Décoder les préoccupations et les résistances à l'égard des changements
2019-08-08
French
https://www.revuegestion.ca/decoder-preoccupations-resistances-a-egard-changements
2023-10-02
Décoder les préoccupations et les résistances à l'égard des changements
Article publié dans l'édition Hiver 2010 de Gestion
Au moment où un changement est imposé dans l’organisation ou encore pendant une période d’incertitude, plusieurs réactions émotives peuvent affecter le moral des employés et augmenter leur anxiété, ce qui provoquera une sorte de paralysie.
Le cas de PaulPaul, un cadre intermédiaire, est perplexe face aux réactions de son équipe à l’égard des changements : «Je propose souvent des idées de changement. J’annonce le changement, je l’explique et je m’attends à ce que mon équipe me suive. Pourtant, certains employés se plaignent : “Pas encore un changement, je suis déjà débordé de travail!” D’autres protestent : “Pourquoi maintenant?” Ou: “Les clients n’apprécieront pas.” D’autres encore critiquent : “Ça ne devrait pas se passer comme cela. À ce rythme-là, je serai incapable de m’adapter.” Que se passe-t-il?» |
Ces réactions sont souvent causées par la peur, l’insécurité, la confusion ou la crainte de perdre des acquis ou de devoir renoncer à des automatismes rassurants. En fait, chaque destinataire éprouverait à la fois une attraction et une crainte à l’égard du changement. La nouveauté l’attire, mais il résiste à l’idée de devoir faire des efforts pour se créer de nouvelles habitudes, avouant ainsi que la situation actuelle n’est peut-être pas aussi optimale qu’il le souhaiterait…
LIRE AUSSI : « Comprendre et mieux gérer les individus en situation de changement organisationnel »
Devant ces réactions, le gestionnaire1 a souvent le réflexe de blâmer les personnes qui résistent aux changements, car il perçoit celles-ci comme étant des menaces à son projet de changement. Ce mécanisme de défense naturel l’amène pourtant à adopter des comportements de gestion dommageables, puisqu’il se tient sur la défensive, crée une distance entre lui et son équipe et n’écoute plus suffisamment. Ces objections, jugées hâtivement comme étant des «résistances aux changements», constituent pourtant des rétroactions riches, une ressource que le cadre ne peut plus se permettre d’ignorer (Ford et Ford, 2009).
Le gestionnaire avisé affrontera ces craintes et ces inquiétudes, tentera d’offrir des réponses pertinentes aux questionnements exprimés, entamera une conversation constructive afin d’atténuer les préoccupations et, ainsi, d’accroître le désir et l’attrait du changement dans son équipe.
Aligné sur le modèle des phases de préoccupations, cet article propose de considérer les questionnements, les inquiétudes et les plaintes que le changement suscite comme des préoccupations normales et légitimes2. Des auteurs tels que Préfontaine et Gagnon (2007 : 47) recommandent aussi de se soucier des préoccupations «pour analyser le degré de résistance des employés et transformer cette résistance en approche positive». Morin et Aubé (2007 : 227) indiquent que le «rôle du gestionnaire consiste à aider les employés à trouver des réponses à leurs préoccupations, avant que celles-ci se traduisent en des comportements de résistance ou de rébellion».
Le gestionnaire a donc tout intérêt à affronter ces craintes, à s’exposer devant ces manifestations d’opposition et, finalement, à décoder les «préoccupations» en tant que zones de malaise par rapport au changement. Plus précisément, cet article vise à aider les gestionnaires à exploiter de manière positive les résistances aux changements à l’aide de cette approche des phases de préoccupations.
Des pistes d’actions pratiques et concrètes, sous la direction du cadre, sont suggérées pour mieux accompagner les différents acteurs avec lesquels il entre en contact fréquemment, que ce soient ses employés, son supérieur immédiat, ses collègues ou ses clients internes et externes. Finalement, certaines limites et difficultés inhérentes à l’approche des phases de préoccupations sont discutées de même que ses conditions de succès.
Comprendre les préoccupations face aux changements
Qu’est-ce qui préoccupe les destinataires d’un changement ? En fait, on peut s’attendre à ce que ceux-ci aient de nombreuses préoccupations, d’autant plus intenses que le changement qui les touche est majeur. Pour mieux gérer les changements, un modèle des phases de préoccupations a été mis au point (Bareil, 2004)3. Selon cette approche, les préoccupations peuvent être classées en sept phases et ont tendance à suivre une séquence logique et dynamique qui peut être anticipée (tableau 1). Ainsi, les destinataires ont tendance à vivre successivement les sept phases de préoccupations lorsqu’un changement leur est soumis.
