Article publié dans l'édition Automne 1999 de Gestion

« De l’annonce du changement à la fin du projet, les employés passent par toute une gamme de réactions », rapporte un dirigeant d’entreprise.

« Au fil des ans et des expériences de changement plus ou moins réussies, j’ai appris à porter une attention spéciale aux différentes réactions de mes employés tout au long de la période de mise en œuvre du changement. Alors qu’au tout début, les employés donnent souvent l’impression de ne pas prendre la nouvelle du changement au sérieux en continuant leur boulot comme si de rien n’était, ils sont ensuite envahis par l’incertitude et deviennent à la fois méfiants et insécures. Ils veulent savoir ce qui leur arrivera personnellement à la suite du changement. Ils demandent alors des garanties, par l’entremise de leur syndicat, sur le nombre de postes touchés et sur l’engagement ferme de la direction à aller jusqu’au bout du projet de changement. Par la suite, il y a une ouverture au dialogue : ils veulent discuter du changement et du processus ayant mené à l’adoption du projet, et veulent en connaître les tenants et les aboutissants. Puis, peu à peu, les employés commencent à douter d’eux-mêmes et de leur capacité à faire face au changement ; ils trouvent cela difficile d’avoir à acquérir de nouvelles connaissances et de nouvelles habiletés. Vers la fin du projet, certains d’entre eux sentent le besoin d’échanger et de partager ce qu’ils vivent et sont fiers de devenir des formateurs et des partenaires. »


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C’est à la lumière de ces constatations, maintes fois faites par des dirigeants, gestionnaires de projet ou consultants lors de la mise en œuvre d’un changement organisationnel, que nous avons décidé d’entreprendre la recherche d’un cadre explicatif permettant de mieux comprendre et d’anticiper les réactions des destinataires.

Les études consacrées au changement organisationnel s’intéressent généralement à la façon dont les différents acteurs – les victimes, les destinataires, les exécutants (gestionnaires) ou les dirigeants – perçoivent le changement et examinent les incidences de ce dernier sous différents angles – sociaux, politiques, administratifs, psychologiques, etc. Toutefois, de plus en plus d’auteurs1 insistent désormais sur la nécessité d’accorder une plus grande attention à l’analyse et à la compréhension des réactions psychologiques des destinataires, réactions qui, d’après nombre d’études, constituent l’un des principaux facteurs d’échec des changements organisationnels2.

C’est donc sur ces facteurs humains que nous nous pencherons dans cet article, tout en reconnaissant qu’il existe bien d’autres causes d’échec tout aussi importantes3. Nous verrons notamment comment le recours à une analyse des réactions des destinataires basée sur le concept des phases de préoccupations peut remédier aux problèmes posés par la notion de résistance au changement.

Le modèle d’analyse que nous proposerons ici permettra aux gestionnaires d’aborder la question sous un angle nouveau, de définir des méthodes d’intervention mieux adaptées aux besoins des utilisateurs finaux et d’assurer ainsi une bonne mise en œuvre du changement organisationnel.

Que sait-on des réactions habituelles des destinataires face au changement organisationnel? Sont-elles normales? Peut-on les prévoir? Ce sont là quelques-unes des questions auxquelles nous tenterons de répondre dans les pages qui suivent.

Au-delà de la résistance au changement

La perspective traditionnelle des réactions au changement organisationnel repose sur un concept central, incontournable dans l’étude des facteurs humains : la résistance au changement.

Popularisée par Coch et French en 1947, dans un article intitulé « Overcoming resistance to change » devenu un classique en la matière, la résistance au changement est un phénomène qu’on ne peut passer sous silence, comme en témoignent les nombreux articles publiés chaque année sur le sujet. Généralement définie (Collerette, Delisle, 1982) comme étant l’expression implicite ou explicite de réactions négatives ou défensives face au changement, ou de forces restrictives qui s’opposent à la réorganisation des façons de faire et à l’acquisition de nouvelles compétences, la résistance au changement est sans aucun doute la bête noire de tous ceux qui véhiculent des idées de changement. Souvent synonyme de craintes, de peurs, d’appréhensions, d’hostilité, d’intrigue, de délais, de polarisation, de conflits ou d’impatience, elle donne lieu à des interventions qui exigent des délais supplémentaires, tuent le moral et sont émotionnellement très coûteuses pour l’organisation (Kotter, Schlesinger, 1979).

