Article publié dans l'édition Été 2021 de Gestion

Où se trouve la frontière entre la vie professionnelle et la vie privée? Le télétravail soulève plusieurs questions sur l’évolution des relations de travail.

Des enfants s’invitent dans les réunions virtuelles, des employés sont injoignables pendant quelques heures, on envoie des courriels alors qu’il est temps d’aller au lit. Comment gérer ces situations, exacerbées par l’imposition du télétravail pendant la crise sanitaire? Alors que ces changements s’installent à demeure et apportent leur lot de défis, plusieurs entreprises doivent définir une politique du télétravail permanent.

«Historiquement, la conciliation travail-famille a été traitée par les employeurs comme une question individuelle : ils se sont contentés d’offrir des mesures comme des horaires flexibles et des jours de maladie pour la famille», indique Marine Agogué, professeure agrégée au Département de management de HEC Montréal. Or, avec le télétravail généralisé, cela n’a plus suffi : «La gestion de la conciliation travail-famille est devenue collective», ajoute-t-elle.

Questions juridiques

Si certains employés sont ravis d’avoir des outils pour les aider à gérer leur temps, une foule de questions surgissent quant au droit des employeurs de surveiller leurs équipes à distance.

Grâce aux nouvelles technologies, il est facile de savoir combien de temps un employé consacre à son travail sur son ordinateur. Toutefois, l’article 46 de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec stipule que tout travailleur a droit à des conditions de travail justes et raisonnables. «Or, on ne peut pas considérer le fait d’être surveillé constamment comme une chose juste et raisonnable», affirme Urwana Coiquaud, professeure agrégée au Département de gestion des ressources humaines de HEC Montréal et spécialiste en droit du travail.

Il y a aussi plusieurs questions concernant l’utilisation à domicile, pendant les heures de travail et les temps libres des employés, du matériel électronique fourni par leur employeur. Il faut veiller notamment à la sécurisation des données et au respect des règles en matière de santé et de sécurité au travail. «L’employeur a une responsabilité à assumer, mais il doit respecter le droit à la vie privée, et rien n’est plus privé que le domicile», indique Mme Coiquaud.

La professeure Coiquaud s’inquiète aussi de voir s’enraciner des effets pervers, notamment en matière d’équité. «Encore aujourd’hui, les femmes passent plus d’heures que les hommes à s’occuper des enfants, donc si elles font du télétravail à long terme, leur carrière en souffrira-t-elle? Et si une personne décide de faire du télétravail, aura-t-elle le même traitement que si elle travaillait sur place?»

Alors que plusieurs gestionnaires d’entreprise se questionnent sur la nécessité de garder de grands espaces de bureaux, les gens qui se morfondent chez eux seront rassurés d’apprendre qu’aucun employeur ne peut, à moins de circonstances extraordinaires comme l’état d’urgence sanitaire, forcer un employé à faire du télétravail. «La jurisprudence est très claire là-dessus», affirme Urwana Coiquaud.

Ainsi, bien qu’il n’y ait pas de cadre juridique spécifique au télétravail au Québec, des règles juridiques et des éléments de jurisprudence servent de balises. «Pour le moment, les entreprises expérimentent, et ce bagage aidera à y voir plus clair, affirme Urwana Coiquaud. Je ne pense pas qu’une politique de télétravail pourrait s’appliquer à tout le monde, mais des principes généraux devront être enchâssés dans une future loi.»