Mis à part la phase 1 où le destinataire ne semble pas encore préoccupé par le changement annoncé, à la phase 2, il se soucie de l’impact du changement sur sa situation personnelle : son rôle, ses nouvelles responsabilités, sa charge de travail et tout ce qui se transforme autour de lui. Par la suite, à la phase 3, ses préoccupations se tournent essentiellement vers l’organisation : pourquoi celle-ci doit-elle changer maintenant et est-elle capable de changer? Puis, à la phase 4, le destinataire s’interroge sur le changement lui-même et sur son plan de réalisation. À la phase 5, il est inquiet au sujet de sa capacité de s’adapter et du soutien offert pour expérimenter le changement.
Dans bien des cas, les préoccupations ont tendance à s’atténuer après cette phase, bien que certains individus ressentent des préoccupations centrées sur la collaboration (phase 6) et sur les améliorations à apporter au changement (phase 7).
Chacune de ces phases requiert de la part du cadre des actions particulières, adaptées aux préoccupations exprimées. Ce répertoire de préoccupations et d’inquiétudes lui permettra de décoder le contenu des propos tenus par des personnes qui font face à un changement et d’intervenir judicieusement.
Tableau 1 : Préoccupations à l’égard des changements : leurs phases et les activités de soutien permettant aux cadres d’y répondre |
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Phases de préoccupations | Activités de soutien |
Phase 1. Aucune préoccupation : absence d’inquiétude spécifique face au changement |
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Phase 2. Préoccupations centrées sur le destinataire : inquiétudes égocentriques quant à l’impact du changement sur soi, sur son travail et sur son environnement de travail |
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Phase 3. Préoccupations centrées sur l’organisation : inquiétudes relatives à la légitimité du changement et à la capacité des dirigeants de le mener à terme |
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Phase 4. Préoccupations centrées sur le changement : inquiétudes concernant les caractéristiques du changement et de sa mise en oeuvre |
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Phase 5. Préoccupations centrées sur l’expérimentation : inquiétudes quant au soutien offert et à la compréhension du supérieur |
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Phase 6. Préoccupations centrées sur la collaboration : inquiétudes quant au transfert d’expertise et aux occasions d’échanges |
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Phase 7. Préoccupations centrées sur l’amélioration continue : inquiétudes quant aux améliorations à apporter pour que le changement soit optimal |
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Ces commentaires sont trop souvent perçus comme étant des plaintes, des critiques ou des blâmes. À l’inverse, le gestionnaire a tout intérêt à concevoir ces commentaires comme des sources d’information, des malaises révélateurs qui l’amèneront à engager un échange constructif qui incitera l’individu à réfléchir. Ford et Ford (2009) estiment que le cadre doit être prêt à reconsidérer certains aspects du changement qu’il amorce s’il veut rendre la conversation productive et maintenir l’idée du changement dans l’esprit du destinataire.
Être proactif et solliciter les préoccupations
Comment le cadre intermédiaire peut-il prendre connaissance de ces préoccupations ? En fait, pour recueillir celles-ci, il doit être attentif aux conversations et savoir décoder la nature des préoccupations. Ainsi, à l’occasion d’une rencontre informelle avec l’employé, d’une réunion de groupe, voire par écrit, le cadre peut se renseigner sur les préoccupations de ce dernier en lui posant la question suivante, dont l’efficacité a été démontrée : «Qu’est-ce qui vous préoccupe le plus, actuellement, à l’égard du changement?»
L’important est d’écouter la réponse et d’amorcer une discussion qui amènera l’acteur à cheminer et à élaborer ses propres réponses. Lorsque les individus expriment leurs sentiments et qu’ils se sentent écoutés, ils trouvent une énergie renouvelée envers le changement. Le cadre doit donc partir du point de vue de l’autre et non de son propre point de vue s’il veut véritablement l’accompagner dans sa démarche.
Analyser et soupeser les préoccupations
Selon Kanter (2004), un cadre intermédiaire innovateur crée de l’enthousiasme autour d’un projet chez plusieurs acteurs, dont son supérieur immédiat, ses collègues, ses employés et les parties prenantes. Il écoute et prend en compte leurs préoccupations.
