Article publié dans l'édition Printemps 2022 de Gestion

Les comportements irrespectueux tolérés au sein des organisations ont des répercussions importantes sur les employés. Pour les atténuer, les gestionnaires peuvent faire échec à l’incivilité en montrant l’exemple et en instaurant des normes que tous devront respecter.

Avez-vous déjà reçu un courriel condescendant de la part d’un collègue? Lors d’une réunion d’équipe, a-t-on déjà ignoré ou même tourné en dérision vos interventions? Si vous répondez par l’affirmative à l’une de ces questions, vous avez été victime d’incivilité. Ce type de comportement se traduit par des paroles et des gestes qui peuvent vous sembler anodins à première vue, mais qui violent tout de même les normes de conduite interpersonnelles au travail[1].

Puisque l’incivilité a une portée moins grande que d’autres formes d’inconduite comme le harcèlement, il est souvent difficile de déterminer si ces comportements visent à nuire ou à faire du mal. Ambiguë et souvent insidieuse, l’incivilité est généralement balayée du revers de la main, car elle est considérée comme sans importance et sans conséquence. Pourtant, elle fait des ravages dans les organisations en érodant la culture de ces entreprises et en minant leur performance. Or, en étant proactifs et en donnant l’exemple, les gestionnaires peuvent réduire les effets de ces incidents déplorables et déconstruire les schémas d’incivilité.

Qu’est-ce qui entraîne un comportement incivil?

Plusieurs facteurs favorisent l’émergence d’un comportement incivil : des déséquilibres de pouvoir incontestables ainsi qu’une structure hiérarchique et un style de leadership autoritaire contribuent à créer un contexte où l’incivilité peut se propager rapidement[2]. Nos recherches révèlent que ces impolitesses agissent comme des formes modernes de racisme et de sexisme et contournent les politiques et les règlements organisationnels, puisqu’elles ne font pas explicitement référence aux identités sociales qui sont marginalisées (contrairement aux formes plus flagrantes de racisme et de sexisme). Ainsi, l’incivilité peut être le symptôme de facteurs culturels et organisationnels profondément ancrés qui nuisent au rendement et au bien-être des employés qui en sont victimes.

L’incivilité prospère également de façon exponentielle dans ce qui pourrait être décrit comme des cultures de haute performance. Ces contextes justifient bien souvent les comportements abrupts et méprisants au nom de la productivité. Cela amène les employés à se dire que la gentillesse n’est de mise nulle part ou qu’il est normal de se marcher sur les pieds. Mais jusqu’où peut-on aller? Une culture comme celle que nous avons décrite procure bien souvent un avantage injuste à ceux qui occupent des postes influents (et encore plus à ceux qui détiennent des identités historiquement avantagées), leur permettant de déterminer jusqu’où ils ont le «droit» d’être irrespectueux pour obtenir les rendements souhaités.

Trois façons de freiner la propagation des incivilités

En ayant des stratégies concrètes en tête, les gestionnaires risquent moins de laisser passer des interactions irrespectueuses. Pour intervenir efficacement, ils doivent tenir compte de certains facteurs contextuels comme le statut des personnes impliquées : l’acte d’incivilité s’est-il produit entre deux collègues ou a-t-il été commis par une personne de l’extérieur? Ils doivent ensuite déterminer si le comportement irrespectueux est réellement accidentel ou s’il s’inscrit dans un schéma d’incivilité.

  1. Intervenir

Mettez fin à ce comportement répréhensible ou corrigez-le sans tarder. Plutôt que d’ignorer l’incivilité, demandez au collègue qui s’est fait interrompre de terminer sa pensée. Remédiez à la situation quand l’idée de quelqu’un a été attribuée à une autre personne. Ralentissez la progression d’une réunion virtuelle pour que tous les membres de l’équipe puissent apporter leur contribution.

  1. Communiquer

Engagez un dialogue en tête-à-tête avec la personne qui a eu un comportement répréhensible pour l’éduquer sur la façon dont ses actions ont été perçues par les membres de l’équipe et lui montrer de quelle manière sa conduite les affecte. Certains employés ne réalisent tout simplement pas l’effet de leurs agissements ou de leurs paroles. Lors d’un entretien individuel, la personne est moins susceptible d’être sur la défensive.

