Article publié dans l'édition printemps 2019 de Gestion

Certains secteurs d'activité sont-ils condamnés à polluer ? Les résultats probants obtenus par Interface, une société active dans un domaine - la fabrication de tapis - dont les procédés sont réputés énergivores et polluants, démontrent que ce n'est pas le cas. Mais la réduction de l'empreinte écologique est-elle à la portée de toutes les entreprises ? Regard sur une firme qui a su réussir son virage vert.

« Les employés pensaient tous que le patron avait perdu la tête ! » dit Erin Meezan, avocate spécialisée en environnement et vice-présidente du développement durable chez Interface. Basée à Atlanta, cette entreprise milliardaire fondée en 1973 n’est pas seulement le géant mondial du tapis modulaire : elle est surtout réputée à l’échelle planétaire pour avoir été une pionnière du développement durable dans l’industrie américaine dès 1994.

Il y a 25 ans, lorsque le PDG et fondateur d’Interface, Ray Anderson, a commencé à professer que son entreprise devait faire quelque chose pour protéger l’environnement, personne n’y a cru. La fabrication industrielle de tapis repose essentiellement sur le pétrole – tout est à base de nylon – et les procédés de fabrication sont très polluants. Et puis, à l’époque, personne ne savait recycler les tapis.


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Aujourd’hui, cette entreprise de 3 000 employés dont le chiffre d’affaires annuel dépasse le milliard de dollars américains est en bonne voie de réussir sa « Mission Zéro », ce plan formulé par Ray Anderson à l’époque (l’entrepreneur est décédé en 2011). À l’heure actuelle, 100 % de l’énergie utilisée dans les usines américaines d’Interface provient de sources renouvelables (pour l’ensemble du groupe, qui exploite des usines en Australie, en Chine, aux Pays-Bas et en Thaïlande, ce taux s’élève à 88 %). Depuis le début du projet Mission Zéro, en 1997, l’entreprise a réduit ses émissions de gaz à effet de serre de 96 %, la quantité de ses rejets de 91 % et sa consommation d’eau de 88 %. « On s’approche du niveau d’émissions zéro », dit Erin Meezan.

L’occasion d’un échecRay Anderson

En fait, l’idée de Ray Anderson remonte à un échec. En 1994, cette firme en pleine expansion n’a pas réussi à obtenir un contrat de fourniture des tapis pour un des premiers immeubles de bureaux écologiques en Californie. « Nous avons perdu ce contrat parce que nous devions d’abord présenter une politique environnementale, mais Interface n’en avait pas », dit Erin Meezan. Au lieu de se réfugier dans le déni, Ray Anderson a vécu cet échec comme une révélation. « Tel un javelot dans la poitrine », selon l’ex- pression qu’il a souvent répétée. « L’échec californien lui a fait prendre conscience du fait que son entreprise consommait d’énormes quantités de produits pétroliers et qu’elle était foncièrement nuisible à l’environnement », raconte Erin Meezan. Ray Anderson s’est alors plongé dans un livre qui venait de paraître, L’Écologie de marché, du célèbre environnementaliste américain Paul Hawken. Cet auteur qui avait fait fortune comme grossiste en aliments naturels bien avant que l’agriculture biologique soit à la mode y faisait la démonstration suivante : écologisme et profitabilité ne sont pas des notions mutuellement exclusives. L’entrepreneur a donc décidé qu’Interface aurait une politique de développement durable digne de ce nom, qu’elle se plierait aux objectifs les plus stricts et qu’elle gagnerait encore plus d’argent.

Un travail de conviction

Ray Anderson s’est d’abord attaqué au premier obstacle : les mentalités. « Les employés se demandaient si ce n’était pas une lubie. Il fallait carrément changer leur perception des questions environnementales. Les cadres ont eux aussi dû être formés à une certaine pensée écologiste », raconte Erin Meezan, qui travaille pour Interface depuis 15 ans. Fin renard, Ray Anderson a convaincu tout le monde que la première chose à faire consistait à éliminer le gaspillage, ce qui a suscité une forte adhésion du personnel. « Au début, on n’a même pas parlé de sources d’énergie renouvelables, on a commencé par les rejets. Et ç’a marché. Les employés étaient fiers d’avoir trouvé des manières d’économiser de l’argent ! » raconte Erin Meezan, qui explique que les matériaux utilisés pour fabriquer des tapis coûtent très cher en argent et en ressources. « Un employé a collé sur le mur de l’usine une poignée de fils mis au rebut avec une petite note laconique qui disait : “Il y en a pour 78 $.” »

