Article publié dans l'édition printemps 2016 de Gestion

La notion de responsabilité sociale des entreprises n’a rien de neuf. Dès 1953, l’économiste et moraliste américain Howard Bowen faisait état de l’obligation de « mettre en œuvre des politiques, de prendre des décisions ou de suivre les orientations qui sont désirables en ce qui concerne les objectifs et les valeurs de notre société ». Pourquoi alors parle-t-on aujourd’hui de la responsabilité sociale des entreprises, ou RSE, comme d’une innovation ?

La RSE connaît un fort gain de popularité au moment où les entreprises cherchent à récupérer une légitimité minée par un cynisme citoyen croissant, nourri par des scandales allant d’Enron à Volkswagen en passant par Goldman Sachs. Outil au service des entreprises, la RSE est en train de passer du domaine de la morale à celui de la gestion pour en devenir une discipline à part entière, au même titre que le marketing ou les finances. Cela étant, cette « maturation » vers le statut de discipline est loin d’être terminée. Si la RSE se répand dans les grandes entreprises, sa mise en œuvre y reste très inégale en matière de rigueur et d’intégration stratégique.


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La RSE : définition n’est pas prescription

Hétéroclite dans sa pratique, la RSE l’est d’abord dans sa définition. En 2006, le professeur Alexander Dahlsrud a recensé et analysé pas moins de 37 définitions de la RSE1. Elles évoquaient généralement cinq aspects : les dimensions sociale et économique des actions de l’entreprise ; l’environnement ; son caractère volontaire, au-delà des exigences législatives et réglementaires ; enfin, le rôle des parties prenantes (au-delà des actionnaires).

Dahlsrud éclaircit le malentendu fondamental qui sous-tend la plupart des discussions sur la définition de la RSE : on confond ce qu’est la RSE comme fonction de l’entreprise (au même titre que le marketing, la production ou la finance) avec ce que doit être, de façon normative, la responsabilité sociale de l’entreprise.

Ainsi, quand le Prix Nobel d’économie Milton Friedman a écrit que « dans une économie libre, l’entreprise n’a qu’une seule et unique responsabilité sociale, c’est-à-dire utiliser ses ressources et poursuivre des activités qui accroissent ses profits[…] », il n’a pas défini la RSE comme discipline : il a exprimé sa conviction à propos de ce qu’était la meilleure stratégie d’entreprise en matière de RSE.

De fait, les définitions du marketing ou de la finance ne prétendent pas prescrire la meilleure ligne de conduite de toutes les entreprises dans ces domaines. Il appartient à chaque entreprise de déterminer ses stratégies fonctionnelles selon sa nature, son contexte particulier et sa stratégie d’ensemble. Définition n’est pas prescription. Pourquoi devrait-il en être autrement en ce qui concerne la RSE ?

Pourquoi la RSE ?

En raison de la petite phrase citée précédemment, Friedman a été glorifié par certains et démonisé par d’autres. Ceci n’implique toutefois pas qu’il ait été compris ni par les uns ni par les autres ! En effet, Friedman complétait sa phrase avec les mots suivants : « […] à la condition [que l’entreprise] respecte les règles du jeu. » Il ajoutait plus loin qu’il incombe à la société d’établir un cadre juridique qui fasse en sorte que la poursuite de l’intérêt personnel produise des résultats socialement souhaitables. Bref, Friedman était d’avis qu’il revenait non pas à l’entreprise mais bien à une société gouvernée démocratiquement de définir ce qui était socialement souhaitable et de corriger d’éventuelles défaillances du marché. Loin d’être cynique, Friedman aurait donc au contraire été naïf, idéalisant la capacité de l’État de jouer son rôle. De fait, les États, même les meilleures démocraties, affichent leur large part de défaillances. En outre, la gestion d’enjeux complexes, comme le réchauffement climatique, exige une telle coordination inter-États que l’évolution du cadre juridique pertinent est désespérément lente. Souvent, la RSE peut – voire doit – pallier les défaillances de l’État.

Quelles que soient les faiblesses qu’on y trouve, l’argument de Friedman a néanmoins eu le mérite de poser un problème fondamental : si l’entreprise a effectivement une responsabilité au-delà de la maximisation du profit en tout respect des règles, comment peut-on déterminer, au nom de milliers d’actionnaires anonymes, au nom de « parties prenantes » aussi floues que variables, la meilleure façon de s’en acquitter ? Combien de ressources y consacrer, à quelles causes et de quelle façon ?

