Des racines et des ailes
2025-03-17

French
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2025-03-12
Des racines et des ailes
Opinion , Leadership

Jean-Jacques Stréliski, ancien publicitaire et professeur associé au Département de marketing de HEC Montréal, conviait ses proches, amis, collègues et étudiants à son ultime cours peu avant Noël. Cette séance qui viendrait clore 25 ans d’enseignement s’intitulait très joliment. La dernière leçon du professeur Stréliski. Un beau titre, quasi philosophique.
Voilà un homme qui aura consacré sa vie professionnelle à sa passion : les liens existants entre la publicité et la société. Des publicités, il en a créé des fameuses. Il a cofondé l’agence Cossette et a travaillé chez BCP, BBDO, Publicis. Il a formé de nouvelles générations de publicitaires. L’intitulé de son dernier cours était un programme en soi, une leçon de vie. À son crépuscule professionnel, Jean-Jacques Stréliski s’est demandé : «Quel sera mon legs? Que faut-il retenir de ces 25 années? Qu’est-ce qui, une fois les effets de mode et les triomphes d’ego estompés, mérite d’être transmis? Qu’aura été l’essence de mon engagement?»
Jean-Jacques Stréliski a été et demeure un homme de formules de génie. Il a eu celle-ci, qui définit bien l’ensemble de sa vie professionnelle : aptitude, attitude, altitude. L’APTITUDE : c’est l’importance du métier, bien le faire, y exceller. L’ATTITUDE : celle que l’on développe au travail, avec de la curiosité, de l’ouverture, du cœur à l’ouvrage. L’ALTITUDE, enfin : c’est l’espoir et l’optimisme nécessaires en toutes circonstances. Toute sa personne se résume dans ces trois mots qu’il s’est évertué à transmettre, qui parlent de valeurs éthiques et morales.
Quand je pense à lui, je pense à l’élégance de passer au suivant. C’est un peu ce que j’ai ressenti, d’une tout autre façon, en visitant Notre-Dame de Paris fraîchement restaurée, il y a quelques semaines. Le contexte est différent, mais le sentiment d’une transmission réussie est le même.
Notre-Dame a été sauvée de la fureur de l’incendie du 15 avril 2019 grâce à des hommes et à des femmes qui croyaient à sa résurrection, littéralement. Avec l’aide de compagnons – ces artisans d’élite qui travaillent comme au Moyen Âge –, de restaurateurs, d’architectes, d’archéologues, de sculpteurs, de travailleurs patients et investis, on a rendu à la cathédrale la blondeur d’origine de ses pierres, la polychromie de sa nef, on a nettoyé des siècles de saleté. On l’a rendue à ses contemporains.
Les visiteurs, athées et croyants, sont bouleversés. Si j’essaie de mettre en mots ce qui nous saisit, je pense spontanément à la nécessité d’avoir à la fois des racines et des ailes. Transmettre, avoir des fondations. Les voir se perpétuer, grandir.
Cette idée de transmission me semble capitale, en 2025. Passer au suivant dans une dimension sociale, et non pas religieuse. L’enseignant et le professeur s’efforcent de transmettre leur savoir, de le faire vivre. Dans un monde du travail en changement, le sens peut – et doit – être conservé. La transmission, c’est aussi celle des politiciens capables de voir au-delà de l’échéance électorale et des clivages partisans. C’est transmettre son entreprise, par des programmes, des formations, du mentorat, à la famille ou à une relève extérieure. C’est également celle des aînés qui se préoccupent des générations futures, et des jeunes qui s’intéressent au savoir des plus vieux. Car transmettre n’est pas à sens unique, ça se joue dans les deux sens.
C’est un pied de nez à la génération spontanée, au présentisme impérieux. Ce n’est pas du conservatisme. C’est, au contraire, s’offrir un coffre à outils pour mieux se projeter dans l’avenir, c’est un cadeau collectif.
Ce sont deux exemples de transmission réussie, voulue et réfléchie. Celle d’un prof flamboyant qui a toujours eu à cœur le sens de la continuité. Celle d’artisans anonymes qui veulent faire durer leur patrimoine à travers les âges. J’aurais pu trouver d’autres exemples, dans le monde du travail, de dirigeantes et dirigeants d’entreprises qui veulent passionnément faire circuler leur capital, le fruit de leur persévérance, de leur vision, de leur créativité. La passation peut être familiale, ou pas. Ce qui est important, c’est qu’elle marque la perpétuation d’une idée, d’un sens.
Même si les idées fulgurantes sont souvent la marque du succès, il n’y a rien de déméritant à ne pas réinventer la roue tous les quinze ans, à ajouter sa créativité et son talent à ce qui existe déjà, à le propulser vers l’avenir.
Transmettre devrait être revalorisé. Transmettre un savoir, une entreprise, une inspiration, des conseils. C’est un lien capital. C’est un don intangible, mais précieux pour la bonne santé du tissu social. C’est ce qui relie le passé au futur, et ce qui fait du présent un lieu plus stimulant.
Jean-Jacques Stréliski et les compagnons de Notre-Dame de Paris peuvent paraître éloignés les uns des autres. Ils font pourtant la même chose. Ils rendent leurs contemporains meilleurs. Ils ont en commun de penser plus loin, plus grand qu’eux. Gratitude.
Article publié dans l’édition Printemps 2025 de Gestion
Opinion , Leadership