Article publié dans l'édition Hiver 2021 de Gestion

Une organisation décide de faire appel à un consultant pour son expertise, en y mettant le prix, afin qu’il s’attaque à un problème complexe. Il doit apprendre très rapidement une foule de choses pour élaborer des solutions sur mesure, et ce, sans rien perdre de sa précieuse crédibilité.

C’est cette pression constante subie par de nombreux consultants qu’ont étudiée Alaric Bourgoin, professeur agrégé au Département de management de HEC Montréal, et Jean-François Harvey, professeur adjoint au Département d’entrepreneuriat et innovation du même établissement universitaire. Ils ont publié les résultats de leurs recherches en 2018 dans la revue scientifique Human Relations1.


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« On voit souvent les consultants comme des experts très expérimentés et sûrs d’eux, mais plusieurs vivent beaucoup d’insécurité, parfois même un syndrome de l’imposteur ou, du moins, un stress permanent lié au fait qu’ils sont toujours lancés dans un nouvel environnement où ils ont beaucoup à apprendre », fait observer Alaric Bourgoin, lui-même ancien consultant.

Son ami de longue date Jean-François Harvey s’intéresse pour sa part aux contextes qui facilitent l’apprentissage. « Ce sont généralement des environnements où on n’est pas évalué pour sa performance, ce qui est tout le contraire d’une situation de consultation », s’exclame-t-il.

C’est justement ce paradoxe qui a convaincu les deux chercheurs de travailler ensemble afin de mieux comprendre le processus de consultation.

Bienvenue aux surperformants angoissés!

Le contenu de cet article, qui nomme enfin cette tension observée chez les jeunes et chez les plus expérimentés, a été libérateur pour plusieurs consultants qui en ont pris connaissance, constatent les deux professeurs. Toutefois, ils précisent qu’il ne faut pas croire pour autant que les consultants sont des charlatans qui utilisent des tactiques de persuasion avec un jargon pseudo-savant et de belles diapositives pour vendre très cher des services qui ne valent pas grand-chose !

En fait, cette tension serait en grande partie attribuable à la personnalité de nombreux consultants. « Plusieurs d’entre eux sont des surperformants angoissés, donc des gens extrêmement curieux et très compétents mais qui ont toujours l’impression que ce qu’ils font n’est pas bien et pas suffisant, explique Alaric Bourgoin. Ce type de personnalité est recherché par les cabinets-conseils. »

Une tension à la fois nuisible et bénéfique

Les firmes de consultants cherchent aussi à maintenir cette tension entre la crédibilité et la nécessité d’apprendre. « Si un consultant se retrouve dans une situation confortable, s’il croit avoir une expertise et s’il la délivre toujours avec la même recette, sans s’adapter au contexte, ça risque de ne pas fonctionner au bout du compte », analyse Jean-François Harvey.

M. Harvey croit que le fait d’amener un consultant à remettre sans cesse en question sa crédibilité et à chercher à bien comprendre l’environnement où il atterrit est une stratégie qui a beaucoup plus de chances de s’avérer gagnante. « C’est ainsi qu’il pourra concevoir des solutions avec son client en tenant compte des particularités de l’organisation et du contexte », ajoute-t-il.

De plus, cette tension est attisée par le métier lui-même : « Quand on facture entre 3 000 et 6 000 $ par jour à un client qui se heurte à un problème complexe sans pouvoir réutiliser une solution élaborée dans le passé pour une autre organisation, il est tout à fait normal d’être en proie à une telle tension », ajoute Alaric Bourgoin.

Pertinence, résonance et substance

Les travaux que les deux chercheurs ont réalisés à partir de données collectées pendant 21 mois d’observation et d’entrevues menées auprès de 79 consultants en management ont mis en lumière plusieurs des tactiques employées par ces professionnels pour gérer cette tension. Tout d’abord, les consultants s’efforcent de devenir des professionnels de la pertinence même s’ils ne savent pas tout.

