Le modèle de livraison d’Amazon a suscité chez les consommateurs des attentes qui sont incompatibles avec la réduction de l’empreinte carbone des chaînes logistiques. Peut-on casser ce modèle?

«Ces colis que nous acheminons le plus rapidement possible sont-ils vraiment urgents? Ne pourrait-on pas en ralentir les flux, afin d’améliorer la durabilité de la logistique?» Ces questions taraudaient Fabien Jouvet, président du Groupe Skipper, il y a quelques années. C’est ce qui a donné naissance à son approche de logistique lente ou «slow logistique», comme on dit chez nos cousins français.

Groupe Skipper est une entreprise familiale française fondée en 1925 qui compte une division principale de logistique de livraison et une autre dans l’organisation du transport (courtage). Cette société a un chiffre d’affaires annuel d’environ 62 millions d’euros et compte 400 employés.

«La slow logistique, c’est la bannière sous laquelle nous plaçons toutes nos convictions en matière de durabilité», résume Fabien Jouvet. Le premier pilier de cette approche concerne la réduction et l’optimisation des emballages, et le deuxième, la décarbonation des transports. Cela passe notamment par des camions remplis au maximum de leur capacité et par l’utilisation de carburants plus verts.

La massification des commandes et le ralentissement des flux constituent un troisième pilier. «Cette approche est vraiment à contre-courant, puisque l’exigence générale de nos clients est de livrer le plus vite possible, reconnaît Fabien Jouvet. Cela fait trente ans que je développe des moyens de livrer très rapidement. Pourtant, la plupart des envois ne sont pas réellement urgents.»

Depuis un peu plus de quatre ans, Groupe Skipper s’efforce de ralentir les flux. Il utilise des méthodes éprouvées comme le regroupement de commandes, les départs à date fixe, la «tournée du laitier», etc.

L’entreprise propose à des clients de stocker leurs commandes sur leur plateforme et d’effectuer un seul envoi par semaine. Les résultats sont saisissants. «Nous avons diminué les émissions de GES de ces transports de 52% et leur coût par kilo de marchandise de 62%», révèle le président.

Pourtant, il reste très difficile de rallier les clients à cette approche. «C’est vraiment un gros changement de culture, mais l’expérience nous montre les avantages significatifs de ce modèle sur le plan environnemental», ajoute Fabien Jouvet.

S’attaquer au transport

Selon Stephan Vachon, professeur titulaire au Département de gestion des opérations et de la logistique de HEC Montréal, on peut difficilement imaginer que l’on apporte des changements majeurs à la structure logistique actuelle, mais les entreprises cherchent des solutions à l’intérieur de celle-ci pour améliorer la durabilité. On s’attaque notamment à l’un des grands coupables : l’énergie utilisée pour transporter les marchandises.

Les trains utilisent de plus en plus de biocarburant et on commence à parler davantage de locomotives électriques ou à l’hydrogène. Cependant, lorsqu’il est question de livraison de colis, le camion continue de régner en maître, en raison de sa rapidité et de sa flexibilité. Or, le transport routier de marchandises générait le quart des émissions de GES du secteur du transport canadien en 2021, selon Transports Canada.

«Certaines options apparaissent pour réduire les émissions de GES de ces véhicules, notamment la propulsion électrique, hybride ou à hydrogène, mais aucune technologie ne semble répondre parfaitement aux besoins des entreprises», précise Stephan Vachon.

En effet, utiliser des véhicules électriques à grande échelle pour effectuer des livraisons sur un vaste territoire crée des enjeux complexes. «L’autonomie des batteries des camions électriques ne correspond pas nécessairement aux trajets de ces véhicules, souligne Maryam Darvish, professeure agrégée au Département d’opérations et systèmes de décision de l’Université Laval. Qui, des autorités publiques ou des entreprises, doit installer les bornes de recharge le long des parcours? Comment gérer les pertes de temps dues aux recharges? A-t-on prévu d’aider financièrement les entreprises qui doivent changer leur flotte de camions?»