Plusieurs pistes d’action sur l’utilisation des phases de préoccupations sont suggérées pour chacun de ces groupes d’acteurs avec lesquels le gestionnaire interagit. Chaque groupe vit des préoccupations qui peuvent être classées et analysées en fonction du modèle des sept phases. Il importe donc que le cadre intermédiaire exerce une influence non seulement sur ses employés, mais également sur les autres groupes d’acteurs qui contribuent directement ou indirectement au succès du changement. Selon Huy (2001), il est le mieux placé pour introduire un changement qui sera durable grâce à ses réseaux sociaux étendus. Le tableau 2 présente une cartographie de la gestion des préoccupations d’acteurs multiples, qui résume le but visé par la démarche auprès de chaque groupe d’acteurs, tout en spécifiant sa perspective, le rôle particulier joué par le cadre, les défis pour l’intervention et son enjeu principal.
Décoder les préoccupations de son équipe
Le cadre intermédiaire doit accompagner son équipe dans le changement. À ce titre, il cherche à comprendre, à différents moments de la mise en œuvre du changement, les préoccupations de son équipe. Il diagnostique à quelle phase se situent les principales préoccupations qu’il entend, pose des questions précises pour mieux les cerner, tente d’y répondre et de les apaiser et entame une conversation en vue de les faire évoluer.
Par exemple, un chef d’unité propose à chaque membre de son personnel de lui signifier par écrit sa préoccupation la plus importante à l’égard du changement annoncé et de lui soumettre son plan d’action. Les résultats compilés sont ensuite présentés au groupe et des actions sont adoptées pour répondre aux principales préoccupations de l’équipe. Après quelques mois, le climat s’améliore et se traduit par une plus grande mobilisation du personnel envers le changement.
Puisque le temps du cadre intermédiaire est précieux, il est parfois opportun d’identifier les groupes ou les individus indispensables au succès du changement et de leur accorder du soutien. Il discerne les groupes qui sont les plus touchés par le projet de changement en fonction d’une analyse de l’impact du changement, soit selon l’ampleur de la tâche qui est modifiée, la révision des rôles ou les compétences nouvelles à acquérir. Un cadre averti investit ainsi plus de temps auprès de ces groupes destinataires et des personnes qui détiennent un pouvoir auprès de leurs collègues.
Sans porter de jugement sur les personnes, le cadre consacre ses efforts à répondre sur-le-champ aux préoccupations de ses employés, à faire évoluer le sens qu’ils attribuent au changement et à les guider dans la construction de leur représentation du changement.
Selon Huy (2001), les cadres intermédiaires qui ont le plus de succès dans l’implantation des changements sont ceux qui savent adapter constamment leur message afin de le rendre signifiant pour chaque individu et, ainsi, de réduire leur résistance au changement proposé. Il multiplie les réunions d’équipe, organise des plans d’action mobilisateurs, écoute les commentaires de chacun et offre son soutien. Il veille à ce que des réponses satisfaisantes soient apportées. Il explique aux groupes ce qu’il contrôle et ce qu’il ne contrôle pas afin de générer des attentes réalistes face au changement.
Il peut désigner un employé expert (leader informel) pour « coacher » les collègues ayant plus de difficulté. Il tente d’établir un « comité météo » qui a un triple rôle : repérer les difficultés du groupe (liste de préoccupations), proposer au moins trois pistes de solution pour chaque difficulté (liste de solutions) et tester la solution retenue dans un projet-pilote pour éventuellement la mettre en application.
Cette façon de faire permet au cadre d’être à l’affût des rumeurs et, surtout, de mobiliser des représentants du personnel à qui il confiera la recherche de solutions optimales vécues sur le terrain. Le cadre se dote ainsi d’un mécanisme de rétroaction rapide pour repérer et corriger certaines problématiques, au bon moment.
Lorsque le travail de persuasion est en cours, le cadre peut se réserver du temps pour mieux gérer les « opposants » au changement. L’écueil auquel font face de nombreux cadres intermédiaires consiste à consacrer tout leur temps et toute leur énergie aux plus récalcitrants et, ce faisant, à négliger l’ensemble de leur personnel.