D’abord par l’information. À défaut d’en débattre à chaque assemblée annuelle des actionnaires, il incombe aux entreprises de rendre compte en toute transparence, et en toute intelligence surtout, des efforts consacrés à la RSE, de la stratégie sous-jacente et – c’est là l’élément le plus difficile – des effets recherchés et obtenus de ces efforts. Les investisseurs ont en effet le droit d’inclure le coût et les impacts de la RSE dans leurs critères d’investissement. Pour cela, ils doivent les connaître et les comprendre aussi bien que les états financiers et les stratégies de croissance de leurs entreprises. Cette nécessaire transparence a même donné naissance à une industrie, celle de la notation et de la divulgation de la RSE (voir p. 34).

Pour quoi la RSE ?

Souvenons-nous qu’il y a une trentaine d’années, la RSE consistait généralement à répondre à des demandes de dons en fonction de critères assez flous : le statut de client important ou une amitié avec un dirigeant suffisaient souvent à bénéficier de la générosité d’une entreprise. Les préférences personnelles des dirigeants orientaient l’effort philanthropique vers le mécénat, la santé, les causes sociales, etc. Il n’est pas étonnant qu’en 2005, The Economist ait taxé la philanthropie d’entreprise de « bienfaisance avec l’argent des autres, ce qui n’est aucunement de la philanthropie3.

Des entreprises en sont toujours plus ou moins à ce stade. D’autres ont une approche déjà plus rationnelle ; elles choisissent des causes et des actions qui reflètent leur « personnalité » ou qui sont dirigées vers leurs marchés ou leurs communautés d’accueil.

Dans un dossier subséquent sur la RSE, The Economist exprimait déjà en 20084 une opinion moins tranchée. Qualifiant de feelgood factor l’effet de la RSE, l’influent hebdomadaire donnait la parole à des dirigeants qui affirmaient que la RSE donnait une « âme » à une entreprise, ce qui favorisait notamment le recrutement et la motivation des employés.

En 2011, selon une enquête annuelle de la MIT Sloan Management Review et du Boston Consulting Group, 67 % des dirigeants d’entreprise affirmaient que la « durabilité » (comme dans « développement durable ») constituait un facteur clé de leur succès concurrentiel. Un an auparavant, cette proportion s’élevait à 55 %.

Une occasion plutôt qu’un coût à supporter

Si la « durabilité » et, par extension, la RSE ont leur place parmi les avantages concurrentiels d’une entreprise, le choix du « quoi » en matière de RSE devient propre à chacune et dépend étroitement du « pour quoi la RSE » : à quelle fin ? C’est essentiellement l’approche préconisée par Michael Porter et Mark Kramer5. À la « RSE réactive », ils opposent la « RSE stratégique ».

La première est connue : elle commande à l’entreprise d’agir en bon citoyen tout en mitigeant les impacts négatifs de ses activités sur son environnement physique ou social. Le recours à la norme ISO 26 000 constitue un pas dans cette direction.

La seconde, préconisée par Porter et Kramer, est plus innovante. Déplorant le fait que les approches classiques ou réactives constituent des occasions gaspillées de création de valeur pour la société, ces deux auteurs affirment qu’il « faut enraciner la RSE dans une large compréhension de la relation entre les entreprises et la société tout en l’ancrant dans les stratégies et les activités de chaque entreprise ». Ils exhortent les chefs d’entreprise à voir dans la RSE une occasion à saisir plutôt qu’un coût à supporter.

Ils abordent donc la RSE comme toute la stratégie de l’entreprise : il s’agit d’en analyser les contextes externe et interne, de définir les avantages concurrentiels de l’entreprise et de formuler une stratégie en conséquence. S’agissant de RSE, l’entreprise doit chercher à déterminer comment elle peut maximiser la valeur à créer et à partager entre elle et la société. Une entreprise aux prises avec des enjeux de disponibilité de main-d’œuvre qualifiée consacrera ainsi des ressources à la formation. Le test essentiel, de l’avis de Porter et Kramer, n’est pas de savoir si une cause est valable mais si elle présente une occasion de créer de la valeur partagée, c’est-à-dire un bénéfice social significatif qui soit également source de valeur pour l’entreprise.


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Des choses à faire, mais surtout une façon de faire les choses

Pour intégrer véritablement la RSE à la stratégie d’entreprise, elle doit devenir l’affaire de tous, au premier chef les fonctions opérationnelles de l’entreprise.

