L’utilisation du «vous» a beaucoup reculé au Québec au cours des dernières décennies. Or, savoir conjuguer à la deuxième personne du pluriel continue d’être fort utile en contexte professionnel pour marquer le respect… ou pour garder ses distances.

Dans les années 1990, la professeure de linguistique Julie Auger travaillait à l’Université McGill. Dans l’enceinte de l’établissement, elle saluait toujours l’un de ses collègues, professeur en management, en anglais. «Un jour, on s’est croisé rue Sherbrooke et il m’a adressé la parole en français. J’ai paniqué! Il fallait que je choisisse entre le "vous" et le "tu". Ce qui m’a fait hésiter, entre autres, c’est qu’il était toujours en complet dans l’enceinte de l’université. Pour esquiver la question, j'ai fait comme si je n'avais pas réalisé qu'il m'avait parlé en français, et j'ai répondu en anglais.»

Cette anecdote illustre à quel point il peut être difficile de déterminer si le «vous» ou le «tu» sera de mise. «Avant, c’était clair : sauf dans les toutes petites entreprises où les gens étaient très proches, on vouvoyait ses supérieurs et parfois même ses collègues. Aujourd’hui, même dans des organisations où la hiérarchie est très forte, le tutoiement est parfois la norme», affirme la professeure titulaire et responsable des études de premier cycle en linguistique au Département de linguistique et de traduction de l’Université de Montréal.

Encore d’actualité

Même si, depuis les années 1960, le tutoiement a pris le pas sur le vouvoiement dans plusieurs organisations, le «vous» a toujours sa place en milieu de travail. «Le vouvoiement agit un peu comme un voile, comme un filtre entre les personnes», compare Julie Blais Comeau, spécialiste de l'étiquette et fondatrice d'etiquettejulie.com. «En général, on réfléchit un peu plus avant de prononcer certaines paroles, d’utiliser certains jurons. Bref, quand on utilise le "vous", c’est un peu comme si on tournait sa langue sept fois avant de parler.»

Un véritable garde-fou contre l’impolitesse dans le contexte postpandémique où les marques d’incivilité se multiplient, fait remarquer Julie Auger. En effet, il est rare d’engueuler quelqu’un tout en le vouvoyant! L’utilisation de la deuxième personne du pluriel marque le respect, la hiérarchie, créant parfois une certaine distance envers l’autre. «Une de mes collègues avait l’air très jeune quand elle a commencé à enseigner, raconte la linguiste. Elle a décidé de s’adresser à ses étudiants et étudiants en utilisant le "vous" pour bien marquer la différence entre elle et eux. Et c’est encore ce qu’elle fait aujourd’hui.»

Si le «vous» est perçu comme un signe de politesse, cela permet aussi de conserver une distance avec son interlocuteur, ajoute Julie Auger. Elle donne l’exemple d’une employée vouvoyant son patron. «Cela peut devenir une façon d’éviter les malentendus, de dissiper toute forme d’ambiguïté, explique-t-elle. On lance un message, c’est-à-dire qu’il y a une distance entre nous que je n’ai pas l’intention de franchir. Le vouvoiement peut aussi être une réaction à un comportement qui suscite un doute sur l’intention de l’autre.» On pourrait aussi passer du tutoiement au vouvoiement pour marquer sa désapprobation face au comportement d’une personne, soulève-t-elle.

Une conjugaison à géographie variable

Même s’il est moins fréquent, le vouvoiement est encore présent dans certains secteurs, comme dans les domaines de la santé, chez des employeurs fortement hiérarchisés ou encore dans des emplois en lien direct avec la clientèle, observent les deux expertes. Toutefois, ce n’est pas si simple, puisqu’on peut penser que dans certains milieux plus traditionnels, comme celui des banques, on vouvoierait ses supérieurs, fait valoir Julie Auger. Or, il arrive que les grands patrons demandent à se faire tutoyer et se faire appeler par leur prénom, relate-t-elle.

Dans une même organisation, les codes peuvent même varier en fonction de différents facteurs, comme le contexte, l’âge, la hiérarchie ou la proximité. Julie Blais Comeau cite en exemple le domaine de la santé, où les professionnels se vouvoient devant les clients, mais se tutoient dans la salle de repos. «Comme le patient vouvoie son dentiste ou son docteur, on se trouve tous dans le même esprit. C’est plus cohérent, plus inclusif.»

Selon la spécialiste de l’étiquette, impossible de faire un faux pas en vouvoyant d’emblée une personne qu’on vient de rencontrer dans un contexte professionnel. «En affaires, on a toujours avantage à adopter une attitude professionnelle, plus formelle. On ne commettra jamais d’impairs en vouvoyant les autres. Cela influence positivement la perception que les autres auront de nous-mêmes.» Bref, encore aujourd’hui, c’est généralement l’option la plus sécuritaire.

Établir les codes

Certaines entreprises, municipalités et instances de justice ont adopté des politiques en matière de vouvoiement. On y incite, par exemple, les employés municipaux à utiliser le vous quand ils s’adressent aux citoyens ainsi qu’aux élus. Une façon de maintenir le décorum, mais aussi d’assurer une certaine forme de professionnalisme.

Pour bien gérer l’utilisation de vouvoiement en entreprise, Julie Blais Comeau conseille d’ailleurs d’adopter une politique à ce sujet. Une bonne idée par exemple dans une entreprise où les employés ont des contacts directs avec les clients. «En plus de clarifier ses attentes, cela permet aux gestionnaires d’intervenir plus facilement si une personne ne respecte pas les règles», souligne-t-elle.

«Pour que cela soit bien perçu par les employés, il faut aussi s’assurer que les raisons qui expliquent cette pratique sont bien expliquées et bien communiquées», ajoute-t-elle. Ce qui est d’autant plus important auprès des jeunes générations, qui ont tendance à tutoyer beaucoup plus facilement, selon elle.