« La première de toutes les forces qui mènent le monde est le mensonge. »

Jean-Jacques Stréliski / Crédits : IsabelleSalmon@Numéro7

Jean-Jacques Stréliski / Crédits : IsabelleSalmon@Numéro7


C’est par ce coup de massue que Jean-François Revel, auteur de La Connaissance inutile1, commençait son ouvrage publié en 1988. Cet essai consacré à la place et au rôle de l’information dans la société de la fin du siècle dernier laissait entrevoir la mort lente de l’impartialité de la presse, mettant en péril la véritable connaissance.

Toujours en 1988, dans un remarquable cahier (volontairement pamphlétaire) du Monde diplomatique intitulé « La communication victime des marchands », deux autres journalistes influents de l’époque, Claude Julien2 et Ignacio Ramonet3, démontaient avec une précision d’horlogers suisses les mécanismes d’un phagocytage d’opinion opéré par les conglomérats privés des médias écrits et du divertissement télévisuel. Les magnats de la presse Maxwell, Murdoch, Hersant, Bouygues et consorts n’étaient évidemment pas épargnés dans cette parution où on les accusait du « crime d’asservissement de l’information ».

Et retenons aussi qu’à cette époque, on ne parlait pas encore du Web. Et pour cause : Tim Berners-Lee4 ne devait officiellement l’« inventer » qu’en 1989.

Back to the future : de l’ère de l’information à celle de la propagande

Près de 30 ans plus tard, le pas est largement franchi. Il suffit de faire le constat des innombrables manipulations auxquelles les gouvernements et les politiciens de tous les pays s’adonnent quotidiennement – le plus souvent sans aucune gêne – pour prendre la mesure de l’ampleur d’un phénomène qui menace toutes les démocraties du monde. Les empires marchands ne sont plus les mêmes : ils portent d’autres noms et contrôlent désormais l’opinion planétaire avec une efficacité et une vélocité qu’on n’aurait jamais pu imaginer en 1988. On parle ici, bien entendu, des grands pourvoyeurs, diffuseurs de nouvelles et d’opinions que sont les Google, Twitter et Facebook de ce monde. Et en la matière, ils ont créé un monstre, une sorte de « walmartisation » de l’information. Jamais n’avons-nous été exposés à de tels détournements de la vérité, au profit de ce qu’on appelle désormais l’« opinion ».

S’il est simple de comprendre que seul l’intérêt économique motive ces gros joueurs5 (Google et Facebook constituent à eux seuls un duopole qui contrôle 65 % des investissements publicitaires en ligne), il est plus malaisé d’appréhender concrètement le fait que ces derniers maîtrisent le contenu et le sérieux des informations qui circulent. Et on peut encore moins entrevoir ce qui arrivera à long terme devant l’emballement de cette infernale machine à rumeurs et à faussetés.

Un récent forum6 intitulé « Le miroir éclaté », organisé par la firme National, a mis en évidence à quel point ce qui est diffusé de nos jours a toutes les chances d’être tronqué ou carrément faux. Ainsi, des grandes études prétendument scientifiques aux simples tweets du président Trump, le public a tendance à croire ce qui est diffusé par les médias sociaux.

L’ère de l’information est-elle révolue ? Dans le modèle que nous connaissons, il y a fort à parier que oui. Mais alors, y a-t-il de la lumière au bout de ce tunnel ? Un exemple s’avère intéressant à cet égard.

La publicité, « fait alternatif » avant l’heure

En 1988, la publicité vivait son âge d’or. Elle vendait du rêve, des prouesses, des produits réinventés et des marques prestigieuses qui allaient devenir légendaires, voire adulées dans certains cas. Au palmarès des lovemarks7 – les marques d’exception – trônaient Coke, Heinz, Club Med, McDonald’s, etc. Mais demandions-nous à ces marques de nous dire la vérité ? Bien sûr que non : en publicité, le langage subjectivé faisait l’objet d’un consensus entre le consommateur et les marketeurs. Cette demi-vérité (ou ce demi-mensonge) était tolérée sous couvert d’un divertimento familier. Ce « fait alternatif » avant la lettre faisait partie du quotidien de centaines de millions de consommateurs. Toutefois, à l’évidence, cette recette intrusive a fini par susciter davantage de méfiance que de confiance auprès des consommateurs.

Le consommateur, acteur de changement

Devant les « onirismes » de la pub, la mobilisation s’organise depuis quelque temps. On dénonce de tout bord tout côté. On attaque les marques, on les prend en défaut, on documente, on filme, on photographie et, surtout, on diffuse. Le consommateur 2.0 est né. Il est mobilisé, organisé et puissant. Puissant parce que l’enjeu est avant tout de nature économique. Il s’agit d’une menace à laquelle, en contexte économique tendu, les annonceurs ne peuvent pas faire face. De gré ou de force, ceux-ci adoptent donc une nouvelle posture.

Les marques capitulent. L’éthique managériale d’abord se renforce. Même si tout cela est complexe, on voit se transformer des modèles d’affaires, de production, de surveillance qualitative et de gouvernance. On adopte un nouveau ton et une rigueur inédite, on affiche des valeurs qui correspondent aux enjeux fondamentaux pour les consommateurs, notamment l’environnement, la lutte contre le sexisme, les représentations paritaires et ethniques, etc.

Par vertu ? Je voudrais le croire. Plus simplement parce qu’en marketing, on sait que le refus d’évoluer dans le sens du consommateur est un risque qu’il ne faut jamais prendre.

Il appert donc que, demain, la vérité devra se mériter. Qu’adviendra-il alors si les consommateurs d’informations que nous sommes se mobilisent ?


Notes

Revel, J.-F., La Connaissance inutile, Paris, Grasset, 1988, 408 p.

Rédacteur en chef du journal Le Monde puis du Monde diplomatique (1973-1990).

Directeur et rédacteur en chef du Monde diplomatique (1990-2008).

Physicien britannique, à l’époque membre du Conseil européen pour la recherche nucléaire et inventeur du World Wide Web.

5 Ingram, M., « How Google and Facebook Have Taken Over the Digital Ad Industry », Fortune, janvier 2017.

« Le miroir éclaté », Forum des politiques publiques du Canada, 2015.

Roberts, K., Lovemarks – The Future Beyond Brands, Brooklyn, PowerHouse Books, 2004, 248 p.