De même que la télévision a connu sa révolution technologique, la presse écrite est en voie de connaître la sienne également. Facebook Instant, Apple News, robots rédacteurs… À quoi ressemblera la salle de rédaction du troisième millénaire? Shailesh Prakash, à la tête des technologies de l’information au Washington Post, a relaté à Gestion la manière dont le prestigieux quotidien a pris le virage techno. 

Vous avez dit que le mobile pourrait faire au web ce que le web a fait à l’imprimé. Comment les éditeurs peuvent-ils réellement faire de l’argent sur le web mobile?

Au Washington Post, 70 % de notre trafic est désormais mobile. De ce 70 %, 90 % se fait via des navigateurs, monétiser les applications n’étant habituellement pas difficile, le paiement se faisant avec une friction très faible. Le principal défi est le web mobile, en particulier sur les navigateurs de votre téléphone parce que les gens ne veulent pas payer d’abonnements, non pas parce qu‘ils n’aiment pas votre contenu, mais parce que la friction est très élevée. Et le coût par mille en publicité (CPM) est généralement faible en raison, pensez-y, du bel écran que vous avez sur votre bureau, mais sur le téléphone, les gens n’en veulent pas, c’est un appareil personnel. Voilà le grand défi. Peut-on faire de l’argent? Eh bien, il y a des choses qui sont à venir : Apple Pay est maintenant disponible sur le web ainsi que « Connectez-vous et payez avec Amazon » ; la friction des paiements sur les navigateurs va commencer à descendre. En outre, concernant la publicité, comme cette dernière évolue, de nouveaux formats sont à venir tels que la vidéo verticale. Normalement, lorsque vous regardez une vidéo sur votre téléphone, elle devient très petite plutôt que de s’afficher sur votre écran au complet. Ce qui n’a pas encore beaucoup changé concerne une chose fondamentale que votre téléphone sait sur vous : l’endroit où vous êtes. Mais l’évolution se fait. Votre téléphone vous suit et, bien que pour le moment cette industrie en soit à ses débuts, lorsqu’elle évoluera, il y aura beaucoup de ciblage précis qui vous rapportera de bons revenus si vous avez un bon contenu.

Les éditeurs devraient-ils aller sur les plateformes de distribution comme Facebook Instant ou Apple News? Et si oui, quelle stratégie devraient-ils adopter? 

Pour le Washington Post, notre stratégie est la suivante : nous sommes sur toutes ces plateformes! Puis, si cela ne fonctionne pas pour nous, nous en sortirons. Le fait que nous sommes toujours là signifie que, pour nous, cela fonctionne, que ce soit monétairement ou que nous touchions un nouveau public, et dans certains cas, les deux fonctionnent. Nous avons du succès. Peut-être pas dans toutes les dimensions, – un nouveau public et des rentrées d’argent – , mais il est vrai que, dans au moins une de ces dimensions, cela a été un énorme gain qui en valait la peine.

Avez-vous des chiffres pour étayer cette thèse? 

Pour Facebook Instant, ce que nous avons vu, c’est que tandis que le nombre d’utilisateurs uniques est resté le même sur notre site web, il est intéressant de noter que notre nombre de pages consultées a augmenté de 15 %. Ce public consomme davantage de contenu, ce qui est bon pour nous. Et c’est la première façon par laquelle les lecteurs pourraient s’abonner : au lieu de venir juste une fois, ils commencent à venir deux fois, cinq fois. Pourquoi? Parce que c’est rapide! Le symbole de l’éclair commence à gagner du terrain, les gens intègrent le fait que s’ils touchent cette icône, l’article apparaîtra instantanément, les lecteurs devenant ainsi moins réticents à le lire lorsqu’il apparaît.

Avez-vous atteint un public plus jeune grâce à Facebook Instant ou à Apple News?

Cela reste le défi principal avec ce genre de plateforme : beaucoup de ces entreprises hésitent à nous livrer autant de données que ce que nous voudrions. Pour certains, c’est par respect pour la vie privée; pour d’autres c’est qu’ils n’ont pas encore évolué au point de pouvoir produire les analyses d’une manière précise et régulière. Donc, la démographie de ce public est encore difficile à obtenir. Néanmoins, ce sont des réseaux sociaux, je pense que c’est un public assez hétérogène, ce qui est bon pour nous. Mais il n’y a pas de données pour le prouver ou le réfuter.

Quel changement culturel a fait une grande différence dans la salle de rédaction?

Sans compromettre la qualité de notre journalisme, nous avons également mis l’accent sur la conception du produit, la fonctionnalité, la vitesse, la cohérence, ce qui est très important dans le monde d’aujourd’hui. L’autre grand changement a été de pleinement adopter le numérique. Nous avons cessé de rester bloqués sur le fait qu’Internet a détruit notre modèle d’affaires, et nous nous sommes concentrés davantage sur ce qu’Internet peut faire désormais pour notre entreprise. Lorsque Jeff Bezos [pdg d'Amazon et nouveau propriétaire du Post] est arrivé, il nous a demandé : quels sont les cadeaux qu’Internet vous a apportés? Enfin, le dernier changement entraîné par Internet concerne les concepteurs et les journalistes que nous recrutons désormais. Ceux-ci comprennent intrinsèquement le numérique, ils sont plus à l’aise avec les outils, ils sont eux-mêmes consommateurs de ce type de technologie et de ce journalisme, et cela a contribué à transformer notre culture.

Désormais, les robots font partie de votre salle de rédaction! Comment est-ce que cela fonctionne?

Oui, Heliograph est notre robot qui rédige des nouvelles. Nous l’avons testé pour les Jeux olympiques et avons beaucoup appris. Il a rédigé 800 tweets et mis à jour un blogue en direct sur le nombre de médailles et les statistiques. Pour nous, c’était une façon de voir si cela fonctionnait avant les élections présidentielles. Nous avons beaucoup appris sur cette technologie, sur ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas. La fréquentation a été élevée, nous n’avons pas reçu une seule plainte d’utilisateurs et la qualité était décente. Néanmoins, pour l’élection, cela va être plus difficile, car qu’arriverait-il si le robot annonçait que Trump ou Hillary a gagné, et que cela ne soit pas vrai! Nous surveillerons donc davantage de plus près. Mais avec Heliograph, notre objectif n’est pas de remplacer les journalistes, mais bien que la machine libère l’homme afin qu’il ait davantage de temps pour faire du journalisme à valeur ajoutée. Tout ce qui contient beaucoup de données, la finance, le sport, la politique, l’immobilier, là les robots peuvent faire un travail beaucoup plus rapide et plus large. Néanmoins, ils seront incapables d’en faire l’analyse, c’est là où l’humain intervient.

Un conseil pour les éditeurs qui cherchent encore leur modèle d’affaires?

Soyez audacieux et expérimentez!