Tableau 2 : Comparaison des analyses des préoccupations exprimées par différents groupes d’acteurs envers le changement |
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Caractéristiques de l'analyse | Groupes d'acteur | |||||
Mon équipe | Mon supérieur | Mes collègues | Les parties prenantes | Le cadre | ||
Moi en tant que destinataire du changement |
Moi en tant que cadre | |||||
But visé |
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Nous soutenir mutuellement |
Établir un partenariat |
Demeurer en avance sur mon équipe |
Estimer et prédire les préoccupations des groupes |
Perspectives |
Interpersonnelle et de groupe |
Interpersonnelle | Collégiale | Organisationnelle | Intrapersonnelle | Intrapersonnelle |
Rôle du cadre | Coach | Négociateur | Agent de liaison | Médiateur | Destinataire | Gestionnaire |
Défis |
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Enjeu |
Considération individualisée et persuasion massive |
Symbolique |
Solidarité et équité |
Politique et concertation |
Acceptation de soi |
Priorité au changement versus opérations courantes |
Le cadre doit tendre à convaincre d’abord la masse critique en répondant à ses préoccupations. Face aux opposants les plus endurcis, il sonde leur pouvoir auprès du groupe et affaiblit ou à tout le moins neutralise les personnes qui s’entêtent à résister au changement (McGrath et MacMillan, 2009 : 210). Par le biais des rencontres individuelles, il évalue les raisons de leur opposition (incapacité de s’adapter, mauvaise volonté, intérêts divergents, etc.) et décide des mesures les plus appropriées.
Le cadre doit accepter que tous ses sous-groupes n’évoluent pas au même rythme, suivant l’aide qui leur est apportée et, surtout, l’ampleur des changements qu’ils ont à intégrer dans leurs pratiques quotidiennes. Il est possible que les différents groupes ne se trouvent pas aux mêmes phases de préoccupations au même moment. La difficulté pour le cadre consiste à arrimer la gestion humaine du changement, qui possède son propre rythme, aux activités planifiées de la gestion de projet.
En résumé, le but visé est de faire évoluer les préoccupations de ses employés et de développer une masse critique en jouant un rôle de coach. Il passe en alternance de préoccupations des groupes aux préoccupations individuelles. L’enjeu est de considérer chaque individu tout en cherchant à convaincre le plus grand nombre de façon respectueuse.
Décoder les préoccupations de son supérieur
Le cadre intermédiaire doit aussi s’enquérir des préoccupations de son supérieur immédiat à l’égard du changement et savoir les décoder. De quoi son supérieur immédiat lui parle-t-il au juste : de préoccupations personnelles (phase 2), de préoccupations envers l’organisation ou de l’impact sur les clients (phase 3), de préoccupations liées au changement et à sa mise en oeuvre (phase 4), de préoccupations ayant trait à la formation et au soutien (phase 5), de préoccupations touchant le transfert d’expertise (phase 6) ou de préoccupations relatives à l’amélioration du changement (phase 7)?
Une fois ces préoccupations cernées, le cadre sera plus en mesure de comprendre le contexte de son supérieur immédiat et de faire des gestes cohérents en fonction de ses préoccupations. C’est en partageant leurs préoccupations que le cadre et son supérieur immédiat arriveront à une entente satisfaisante et négociée concernant la mise en œuvre du changement.
Encore faut-il que ce dernier accepte de confier ses préoccupations afin que le cadre puisse mieux comprendre sa situation, les enjeux qui sont les siens et qu’ensemble ils puissent trouver les solutions optimales. Le cadre peut également livrer à son patron ses propres préoccupations et celles de son équipe.
Tous deux pourront ainsi créer des attentes plus réalistes quant à la mise en place du changement et négocier les ressources suffisantes (temporelles, humaines, technologiques, communicationnelles, financières, etc.). Ces rencontres axées sur l’expression de leurs préoccupations réciproques devraient être planifiées afin qu’elles puissent être répétées tout au long de la mise en œuvre du changement et non seulement au moment du démarrage du projet.
En résumé, le gestionnaire vise à comprendre la situation d’ensemble de son supérieur, à s’accorder avec lui sur des attentes réalistes et à négocier des ressources suffisantes pour la mise en œuvre du changement. L’enjeu est surtout symbolique dans leur échange de préoccupations.
Décoder les préoccupations de ses collègues
Dans les systèmes organisationnels, le cadre n’agit pas souvent seul. Durant une période de changements, les modifications des pratiques touchent les collègues des autres unités.
