Malgré les progrès accomplis ces dernières années, beaucoup de chemin reste à parcourir pour que les femmes puissent briser le fameux plafond de verre qui se dresse au-dessus de leur tête. Aujourd’hui encore, elles occupent seulement 35% des postes de direction, gagnent 17% de moins que les hommes, et leur proportion au sein des CA plafonne à 21%[1]. Comment les principales intéressées perçoivent-elles leur progression de carrière et comment affrontent-elles tous les obstacles qui entravent leur ascension?

Pour avoir un portrait juste de la situation, nous sommes allés à la rencontre de dix femmes gestionnaires se situant à différents stades de leur parcours professionnel. Ces rencontres visaient à mieux entendre la voix des femmes et à explorer les variations qu’il pouvait y avoir au début, au milieu ou à la fin de leur carrière.

Leurs témoignages, effectués sous le couvert de l’anonymat, nous éclairent sur les barrières que ces femmes doivent constamment franchir. Nous avons cru bon de vous rapporter leurs mots, tels qu’ils ont été dits, sans aucune censure, pour alimenter une franche réflexion sur la place réelle qu’occupent les femmes dans les directions des entreprises.

Un écart persistant entre les hommes et les femmes

Sans surprise, toutes les femmes rencontrées dans le cadre de ce projet[2] ont révélé être préoccupées par l’écart qui persiste entre les hommes et les femmes en gestion, et ce, peu importe leur statut durant leur carrière. Elles sont particulièrement inquiètes des gains qu’elles ont réalisés trop lentement au fil du temps. Toutefois, elles rejettent l’utilisation de mesures de discrimination positive (comme les ratios) pour améliorer l’équité au travail. «Dès que nous établissons une distinction entre les hommes et les femmes, nous faisons de la discrimination, et c’est toujours en défaveur des femmes», note d’emblée l’une des dirigeantes.

Un certain sexisme existerait toujours dans les milieux de travail. «J’étais assise à la table de discussion lors d’une réunion d’associés. Comme j’étais la seule femme présente, on m’a demandé de prendre des notes. J’aurais dû me lever et les envoyer promener. Après la rencontre, j’ai regretté de ne pas l’avoir fait», confie sans gêne l’une des personnes interviewées.

Souvent moins prises au sérieux, les femmes déplorent le fait que les paroles d’un homme produisent encore aujourd’hui un effet plus percutant que celles émises par une femme : «Dans les réunions, on ne m’écoute pas quand je parle, non seulement parce que je suis jeune, mais aussi parce que je suis une femme dans un monde d’hommes. Un gars aurait tout de suite eu l’attention des personnes présentes», croit une autre de nos participantes. Paradoxalement, les femmes, lorsqu’elles se retrouvent entre elles, auraient de la difficulté à créer une complicité et une solidarité semblables à celles que l’on retrouve dans les boys clubs. La raison évoquée est simple : les femmes seraient plus compétitives lorsqu’elles sont en présence de leurs collègues féminines. «Au lieu d’essayer de nous entraider, nous nous critiquons. Ce comportement nous divise pendant que les hommes, eux, travaillent à solidifier leur clan. Pourquoi ne ferions-nous pas pareil?» se demande l’une des gestionnaires interrogées. Dans la foulée, plusieurs participantes en sont venues à la conclusion que ce manque de cohésion féminine pouvait être attribuable, dans certains cas, à l’absence de modèles féminins dans plusieurs milieux de travail et à l’accès limité à un mentorat féminin.

Le sentiment de devoir travailler plus fort

La plupart des femmes rencontrées ont défendu l’idée qu’elles devaient travailler plus fort que leurs collègues masculins, être plus scolarisées, et finalement détenir plus d’expérience et de compétences que ces derniers pour espérer accéder à un poste de direction. Ces femmes comprennent mal pourquoi, encore de nos jours, elles doivent en donner plus pour être considérées dans leur milieu de travail. Elles estiment donc être ergomanes par nécessité. «J’ai dû faire mes preuves trois fois. J’ai toujours su qu’il fallait que je travaille plus fort que les hommes. Avec toute l’énergie que j’ai consacrée à ma carrière, si j’étais un homme, je serais sûrement présidente!» avoue l’une des gestionnaires.

