’industrie du camionnage. «Les inquiétudes concernant le prix de l’essence et les émissions de gaz à effet de serre rendent le transport ferroviaire attrayant. La perspective d’un service plus complet et plus efficace du côté du CP pourrait rehausser encore cet attrait», avance Paul Larson.

Une rivalité historique

Ce dernier accrochage entre le CN et le CP montre bien l’animosité qui existe entre ces deux entreprises depuis plus d’un siècle. En 1918, le CP régnait en maître au Canada, mais son monopole inquiétait le gouvernement. «Ce dernier a alors réuni plusieurs petits chemins de fer qui peinaient à survivre pour créer le CN, une société de la Couronne dont la raison d’être consistait à concurrencer le CP», raconte Kent Fellows.

Le CP a tout de même continué d’être le plus grand joueur. «Mais le CN s’est lancé dans une série d’acquisitions à partir de sa privatisation en 1995 et de la déréglementation des chemins de fer aux États-Unis, qui en ont fait un acteur plus important», précise Kent Fellows.

On l’oublie parfois, mais à un certain moment, le CN et le CP possédaient des entreprises dans les télécommunications, l’hôtellerie et le transport maritime. Canadian Pacific Airlines a même été pendant plus de 40 ans le principal concurrent d’Air Canada, qui constituait au départ une division du CN.

À partir des années 1960, les deux sociétés se sont concentrées sur le transport ferroviaire, mais leur antagonisme n’a rien perdu de sa férocité. «La rivalité entre eux ressemble à celle entre le Canadien de Montréal et les Maple Leafs de Toronto, mais sans les règles!» illustre Dimitry Anastakis.

Ce dernier juge que l’acquisition de KCS par le CP témoigne de la poursuite de l’intégration de l’économie nord-américaine. «Elle montre aussi à quel point les deux chemins de fer canadiens sont importants sur ce territoire, ajoute-t-il. Maintenant, deux des six plus grandes compagnies de chemins de fer nord-américaines se trouvent au Canada.»

 

 

Article publié dans l’édition Automne 2022 de Gestion


Références

[1] Ces deux montants tiennent compte de la prise en charge de la dette de 3,8 G$ US de KCS.

[2] La moitié de cette somme couvre le remboursement d’un montant de 700 M$ US versé au CP précédemment en frais de résiliation pour avoir fait éclater la première entente entre le CP et KCS.