Le cadre intermédiaire joue alors un rôle pivot lorsqu’il interagit avec d’autres cadres. Le soutien mutuel, la solidarité entre cadres et la collégialité sont nécessaires pour orchestrer un changement et rechercher une complémentarité dans la contribution de chacun. Il importe que les cadres partagent entre eux leurs préoccupations afin qu’ils trouvent des réponses appropriées à leurs questionnements et uniformisent les messages à transmettre à leurs équipes respectives.
Selon le modèle des phases des préoccupations, le groupe des cadres devrait en principe avoir des préoccupations situées à des phases plus avancées que celles de leurs subordonnés. De cette façon, ils pourront faciliter le processus d’appropriation car ils ont déjà trouvé des réponses satisfaisantes à leurs propres préoccupations et sont en mesure de les communiquer aisément à leurs équipes qui sont susceptibles d’éprouver les mêmes préoccupations qu’eux.
En tant que groupe de collègues, ils peuvent faire front commun pour demander de l’aide et du soutien aux équipes de projet, au champion du projet, aux responsables du développement organisationnel ou de la gestion des ressources humaines afin de répondre plus spécifiquement à leurs préoccupations évolutives.
En résumé, le partage des préoccupations entre collègues consiste à permettre aux cadres de se soutenir mutuellement et de devenir des agents de liaison tout en recherchant la complémentarité de leur apport. Le but recherché est d’atteindre la solidarité et l’équité dans l’équipe des cadres. Une équipe de cadres qui va dans la même direction constitue une force indéniable pour réussir une transformation.
Décoder les préoccupations des autres parties prenantes
Le cadre est également tributaire des préoccupations d’autres acteurs puissants ayant des intérêts parfois divergents au regard du changement. Un changement touche forcément les clients, le représentant syndical ou tout autre groupe d’intérêts.
Le cadre est souvent la première personne à estimer les répercussions d’un changement sur les activités quotidiennes de son personnel qui influeront directement sur les clients. Il est sensible aux préoccupations de ces parties prenantes et tente d’y répondre dans la mesure de ses moyens. Lorsque la situation paraît bloquée dans son champ d’action, il fait remonter l’information dans l’organisation afin que des réponses pertinentes lui soient apportées. Avec les parties prenantes, le but visé est de mettre sur pied un partenariat afin de trouver des terrains d’entente et d’établir des buts communs. L’enjeu est davantage politique.
Décoder ses propres préoccupations
Comme tout autre destinataire, le cadre vit lui-même un bon nombre de préoccupations à l’égard d’un changement majeur (Bareil, 2008a, b). Il doit être conscient de ses propres préoccupations pour comprendre ses réflexes, sa prise de décision et ses réactions à celles des autres. Le gestionnaire est à la fois un destinataire du changement et un responsable d’équipe.
Ses préoccupations sont souvent plus nombreuses et plus intenses que celles de ses employés. Par exemple, les préoccupations liées à la légitimité du changement, aux conséquences pratiques de celui-ci et à la cohérence entre le discours et l’action font partie des préoccupations intenses de la phase 3, qu’on observe souvent chez les cadres. Lorsqu’un changement semble inadéquat au cadre, il doit approfondir les arguments justifiant sa position. S’il les juge valables, il pourra partir en croisade pour défendre sa position auprès du directeur de projet, de son supérieur immédiat ou de toute autre personne engagée dans ce projet de changement.
Dans une période de changements continus, une analyse des préoccupations des cadres a révélé qu’une très forte majorité d’entre eux (plus de 80 %) s’inquiètent de la capacité de leur organisation de réaliser les multiples changements durant la même année, de former tous les membres du personnel en même temps, de faire face à la surcharge de travail accrue par l’introduction des nombreuses initiatives de changement et par l’essoufflement des troupes.
Le cadre a donc tout intérêt à prendre conscience de ses propres préoccupations et à les laisser émerger. Le principal défi qu’il doit relever dans la gestion de ses préoccupations consiste à trouver une réponse à ses préoccupations afin de devancer celles de ses employés.