Ces différents constats poussent les femmes à se poser plusieurs questions. Les gestionnaires féminines au milieu et à l’apogée de leur carrière s’interrogent tout particulièrement sur leur compétence : «Suis-je à la hauteur? Ai-je ce qu’il faut pour assumer le rôle que je souhaite avoir?» Les femmes rencontrées ont ce désir de pleinement répondre aux exigences des postes qu’elles convoitent, ce qui les amène à investir constamment dans leur développement professionnel.

À ces étapes de leur carrière, elles se demandent également si elles sont reconnues à leur juste valeur. Bien qu’elles affirment ne pas avoir besoin de recevoir cette «tape dans le dos» pour trouver un sens à leur travail, elles regrettent tout de même qu’on les ignore, qu’on ne reconnaisse pas les efforts qu’elles déploient ou la valeur de leur contribution.

Le legs à la génération suivante

Bien que plusieurs femmes considèrent aussi qu’elles ont tracé la voie à celles qui les suivront, la partie n’est pas gagnée d’avance. «Il faut continuer à fournir des efforts, car c’est la responsabilité des femmes de se lever et de faire valoir leurs droits. Si nous ne prenons pas nous-mêmes les choses en main, nous ne pouvons pas espérer de changements significatifs», mentionne une gestionnaire.

Et c’est sans parler des répercussions que peuvent avoir les absences prolongées dues aux congés de maternité. «À une certaine époque, il fallait que je mente pour aller chercher mes enfants à la garderie. Aujourd’hui, les jeunes femmes ont le privilège de prendre des congés prolongés. Mais attention, dans le milieu des affaires, ça va vite. Un an d’absence, c’est l’éternité», constate l’une des participantes.

Des préoccupations qui peuvent varier au cours de la carrière

En début de carrière, les femmes doivent souvent vivre avec le syndrome de l’imposteur qui les habite. «Ce sentiment ne m’a pas empêchée d’avancer et de relever d’importants défis. Mais ces doutes concernant ma compétence ont toujours alimenté un certain manque de confiance en moi», avoue l’une d’elles.

En milieu de carrière, la difficile conciliation entre le travail et la famille est une préoccupation concrète chez les femmes, tout comme le sont les risques d’épuisement. «Ce qui me préoccupe présentement dans ma carrière, c’est de ne pas virer folle. Il y a des tensions dans mon couple, et mon travail ne m’apporte plus autant de joie. Je suis en mode survie. Pour l’instant, c’est le mieux que je puisse faire», admet une gestionnaire. Certaines femmes en viennent quant à elles à se demander si elles ne se sont pas retirées du jeu trop rapidement afin de mieux concilier travail et famille. «Je suis consciente des choix que j’ai dû faire pour privilégier ma famille. Cela a certainement limité mes possibilités d’avancement, mais c’est un choix pleinement assumé», ajoute une autre participante.

Plusieurs des femmes rencontrées ont connu une ascension fulgurante en début de carrière. Mais quelques années plus tard, après avoir navigué d’occasion en occasion et atteint des postes de gestion intéressants, elles affirment être préoccupées par ce qu’elles appellent la prochaine étape. «Je réalise que les occasions de progresser sont de moins en moins fréquentes, et les promotions, plus ardues à obtenir. Un retour aux études supérieures semble une stratégie à envisager afin de mieux me positionner pour la suite des choses », reconnaît l’une des participantes au projet.

À la lumière des témoignages recueillis, nous constatons que l’ascension professionnelle des femmes est, encore aujourd’hui, tout sauf un long fleuve tranquille. Plus que jamais, il apparaît important de faire entendre leurs voix, d’ouvrir le dialogue et de façonner de nouveaux milieux de travail où les femmes pourront progresser jusqu’au sommet sans devoir constamment se heurter à un plafond de verre.

Article publié dans l’édition Été 2024 de Gestion


Notes

[1] Selon un rapport publié par la Chambre de commerce du Canada en mars 2024.
[2] NDLR : ces entrevues ont été réalisées dans le cadre du projet final d’études du EMBA McGill-HEC Montréal de Claudia Ethier, sous la supervision du professeur Alain Gosselin.