« Les consultants utilisent des techniques et des méthodes qui produisent un maximum d’effets cognitifs en un minimum de temps. Ils survolent par exemple une grande quantité de documentation technique, tirée des bases de don- nées du cabinet, approfondissent quelques éléments clés et apprennent par cœur certains ratios afin de témoigner rapidement de leur expertise. Ils arrivent à parfaire leurs compétences très rapidement grâce au système de gestion des connaissances des cabinets », explique Alaric Bourgoin. Deuxième tactique : la résonance. Il s’agit de développer une forme de résonance avec son client en cherchant à bien comprendre ses attentes, en adoptant son langage et en amorçant un processus d’imitation et d’adaptation sur le terrain. « C’est la capacité à cibler les mots clés en usage dans l’organisation et à les réutiliser pour gagner en soutien. Ce soutien permet justement au consultant d’obtenir davantage d’information lors de ses échanges, favorisant ainsi sa compréhension du problème à résoudre ou de sa solution potentielle », fait valoir Jean-François Harvey.

Viennent ensuite des techniques visant à produire de la substance dans les livrables. Il s’agit d’une capacité à produire des résultats qui sauront impressionner par leur aspect très professionnel et convaincant. « Les firmes ont accès à plusieurs outils pour aider leurs consultants à produire ces documents qu’ils présenteront aux clients avant que tout le travail soit terminé afin de recueillir leurs critiques et de pouvoir ensuite améliorer les livrables. Parce que ces documents sont impressionnants, le client conçoit qu’il y a du travail derrière et accepte que le contenu soit parfois inadéquat », ajoute M. Harvey.

« Ces trois tactiques permettent aux consultants de marcher sur la corde raide, à la façon d’un équilibriste, pour apprendre tout en limitant les impressions négatives chez leurs clients2 », précise Alaric Bourgoin.

En raison de cette tension, le travail de consultant est difficile et usant, selon le professeur Bourgoin : « Il demande de développer une très grande flexibilité et une forte adaptabilité sur les plans émotionnel et social, ainsi qu’une capacité à comprendre son environnement et à cerner son interlocuteur, explique-t-il. C’est d’ailleurs ce qui fait en sorte que les consultants ont une très bonne employabilité après quelques années dans le domaine. »

La tension s’invite dans les organisations

Si on observe cette tension dans le monde des consultants, elle gagne aussi du terrain en entreprise. « Le monde change très vite, les gens bougent d’un poste à un autre et d’une organisation à une autre, explique Jean-François Harvey. En arrivant à un nouveau poste, personne n’ira dire qu’il ne connaît rien, qu’il a tout à apprendre ! Devant les autres, il fera comme s’il savait et accumulera une foule d’informations pour apprendre tout en restant crédible. »

Les chefs de projet sont de bons exemples de gens qui, à l’instar des consultants, doivent souvent gérer la tension entre l’apprentissage et la crédibilité. C’est encore plus difficile s’ils se joignent à une équipe formée quelques années auparavant. « Souvent, le chef de projet se retrouve à la table de travail avec des experts de différents métiers qui en savent plus que lui, illustre Alaric Bourgoin. Il subit une forte tension parce qu’il doit apprendre très vite et montrer qu’il connaît le sujet, qu’il est crédible et qu’il sera en mesure de guider l’équipe jusqu’à la fin du mandat. »


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Même les dirigeants d’entreprise doivent apprendre à gérer cette tension, par exemple lorsqu’ils se lancent dans un projet stratégique ou lorsqu’ils revoient leur modèle d’affaires. « Lorsque les dirigeants d’entreprise vont voir leurs investisseurs, qui sont souvent des sources d’information importantes, ils ne peuvent pas leur dire qu’ils ne savent pas quoi faire pour se repositionner, indique Jean-François Harvey. S’ils le font, les investisseurs partiront ! Ils doivent réussir à aller chercher les informations requises pour peaufiner leur projet tout en démontrant que le changement est pertinent. »

Dans un monde où il faut être prêt à transformer son entreprise à tout moment, les tactiques acrobatiques des consultants pourraient donc venir à la rescousse d’un grand nombre de gestionnaires et de dirigeants.


Notes

1 Bourgoin, A., et Harvey, J.-F., « Professional image under threat: Dealing with learning-credibility tension », Human Relations, vol. 71, n° 12, décembre 2018, p. 1611-1639. La revue Human Relations, classée parmi les 50 plus influentes par le Financial times, a d’ailleurs proclamé ce texte meilleur article scientifique en 2018.

2 Bourgoin, A., Les équilibristes : une ethnographie du conseil en management, Paris, École des Mines, 2015, 304 pages.