En tant que gestionnaire d’équipe, le cadre intermédiaire vit également des préoccupations autres que celles mentionnées dans le modèle des sept phases de préoccupations du destinataire. Par exemple, il peut se soucier des effets du changement sur son équipe, de la capacité de son équipe de modifier ses habitudes, des façons de mobiliser cette dernière pour l’atteinte des objectifs du changement, des outils et des moyens permettant de gérer les employés résistants et finalement des tactiques qui l’aideront à obtenir l’appui de la majorité silencieuse et à la faire adhérer au changement.
Ces préoccupations sont surtout centrées sur la qualité de la gestion de son équipe dans une période de transformation. Bref, le cadre doit laisser émerger ses propres préoccupations.
Limites et difficultés
La philosophie qui sous-tend l’approche proposée repose sur une vision humaniste des organisations, cohérente par rapport à une gestion du changement dynamique, responsable, respectueuse, centrée sur les besoins d’autrui. Il nous apparaît que la gestion du changement doit aller au-delà d’une vision purement mécaniste ou standardisée, c’est-à-dire basée sur des solutions planifiées à l’avance ou sur des moyens encadrés dans des délais prescrits par un calendrier de projet.
En somme, il faut une certaine flexibilité, une adaptation aux besoins des destinataires en cours de route, au bon moment et de la bonne façon. Ainsi, l’arrimage entre la gestion de projet planifiée et la gestion humaine du changement demeure un défi.
La gestion humaine du changement par l’analyse des préoccupations comporte son propre rythme, alors que la gestion de projet impose souvent un échéancier peu compatible avec elles (par exemple, la formation est plus efficace lorsque les apprenants ont des préoccupations de la phase 5). Il revient au cadre, à la direction et à l’équipe de gestion du changement de composer avec cette tension créatrice.
Lorsque l’on considère le degré d’investissement et d’effort associé à une approche basée sur les préoccupations d’un groupe d’employés, on note que la difficulté s’accroît avec le nombre de sous-groupes à gérer et augmente proportionnellement au nombre d’initiatives de changement à mettre en œuvre simultanément. Une limite inhérente à la gestion humaine du changement à l’aide d’un tel modèle demeure sans aucun doute le manque de temps et de ressources pour colliger, analyser, interpréter et suivre les préoccupations des groupes d’acteurs à divers moments critiques de la mise en place du changement.
Cet investissement en vaut pourtant la peine, car lorsque l’écoute et le dialogue sont négligés et que les préoccupations ne trouvent pas de réponse, les comportements d’opposition ou de résistance passive risquent de se manifester et de nécessiter encore plus d’efforts pour restaurer la situation. Dans la foulée d’une étude réalisée auprès de six grandes organisations ayant procédé à des réorganisations, Stoker (2006) estime que les cadres intermédiaires devront accorder jusqu’à 44 % de leur temps aux personnes, soit une augmentation de 10 %. Il devient donc clair que les cadres intermédiaires devront investir plus de temps dans les personnes et améliorer leurs compétences relationnelles.
On pourrait reprocher à l’approche suggérée de ne pas tenir compte suffisamment des enjeux politiques, exception faite de l’identification des acteurs cibles. Il demeure de la responsabilité du cadre de savoir «lire» la dynamique politique de son organisation pour mieux reconnaître les acteurs essentiels à considérer et mieux décoder le sens des préoccupations qu’ils expriment. Cette lecture politique s’avère complémentaire à l’approche, bien que cette dernière demeure vulnérable aux jeux de pouvoir lorsque les gens ne révèlent pas leurs véritables préoccupations.
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Finalement, il importe de reconnaître qu’après un certain temps le cadre intermédiaire doit parfois arrêter de se montrer compréhensif dans l’écoute des préoccupations qui se maintiennent indûment. Il doit juger si ces préoccupations persistantes sont le fruit d’un manque de volonté de la part du destinataire (besoin d’encadrer et d’imposer des balises) ou d’un manque de capacité (besoin de formation, de coaching ou d’accompagnement).
Les conditions de succès
Parmi les conditions de succès nécessaires à l’approche fondée sur les préoccupations, la confiance réciproque entre les acteurs demeure la plus importante. Cette approche exige aussi que le cadre possède des compétences relationnelles et humaines élevées (coaching, écoute active, intelligence émotionnelle, empathie, etc.). Sutton (2009) parle même d’une compassion nécessaire lorsqu’il s’agit d’annoncer de mauvaises nouvelles. Il faut également un bon suivi, puisque le modèle est dynamique ; en effet, les préoccupations évoluent dans le temps.