  1. Soutenir

À court terme et dans certaines circonstances, offrez votre soutien afin que les employés ciblés par des incivilités puissent récupérer émotionnellement. Posez-leur des questions qui leur permettront de s’ouvrir par rapport à l’expérience qu’ils ont vécue.

Le prix de l’incivilité

L’incivilité peut être insidieuse, mais ses effets ne le sont pas. Une récente méta-analyse[3] menée par des chercheurs américains révèle que les employés qui en font les frais sont plus vulnérables, plus cyniques et davantage épuisés, ce qui les amène à envisager de chercher un autre emploi. Les travailleurs qui subissent des incivilités se rendent également moins disponibles pour leurs collègues et sont moins créatifs dans la réalisation de leurs tâches.

L’incivilité s’accumule au fil du temps. Elle prend généralement la forme de messages dissimulés (méta-messages) qui provoquent un sentiment de dévaluation et d’absence de considération chez l’individu ciblé. Par exemple, être interrompu lors d’un échange, présenter des idées qui sont ignorées par les autres membres de l’équipe ou recevoir un courriel avec des directives écrites en lettres majuscules sont des actes qui érodent le sentiment de valeur et réduisent l’engagement des employés. Notre recherche suggère que les organisations subissent alors les contrecoups de ces comportements, puisque les employés ressentent des émotions négatives et sont habités de pensées distrayantes qui les accablent. Résultat : leur bien-être s’en trouve altéré. L’individu à qui on a délibérément coupé la parole lors d’une réunion peut se poser une foule de questions. Mes collègues voulaient-ils vraiment m’interrompre? Peut-être voulaient-ils simplement participer à la discussion? Peut-être ne pouvaient-ils pas m’entendre?

Même s’ils ne sont pas directement ciblés par les incivilités, les employés qui en sont témoins subissent également des répercussions importantes : ils ressentent des émotions négatives plus intenses, et sont plus anxieux et moins performants ou satisfaits au travail[4]. De plus, leur confiance à l’égard du leadership en place est ébranlée et ils se sentent moins en sécurité dans l’organisation. En 2009, des chercheures soulignaient déjà que les effets des incivilités au travail se traduisent par un coût qui peut atteindre 14 000$ par personne par an[5] et qui est principalement attribuable à une diminution de l’engagement au travail de l’employé, à son absentéisme et, éventuellement, à son départ de l’organisation.

L’incivilité, un comportement contagieux?

Les gestionnaires doivent être conscients qu’en plus d’être nocive, l’incivilité se propage dans l’organisation tel un virus, infectant de vastes pans de celle-ci[6]. Cette contagion peut emmener un employé à absorber les émotions exprimées par les autres membres de l’équipe et à «infecter» à son tour ses collègues par les sentiments qu’il manifeste. Perçue par les employés comme frustrante, offensante et gênante, l’incivilité suscite des réactions telles que la colère et la tristesse. Ces émotions négatives ont alors des conséquences bien réelles sur le climat social.

Subir de l’incivilité peut aussi amener les employés à reproduire certains comportements répréhensibles ou plus graves encore comme de l’intimidation, du harcèlement sexuel ou de la violence physique. Bien que nous puissions ignorer les petits gestes de manque de respect en passant rapidement à autre chose, la contagion émotionnelle continue de prendre de l’ampleur dans l’organisation et peut même se propager jusqu’aux interactions avec les clients. Si votre organisation dépend de la performance d’équipes, l’incivilité peut être particulièrement dommageable au chapitre des relations entre les collègues.

Que faire?

Les gestes d’incivilité au sein des organisations ne sont pas rares : on estime que 98% des employés seraient confrontés à de telles manifestations dans le cadre de leurs activités professionnelles[7]. Cependant, seulement 1 à 6% d’entre eux rapporteraient ces impolitesses à leur superviseur[8]. L’ambigüité et la faible gravité de ces actes sont les principales raisons pour lesquelles les gens hésitent à les signaler. Pour se protéger, ils ont plutôt tendance à éviter la personne qui les a commis[9]. Ils craignent aussi qu’en abordant le sujet directement avec les membres de leur équipe, ces derniers les perçoivent comme étant trop sensibles ou les accusent de prêter de mauvaises intentions à l’instigateur. L’incivilité court-circuite alors la collaboration, la communication et l’innovation, qui sont toutes nécessaires à une organisation performante.

Comment favoriser une culture du respect?