Ray Anderson avait prédit – à juste titre – que les meilleures idées viendraient des employés eux-mêmes. C’est ainsi que l’un d’eux s’est aperçu qu’on pouvait réduire les pertes en augmentant la cadence des machines. Un autre a conçu une nouvelle façon de découper les tapis afin de réduire les pertes. « Un employé m’a raconté que dans les années 1990, il allait 15 fois par mois au dépotoir. Maintenant, c’est à peine s’il y va une fois par mois », dit Erin Meezan. De fil en aiguille, la lutte contre le gaspillage s’est transformée en combat pour découvrir des procédés plus respectueux de l’environnement, notamment le recours aux énergies renouvelables. Pour encourager tout le monde, Ray Anderson a comptabilisé les économies. « En 2010, on en était à 500 millions de dollars et on a arrêté tellement c’était devenu une évidence. Ce sont des changements simples mais qui, à long terme, ont un effet important sur le bénéfice net et sur l’environnement. »

Des cibles claires et réalistes

Interface travaille donc depuis 25 ans à réfuter l’idée selon laquelle l’écologisme coûte cher et nuit aux affaires. « Ce n’est pas logique de concevoir un modèle d’affaires qui détruit les écosystèmes ! Au contraire, en commençant par réduire le gaspillage dans ses usines, Interface a rapidement enregistré des gains financiers. Nous avons alors eu à notre disposition les capitaux nécessaires pour investir davantage dans la transformation de l’entreprise, notamment la conversion de nos usines aux énergies renouvelables. » Pour réussir sa Mission Zéro, Ray Anderson a divisé le projet en grands objectifs mesurables : taux de réduction des déchets de fabrication, taux d’utilisation des énergies renouvelables, taux d’emploi de matériaux recyclés.

Dès les années 1990, Interface s’est lancée dans le recyclage de tapis. Aujourd’hui, 58 % du matériel qu’elle utilise pour fabriquer ses tapis est d’origine recyclée. « On a trouvé le moyen de les désassembler. Le vieux fil est renvoyé au fournisseur de fil. Le vieux soubassement est haché et sert à fabriquer le nouveau soubassement. On travaille étroitement avec nos fournisseurs de fibres afin de réduire autant que possible la quantité de nylon neuf. On leur fournit des fibres de tapis recyclés qui nous arrivent de partout sur le continent. » Depuis 1995, Interface a réutilisé plus de 140 000 tonnes de tapis recyclés pour fabriquer de nouveaux tapis. Parmi ses œuvres philanthropiques, elle aide certains villages de pêcheurs des Philippines et du continent africain à recycler les vieux filets. Ainsi, en 2017, elle leur a racheté 80 tonnes de filets, qu’elle a ensuite expédiés chez un de ses fournisseurs. Et afin de pousser encore plus loin son adhésion à un modèle industriel résolument écologiste, Interface offre désormais à ses clients de louer ses tapis plutôt que de les acheter. « Comme ça, lorsqu’ils atteignent leur fin de vie, ils nous reviennent plutôt que de finir au dépotoir. »


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Erin Meezan déconseille toutefois aux entreprises qui voudraient lancer leur propre Mission Zéro de vouloir y aller trop fort, trop loin, trop vite, surtout au début. « Ne partez surtout pas de l’idée selon laquelle il faut faire de gros investissements pour adopter une approche en matière de développement durable : c’est contre-productif, dit-elle. Commencez par vous dire que c’est une initiative qui réduit les coûts et qui encourage l’innovation. Sollicitez la contribution des employés au processus. »

Chez Interface, les changements d’envergure sont survenus parce que Ray Anderson a compris très tôt qu’il devait aplatir la hiérarchie. Dans toutes ses usines, l’entreprise a créé des équipes polyvalentes constituées d’employés et de cadres de divers services. « On a placé une dalle de tapis au milieu de la table et on a demandé à tout le monde : “Comment produire de façon à moins gaspiller, en utilisant moins de ressources, en polluant moins ? Par où commencer ?” Ce sont les employés qui ont aidé à créer une nouvelle culture d’entreprise. Ils en sont extrêmement fiers et nous célébrons leur contribution à tous les niveaux de l’entreprise. »

Une mission à poursuivre

Erin Meezan planche actuellement sur la prochaine étape de l’évolution verte d’Interface. Non contente de réduire les répercussions négatives de la fabrication de tapis sur l’environnement, la multinationale cherche désormais à capter et à stocker le carbone. « Nous envisageons cette question à la fois sous l’angle de nos procédés de fabrication et dans la conception de nos installations. Bien sûr, il y a les toits verts, l’aménagement paysager et même le stationnement. Notre équipe de recherche et développement parcourt la planète à la recherche d’idées et de solutions, par exemple des types de béton et de verre qui ont des propriétés de stockage du carbone. Il y a aussi le plastique recyclé des océans ou de source biologique. Notre bilan carbone doit prendre en compte non seulement les matériaux, que nous voulons d’origine recyclée à 100 %, mais aussi l’emballage et le transport. Bref, nous examinons tout. »