De plus, des rencontres fréquentes avec les médias s’avèrent très utiles pour intervenir à l’égard des préoccupations (Collerette, dans ce dossier). Ce modèle postule par ailleurs un minimum de gestion participative, car le personnel vit dans une culture où il est habitué à collaborer et à émettre ses opinions et ses sentiments sans contrainte.
Finalement, il y a plus de chances que le cadre se penche sur les inquiétudes de son équipe et des personnes qui l’entourent s’il a eu la possibilité d’exprimer ses propres inquiétudes. Par exemple, un directeur général qui rencontre périodiquement son équipe de cadres intermédiaires en s’enquérant de leurs préoccupations non seulement montre l’exemple, mais crée un modèle à imiter et une culture de transparence et d’ouverture nécessaire à cette approche.
Cet article permet d’illustrer l’ensemble des défis que le cadre intermédiaire doit affronter pour stimuler l’appropriation des changements et décoder les sources des résistances à ceux-ci. Loin de ne gérer que les préoccupations de ses groupes d’employés, le cadre intermédiaire avisé prend également en compte la gestion des préoccupations évolutives d’acteurs multiples, comme celles de son supérieur immédiat, de ses collègues et des différentes parties prenantes avec lesquelles il entre en contact. Les attentes des organisations sont élevées à l’égard des cadres intermédiaires, qui méritent le respect et la reconnaissance en raison des nombreux défis auxquels ils font face.
Notes
1 Les termes « cadre intermédiaire », « cadre » et « gestionnaire » sont utilisés indistinctement dans cet article pour signifier toute personne qui gère du personnel, dans une situation de changement organisationnel.
2 Voir Bareil (2004), Bareil (2008a, b), Bareil et Savoie (1999), Morin et Aubé (2007).
3 Ce modèle s’appuie sur des études effectuées sur les préoccupations d’employés (professionnels, syndiqués, etc.) et de gestionnaires (de tous les niveaux), venant d’entreprises privées, d’organisations publiques et parapubliques, de plusieurs secteurs (santé, éducation, pharmaceutique, etc.) au regard de divers types de changements (changements technologiques, changements de systèmes de gestion intégrée, réorganisations, réformes, communautés de pratique, déménagements, fusions, gestion en réseaux, etc.).
4 L’auteure tient à remercier sincèrement Alain Rondeau, Kevin Johnson, Amar-Issem Ayadi, Francis Bernier, les évaluateurs anonymes et Sylvie St-Onge pour leurs judicieux conseils et commentaires.
Références
Bareil, C. (2004), Gérer le volet humain du changement, Les Éditions Transcontinental, 213 pages.
Bareil, C. (2008a), «Dans la turbulence d’un changement, comprendre les réactions et intervenir judicieusement», Personnel et Gestion, vol. 7, p. 2-7.
Bareil, C. (2008b), «Démystifier la résistance au changement : questions, constats et implications sur l’expérience du changement», Télescope, vol. 14, n° 3, p. 89-105.
Bareil, C., Savoie, A. (1999), «Comprendre et mieux gérer les individus en situation de changement organisationnel», Gestion, vol. 24, n° 3, p. 86-94.
Ford, J.D., Ford, L.W. (2009), «Decoding resistance to change», Harvard Business Review, vol. 87, n° 4, avril, p. 99-103.
Huy, Q.N. (2001), «In praise of middle managers», Harvard Business Review, vol. 79, n° 8, septembre, p. 72-79.
Kanter, R.M. (2004), «The middle manager as innovator», Harvard Business Review, vol. 82, n° 7/8, juillet-août, p. 150-161.
McGrath, R.G., MacMillan, I.C. (2009), Discovery-driven Growth: A Breakthrough Process to Reduce Risk and Seize Opportunity, Harvard Business Press, 249 pages.
Morin, E.M., Aubé, C. (2007), Psychologie et management, Chenelière Éducation.
Préfontaine, L., Gagnon, Y.-C. (2007), Gérez un projet de changement technologique : un guide, une démarche et des outils, Presses de l’Université du Québec.
Stoker, J.I. (2006), «Leading middle management: Consequences of organizational changes for tasks and behaviours of middle managers», Journal of General Management, vol. 32, n° 1, p. 31-42.
Sutton, R.I. (2009), «How to be a good boss in a bad economy», Harvard Business Review, vol. 87, n° 6, juin, p. 42-50.