Afin de contrôler la contagion de l’incivilité, les gestionnaires doivent s’attaquer aux incidents et prendre des mesures draconiennes pour établir des normes respectueuses. Écouter activement, faire preuve d’inclusion, remercier un collègue ou encore reconnaître les contributions des membres de son équipe sont autant de gestes qui peuvent générer des gains positifs et atténuer les effets d’un comportement incivil.

Les gestionnaires doivent aussi faire preuve d’autoréflexion en reconnaissant de quelle manière leur propre comportement peut inspirer le respect et servir de modèle. Lors de nos recherches, nous avons constaté que l’incivilité venant d’un superviseur aggrave considérablement la capacité des employés à effectuer leur travail[10] lorsqu’ils n’ont pas les ressources personnelles nécessaires pour affronter la situation.

Dans le feu de l’action, les gestionnaires peuvent de temps à autre perdre le contrôle, ce qui peut les pousser, par exemple, à intervenir avec plus de force qu’ils ne le voudraient auprès d’un employé, à ignorer certains échanges personnels lorsqu’un collègue demande du soutien, ou encore, à envoyer un courriel enflammé après avoir reçu une plainte d’un client important. Non seulement les gestionnaires doivent reconnaître le caractère inapproprié de leur propre comportement, mais ils doivent en parler ouvertement et encourager leurs employés à faire de même. Agir de la sorte contribue à renforcer les normes en matière de respect dans l’ensemble de l’organisation.

Bien que cela puisse sembler banal ou inutile, ces interactions irrespectueuses peuvent influer négativement sur la vie des employés. Il est donc préférable de reconnaître au besoin que vous aimeriez reformuler un commentaire ou avoir agi différemment. Cela peut se traduire par de simples excuses : «Je ne voulais pas vous interrompre tout à l’heure ; j’aimerais beaucoup entendre le reste de votre idée» ou «Je suis désolé de vous avoir brusqué dans le courriel que je vous ai envoyé hier soir ; j’apprécie votre travail acharné et je transmettrai mes pensées plus attentivement la prochaine fois». Ici, l’important, c’est de reconnaître qu’il y a eu un faux pas et que vous agirez différemment à l’avenir. Ce faisant, vous renforcez la valeur de bienveillance et vous encouragez le respect des normes organisationnelles.


Notes

[1] Cortina, L. M., Kabat-Farr, D., Magley, V. J., et Nelson, K., «Researching rudeness: The past, present, and future of the science of incivility», Journal of Occupational Health Psychology, vol. 22, n° 3, juillet 2017, p. 299-313.

[2] Han, S., Harold, C. M., Oh, I. S., Kim, J. K., et Agolli, A., «A meta-analysis integrating 20 years of workplace incivility research: Antecedents, consequences, and boundary conditions», Journal of Organizational Behavior, septembre 2021, sous presse.

[3] Ibid.

[4] Schilpzand, P., De Pater, I. E., et Erez, A., «Workplace incivility: A review of the literature and agenda for future research», Journal of Organizational Behavior, vol. 37, n° 4, octobre 2016, p. S57-S88.

[5] Pearson, C., et Porath, C., The Cost of Bad Behavior: How Incivility is Damaging Your Business and What to Do About It, London (Angleterre), Penguin, 2009, 240 pages.

[6] Foulk, T., Woolum, A., et Erez, A., «Catching rudeness is like catching a cold: The contagion effects of low-intensity negative behaviors», Journal of Applied Psychology, vol. 101, n° 1, janvier 2016, p. 50-67.

[7] Voir à ce sujet Pearson, C., et Porath, C., op. cit.

[8] Cortina, L. M., et Magley, V. J., «Patterns and profiles of response to incivility in the workplace», Journal of Occupational Health Psychology, vol. 14, n° 3, juillet 2009, p. 272-288.

[9] Hershcovis, M. S., Cameron, A.-F., Gervais, L., et Bozeman, J., «The effects of confrontation and avoidance coping in response to workplace incivility», Journal of Occupational Health Psychology, vol. 23, n° 2, avril 2018, p. 163-174.

[10] Kabat-Farr, D., Walsh, B. M., et McGonagle, A. K., «Uncivil supervisors and perceived work ability: The joint moderating roles of job involvement and grit», Journal of Business Ethics, vol. 156, n° 4, juin 2019, p. 971-985.