De 2005 à 2021, les émissions de GES du transport routier de marchandises ont augmenté de 1%, alors que le fret routier progressait de 16%, toujours selon Transports Canada. Cela montre que l’amélioration du rendement énergétique des véhicules et l’adoption de nouvelles technologies ont eu un certain effet. Cependant, ces avancées n’ont pas permis de réduire les émissions de GES.

Un dernier kilomètre coûteux

La montée fulgurante du nombre de livraisons de colis est étroitement liée à l’engouement pour le commerce en ligne. Selon l’enquête NETendances d’avril 2024, 74% des adultes québécois ont acheté en ligne au moins une fois en 2023, soit 28% de plus qu’en 2018. Cette proportion frise les 90% chez les 18-34 ans. Par ailleurs, près de 70% de ces consommateurs ramassent rarement ou jamais leurs colis dans un magasin, et encore moins dans un centre de cueillette.

Les livraisons à domicile effectuées le plus rapidement possible conservent donc la faveur du public. Or, elles posent le problème du «dernier kilomètre», qui se traduit par une multitude de camions légers qui sillonnent les rues de nos villes. Le nombre de ces véhicules commerciaux sur les routes québécoises a augmenté de 26% entre 2012 et 2022, selon l’Institut de la statistique du Québec. On en comptait alors plus de 412 000.

«Ces camions émettent beaucoup de GES, en plus de générer du bruit, d’alourdir la circulation et d’être très coûteux, ce qui explique l’émergence de plus en plus de tentatives pour mutualiser les livraisons», souligne Luce Laporte, directrice générale adjointe d’InnovLOG, un centre collégial de transfert technologique affilié au Cégep André-Laurendeau.

Le plus gros frein à cette mutualisation, c’est l’exigence de rapidité des clients. Pour pouvoir regrouper des livraisons de commandes, on doit pouvoir en retarder certaines, afin d’atteindre un nombre de colis à livrer dans une même zone.

Les méthodes de mutualisation qui apparaissent sont multiples. Certains transporteurs stationnent un camion dans un quartier et utilisent des livreurs à bicyclette pour apporter les colis aux clients. On voit également surgir des entreprises de livraison à vélo, comme La roue libre, à Montréal, qui utilise un caisson sécurisé et étanche qui permet de charger plus de 158 kilos de marchandises pour un volume d’un mètre cube.

Certains transporteurs optent plutôt pour des solutions fixes, comme la cueillette en magasin ou en entrepôt. Canadian Tire, par exemple, a installé des tours de ramassage automatisées à l’entrée de certains magasins. Des casiers électroniques font aussi leur apparition dans certaines villes.

«L’effet environnemental de ces approches est particulièrement important, si les clients les utilisent en faisant d’autres courses ou en revenant du travail, fait remarquer Luce Laporte. L’impact est moindre s’ils prennent leur voiture juste pour aller récupérer leur colis et rentrer à la maison.»

Le pouvoir du client

Maryam Darvish estime que l’on fait toujours – à tort – un lien négatif entre commerce en ligne et durabilité. Pour elle, on devrait plutôt regarder la manière dont les consommateurs l’utilisent, et leurs exigences à l’égard des entreprises. «Les gens n’ont pas conscience de l’empreinte environnementale de leur comportement en matière d’achat, parce qu’elle n’est indiquée nulle part, souligne-t-elle. Ils ignorent d’où les produits partent et comment ils sont transportés. Ils ne font que constater qu’ils arrivent chez eux rapidement.»

La professeure aimerait que cette information soit affichée sur les sites des commerces en ligne et que l’on puisse voir de combien on peut réduire les émissions de GES en acceptant d’attendre un colis plus longtemps ou en exigeant qu’une livraison soit faite avec un véhicule électrique.

«En fin de compte, les consommateurs ont le pouvoir de générer des solutions, affirme Maryam Darvish. S’ils modifient leurs exigences, par exemple en diminuant le nombre de livraisons en un jour, en évitant de commander plusieurs articles en sachant qu’ils vont en retourner la plupart ou en insistant pour des livraisons faites par des moyens de transport durables, les entreprises suivront.»

Article publié dans l’édition Printemps 2025 de Gestion