Dans les corridors, dans les réunions, on se regarde en chiens de faïence. On se cache des informations, on protège son territoire, on se suspecte. Ce climat de méfiance et de tensions est-il une fatalité? Reconstruire la confiance brisée, est-ce possible?

Selon la mythologie autochtone, deux loups nous habitent et se livrent combat. Entre loup blanc et loup noir, gagne celui qu’on nourrit. «Les loups noirs sont de plus en plus nombreux dans les organisations… parce que notre société valorise les traits de personnalité narcissiques, lance avec couleur Estelle Morin, psychologue, professeure titulaire au Département de management de HEC Montréal et membre du Consortium de recherche sur l’intelligence émotionnelle appliquée aux organisations (CREIO). On met sur un piédestal les Elon Musk et les Steve Jobs. On confond assurance et compétence. Les personnes aux traits narcissiques parlent avec aplomb, ce sont des manipulateurs chevronnés. Mais le réveil est brutal, ils sont toxiques et alimentent la méfiance.»

Et à côtoyer le loup noir, on devient cynique. «À la longue, on se dit : “De toute manière, c’est toujours pareil!” On ne croit plus possible l’intégrité ni la bienveillance. Changer une culture du cynisme et de méfiance, c’est très difficile. Ça demande une grande humilité, rare dans une société qui accorde du mérite aux narcissiques», se désole la psychologue.

Série Confiance

Le temps de la réparation

Pour Isabelle Lord, présidente de Lord Communication managériale, conférencière et autrice, l’humilité est en effet la clé lorsqu’il y a bris de confiance. «Réparer la confiance, c’est très difficile. Il y a même des ruptures fatales où, brisée, la confiance est irréversiblement perdue.» La seule issue est alors de se retirer, selon la gestionnaire d’expérience, qui croit que dans la durée, c’est la solution la moins dommageable tant pour l’individu qui, après un parcours d’introspection, pourra se repositionner ailleurs, que pour l’organisation qui verra ses résultats affectés par un climat hostile. «Au lieu de m’enliser dans un contexte contaminé par la méfiance, si j’étais patron d’entreprise, je demanderais au gestionnaire en question de se retirer et de prendre le temps de faire le point. Ce n’est pas parce que tu n’as pas été bon dans un milieu que tu ne le seras pas dans un autre.»

Si c'est possible, rétablir un climat de confiance n’est toutefois pas aisé. «La perception de la compétence, une fois entachée, est plus facile à restaurer que l’intégrité ou la bienveillance», souligne Ruchi Sinha, professeure agrégée à l’Organizational Behaviour de l’Université d’Australie du Sud, conférencière TED, spécialiste du comportement organisationnel particulièrement intéressée au phénomène de la confiance. «Il faut y mettre les efforts!»

En ce qui concerne les deux autres piliers de la confiance (bienveillance et intégrité), ils sont beaucoup plus sensibles. «Les comportements égoïstes, malhonnêtes et injustes violent la confiance à un niveau particulièrement émotif chez les individus.» Il faudra beaucoup d’efforts, de sincérité, de cohérence et de patience pour changer les perceptions négatives de tels comportements.

Une histoire sur laquelle s’appuyer

Lors d’un bris de confiance, voire d’un sentiment de trahison, la différence entre la réparation et le non-retour se situe au niveau de l’intention, observe Marie-Christine Albert, maître d’enseignement au Département de management de HEC Montréal et consultante en pratique privée. «Est-ce qu’on pense que la personne a fait exprès? Qu’elle a fait preuve de malveillance? On aura tendance à être plus nuancé dans notre réaction si on a de bons antécédents avec la personne qui nous a déçus. Ça fera mal, certainement, mais c’est plus digeste lorsqu’on peut se dire : je ne pense pas qu’elle ait fait ceci délibérément, ça ne lui ressemble pas.»

En ce sens, sa collègue, Corinne Prost, spécialiste en développement de talents, fondatrice de CAP formation et chargée de cours à HEC Montréal, ajoute que l’histoire commune est importante lorsque la confiance est en jeu. «La répétition d’un comportement non désirable crée de l’usure. Quand, pour une énième fois, ton collègue ou ton patron ne fait pas ce qu’il avait dit qu’il ferait, la confiance risque d’être ébranlée. C’est fragile, la confiance. Fragile et dynamique, parce qu’on est dans l’univers des perceptions.» Et pour éviter que les perceptions nous enlisent dans l’abus de confiance, nommer la complexité d’une situation et ajuster les attentes permettent souvent de désamorcer une tension qui aurait nui au climat de confiance.

La confiance est bel et bien un pari risqué. Accepter son interdépendance avec l’autre tout en consentant à lui dévoiler une part de sa vulnérabilité exige autant de courage que de curiosité. Et pourtant, c’est un pari qui en vaut la peine : la confiance demeure un incroyable propulseur du potentiel humain.