Nous sommes de plus en plus connectés et rivés à nos ordinateurs, tablettes et téléphones intelligents. Si l’utilisation des technologies de l’information et des communications (TIC) a permis d’améliorer l’efficacité des travailleurs, elle a aussi généré une certaine fatigue numérique. Est-il trop tard pour inverser la tendance?

Les écrans occupent une place prépondérante dans nos vies. Que ce soit pour travailler ou se divertir, il est devenu presque impossible de s’en passer. Les changements organisationnels, en particulier l’introduction massive du travail à distance ces trois dernières années, ont également contribué à accroître le phénomène. À l’heure où la vidéoconférence tient le haut du pavé, on peine presque à se rappeler l’époque où les appels téléphoniques et les rencontres en personne étaient monnaie courante.

Toutefois, cette évolution a un prix. Les employés éprouvent aujourd’hui une fatigue numérique grandissante, saturés par le recours aux écrans et aux technologies de collaboration à distance. Ce qu’on qualifie aussi de «fatigue Zoom» dans la littérature sévit dans les rangs des télétravailleurs avec son chapelet de maux divers, tant sur le plan physique que mental. Mais devant le spectre de l’épuisement numérique, il serait encore temps de faire machine arrière et d’apprendre à mieux gérer notre hyperconnectivité.

La quatrième révolution industrielle

Ces dernières années, les technologies ont connu une croissance exponentielle et les outils numériques se sont étroitement intégrés à nos vies quotidiennes. On parle même d’une quatrième révolution industrielle, caractérisée par une ubiquité de la technologie dans tous les domaines de nos existences. «Nécessairement, cette nouvelle réalité apporte son lot de défis et d’occasions à saisir», constate Manon Truchon, professeure titulaire à l’École de psychologie de l’Université Laval et chercheure au Centre interdisciplinaire de recherche en réadaptation et intégration sociale. Elle souligne que le télétravail, qui a justement été rendu possible grâce aux avancées technologiques, constitue un couteau à double tranchant. «Il a des conséquences à la fois positives et négatives sur les travailleurs. Ainsi, il peut générer davantage d’autonomie et de flexibilité, mais également rendre plus poreuse la frontière entre le travail et la vie personnelle. Il existe aussi des liens entre l’utilisation des TIC et le stress, l’épuisement émotionnel et l’épuisement professionnel, sans parler des coûts pour les organisations comme l’absentéisme, le présentéisme et le roulement de main-d’œuvre», énumère-t-elle.

Lorsqu’elle se manifeste, la fatigue numérique revêt plusieurs formes. Estelle M. Morin, professeure titulaire au Département de management de HEC Montréal et membre du Consortium de recherche sur l’intelligence émotionnelle appliquée aux organisations, indique que la «fatigue Zoom» se décline de diverses manières. «On peut éprouver des douleurs physiques, des maux de dos, des maux de tête, de la lassitude ou de l’épuisement. Ce sont des symptômes causés notamment par le fait de devoir regarder constamment un écran, de porter son attention à des images réduites de ses collègues et de demeurer relativement immobile», dit-elle.

À cela s’ajoutent la surcharge cognitive engendrée par le manque d’informations et les contraintes imposées par l’application utilisée pour échanger. «La difficulté à percevoir les signes non verbaux de nos interlocuteurs constitue un enjeu pour la compréhension du sens de leurs interventions. Également, les vidéoconférences imposent une discipline qui suppose la maîtrise de soi et la gestion de ses relations : attendre son tour, ne pas interrompre, respecter le temps de pause, ou encore, suivre le fil de la conversation dans la zone de clavardage pendant qu’une personne parle», explique Estelle M. Morin.

Enfin, les discussions virtuelles sont des sources de tensions émotionnelles. «Se voir soi-même en interaction avec les autres active automatiquement la conscience de son image personnelle, ce qui peut causer de l’anxiété sociale», ajoute-t-elle. Ces tensions sont liées aux difficultés à s’exprimer dans un contexte virtuel, au regard des autres sur soi, à la dépersonnalisation, aux informations parfois manquantes et à l’incertitude ainsi créée.