La plupart des entreprises en sont loin. L’approche la plus courante consiste à confier la responsabilité de la RSE à la direction des relations publiques ou à une direction créée ad hoc de façon à en « libérer » la structure opérationnelle. C’est une erreur. Confiner la RSE à une fonction-conseil, c’est aussi absurde que le fait de rendre le chef de la direction financière responsable des résultats financiers afin de « libérer » la direction des opérations du fardeau de faire des profits. Comme le disent John Browne (chef de la direction de British Petroleum de 1995 à 2007) et Robin Nuttall (associé chez McKinsey), « l’engagement externe doit faire partie intégrante de la vie quotidienne […], les entreprises doivent intégrer formellement l’engagement externe dans les processus d’affaires à tous les niveaux. Chaque processus – qu’il contribue à établir la stratégie d’entreprise, à concevoir les produits ou à planifier des projets – doit idéalement tenir compte de son effet sur les parties prenantes et de ses conséquences sur l’entreprise6 ».

Une approche fondée sur la valeur partagée commence donc par un examen, au sein de l’entreprise, de ses façons de faire les choses. La seule modification des façons de faire qui détruisent de la valeur sociale est déjà un pas dans la bonne direction. Une fois définis les stratégies et les projets, il faut en déterminer les mesures de succès afin de contrôler les progrès, tant pour la société que pour l’entreprise. Porter et al. donnent l’exemple de Nestlé, qui déploie depuis longtemps une stratégie de développement rural afin de rendre des cultivateurs plus productifs et plus prospères tout en s’assurant pour elle-même des sources de denrées de meilleure qualité et en quantités croissantes pour satisfaire ses propres besoins de production7.

La RSE : un chantier en progression rapide

Comme l’ont récemment écrit Henry Mintzberg et J. C. Marques, il est illusoire de croire que la RSE peut « transformer le paysage de l’entreprise en un pays des merveilles où tout le monde serait gagnant8 ». Il faut rester lucide. Mais la lucidité ne doit pas inhiber l’ambition. Non seulement l’entreprise a un « rôle » à jouer et une « responsabilité » à assumer pour garder sa légitimité, mais elle a surtout une contribution à apporter à la société, au-delà des seuls biens, services et profits qu’elle produit.

Nous sommes de ceux qui croient que cela a toujours été le cas. La RSE ne constitue pas une innovation en soi. La véritable innovation, c’est que, depuis une dizaine d’années, la RSE devient une véritable discipline de gestion au côté des disciplines plus traditionnelles. Elle devient objet de recherche ; des pratiques reconnues y sont en émergence, on y consacre une réflexion stratégique, on y élabore des mesures d’impacts et de succès.

La RSE n’est plus une distraction pour rêveurs barbus et âmes sensibles ni un écran de fumée pour masquer le passif social de certaines entreprises. Elle constitue une des fonctions de l’entreprise et une source de valeur, tant pour celle-ci que pour le milieu social dont elle est indissociable.

*Les auteurs remercient François Normandin, chargé de cours et professionnel de recherche à HEC Montréal, pour sa contribution à la recherche dans la préparation de cet article.


Pour en savoir plus

  • Bénabou, R., et Tirole, J., « Individual and Corporate Social Responsibility »,Economica, vol. 77, n° 305, janvier 2010, p. 1-19.
  • Hong, H., et Liskovich, I., Crime, Punishment and the Halo Effect of Corporate Social Responsibility, Cambridge (Massachusetts), National Bureau of Economic Research, document de travail n° 21 215, mai 2015, 43 p.
  • Yoon, Y., Gürhan-Canli, Z., et Schwarz, N., « The Effect of Corporate Social Responsibility (CSR) Activities on Companies With Bad Reputations », Journal of Consumer Psychology, vol. 16, n° 4, décembre 2006, p. 377-390

Notes

1. Dahlsrud, A., « How Corporate Social Responsibility is Defined : An Analysis of 37 Definitions », Corporate Social Responsibility and Environmental Management, vol. 15, n° 1, janvier-février. 2008, p. 1-13.

2. Friedman, M., avec l’aide de Friedman, R., Capitalism and Freedom, Chicago, The University of Chicago Press, 1962.

3. « The Union of Concerned Executives », The Economist, 20 janvier 2005.

4. « The Feelgood Factor – Helping Others to Help Yourself », The Economist, 17 janvier 2008.

5. Porter, M. E., et Kramer, M. R., « Strategy and Society : The Link Between Competitive Advantage and Corporate Social Responsibility », Harvard Business Review, vol. 84, n° 12, décembre 2006.

6. Browne, J., et Nuttall, R., « Beyond Corporate Social Responsibility : Integrated External Engagement », McKinsey & Company, mars 2013.

7. Porter, M. E., Hills, G., Pfitzer, M., Patscheke, S., et Hawkins, E., Measuring Shared Value – How to Unlock Value by Linking Social and Business Results, FSG, 2012.

8. Marques, J. C., et Mintzberg, H., « Why corporate social responsibility isn’t a piece of cake », MIT Sloan Review, juin 2015.