Au bout du compte, la motivation et la capacité de concentration s’effritent, l’envie de bouger disparaît, et on se borne à passer «du bureau au divan», observe Jennifer Gabriele, coach et associée de la firme Humance. «La fatigue numérique se traduit par des symptômes assez similaires à ceux de l’épuisement professionnel, notamment la charge mentale et cognitive, les troubles du sommeil et la fatigue persistante», fait-elle remarquer. Sans surprise, on devient donc plus irritable, plus susceptible et plus impatient, ce qui nuit à la qualité de nos relations et à notre capacité à collaborer. Résultat? C’est finalement notre productivité qui en est affectée.

Abus de vidéoconférences

Parmi les grands responsables de ce malaise généralisé, la vidéoconférence – dont on use et abuse dans la nouvelle organisation du travail – est justement montrée du doigt. «Il y a non seulement un effet miroir puisqu’on se voit constamment, mais il y a aussi le poids du regard de l’autre. On se sent en outre obligé de regarder droit devant soi, de peur que notre interlocuteur croie, à tort, qu’on est en train de faire autre chose durant la rencontre. Cette pression n’existe pas dans les réunions en présentiel», mentionne Jennifer Gabriele. Se pose aussi le problème du laps de temps qui subsiste entre la parole et l’image : ce minuscule décalage d’une à deux secondes à peine force le cerveau à compenser, ce qui accroît encore davantage le sentiment d’usure.

Estelle M. Morin prévient que la surmultiplication du nombre de participants aux vidéoconférences devient une autre source de fatigue numérique, tout comme la trop longue durée des réunions et le manque d’efficacité de l’animation. «La présence du gestionnaire peut également causer une tension supplémentaire chez les employés. S’il participe, son rôle doit être expliqué clairement», prévient la professeure. Finalement, il ne faut pas sous-estimer le stress occasionné par les problèmes techniques et les pannes de réseau, ni cette impression d’intrusion dans notre vie privée. «Nos collègues peuvent voir ce qui se passe derrière nous, dans notre milieu de vie. Un fond d’écran peut s’avérer une solution, mais en contrepartie il provoque de la distraction et nuit au sentiment d’authenticité», poursuit-elle.

S’éloigner des écrans

La fatigue numérique constitue-t-elle une fatalité ou est-il encore possible d’en réduire les répercussions négatives ? De l’avis d’Estelle M. Morin, notre dynamique sociale et les façons de faire ont été radicalement transformées par la pandémie. Avec le déploiement du mode hybride, le télétravail et la vidéoconférence font désormais partie du paysage. Il faut donc apprendre à composer avec cette nouvelle réalité, à coordonner nos activités et surtout à rechercher le bon dosage. «Par exemple, les rencontres virtuelles ne devraient pas durer plus de 90 minutes. Et il faudrait éviter de les enchaîner les unes derrière les autres afin de laisser aux gens le temps de souffler et de bouger», recommande-t-elle. Une animation efficace, grâce à laquelle chacun aura la possibilité de s’exprimer, est également de rigueur.

Pour limiter les effets néfastes du stress numérique lié au télétravail, Manon Truchon insiste sur la nécessité de mettre en place une communication organisationnelle claire et régulière, témoignant d’un réel soutien. «En donnant des indications précises, les employés ont une perception de contrôle sur la situation, ce qui augmente le sentiment d’efficacité personnelle. Une meilleure communication peut aussi aider les membres d’une équipe à comprendre les stresseurs auxquels ils font face et peut les conscientiser aux risques d’une grande exposition à la technologie», note-t-elle. Le soutien tant organisationnel que technique – mais aussi celui des collègues – contribue à apaiser la lassitude numérique.

Pour sa part, Jennifer Gabriele conseille d’alterner les modes de communication en présentiel et en virtuel. Il peut même être intéressant de créer une charte d’équipe pour aider les individus à naviguer de l’un à l’autre. «Par exemple, on peut s’entendre sur le fait qu’on n’est pas obligé d’être connecté en tout temps. Rien n’oblige non plus les gens à se parler exclusivement par vidéoconférence. On peut aussi utiliser le bon vieux téléphone! L’important est de nous éloigner de nos écrans, de marquer des temps d’arrêt et de diversifier nos échanges», insiste-t-elle. Certes, les TIC ont du bon, mais il faut savoir s’en servir avec discernement.

Article publié dans l'édition Hiver 2023 de Gestion