De nombreux travaux ont été consacrés à la résistance au changement et à ses divers aspects : ses multiples visages, sa signification, ses sources, ses conséquences et les mécanismes auxquels on peut recourir pour mieux la gérer. En ce qui concerne plus particulièrement les facteurs à l’origine de cette résistance, les études menées sur le sujet ont permis d’isoler plusieurs types de causes possibles.

Kets de Vries et Miller (1985), par exemple, ont insisté sur les considérations psychanalytiques liées aux mécanismes de défense, tandis que Collerette, Delisle et Perron (1997) se sont davantage attachés au rôle de la personnalité, du système social et du mode d’introduction du changement.

Kotter et Schlesinger (1979), pour leur part, ont retenu d’autres raisons, parmi lesquelles la peur de perdre quelque chose d’important, l’incompréhension du changement et le manque de tolérance.

Scott et Jaffe (1992), enfin, ont expliqué la résistance comme étant une réaction à la perte de ce qui est acquis et satisfaisant : perte de sécurité, de pouvoir, d’utilité, de compétence, de relations sociales, du sens de la direction ou de territoire.

D’après les conclusions des diverses recherches, les résistances commenceraient à se manifester dès que s’amorce le changement et persisteraient souvent, avec plus ou moins d’intensité, durant tout le processus d’implantation et parfois même après la mise en œuvre du changement (Collerette, Delisle, 1982). L’attitude des gestionnaires face à ces résistances irait du respect intégral à l’ignorance totale (Collerette, Delisle, Perron, 1997). Les employés résisteraient au changement et manifesteraient des réactions négatives et défensives en raison de leur personnalité, de l’interprétation qu’ils font du changement, d’une planification ou d’une mise en œuvre inadéquate du changement.

Les lacunes des théories de la résistance

Selon King (1990), la plupart des travaux de type psychologique portant sur le changement organisationnel n’ont pas su rendre compte de la complexité du phénomène analysé puisque les réactions des destinataires face au changement n’y sont examinées que sous l’angle de la résistance.

C’est là une approche réductrice qui présente plusieurs faiblesses. Premièrement, les études basées sur cette approche ne parviennent pas à prévoir ni à quel moment ni dans quelles conditions exactes se manifesteront les résistances. On se contente de dire que le phénomène est insaisissable (Brassard, 1998). Deuxièmement, le concept de la résistance au changement n’est toujours pas opérationnalisé.

À l’exception de quelques grilles d’analyse offrant un indice général de résistance au changement4, il n’existe pas, à notre connaissance, d’outils fiables permettant de mesurer efficacement ces résistances. Troisièmement, lorsqu’on essaie de les mesurer, c’est souvent par l’intermédiaire d’une tierce partie, qui souffre elle-même de la situation et qui n’est donc pas neutre. Quatrièmement, nous avons constaté, en travaillant avec diverses organisations en situation de changement, que les dirigeants se montrent souvent réticents à aborder la question avec leurs employés de peur d’amplifier le phénomène. Eux-mêmes hésitent à exprimer ouvertement leurs réticences par crainte des représailles.

Merron (1993), notamment, fait remarquer la connotation négative du concept de résistance et souligne le problème que pose l’utilisation d’un tel concept. Cinquièmement, les interventions suggérées nécessitent souvent des interprétations psychologiques assez approfondies et des approches psychothérapeutiques (Kets de Vries, Miller, 1985) que peu de gestionnaires peuvent se permettre et qui exigent souvent des habiletés en relation d’aide. Sixièmement, nombre d’auteurs dénoncent désormais les limites de la perspective traditionnelle de la résistance au changement et s’emploient à réévaluer les résultats des études consacrées au sujet en fonction de paramètres mieux adaptés et plus opérationnels. Brassard (1998), par exemple, note, à partir de l’examen de cas vécus, le caractère déconcertant du phénomène et avance que la résistance au changement serait l’explication rationnelle ou sensée du comportement des acteurs dans un contexte donné. D’autres (Bareil, 1997; Collerette, Schneider, 1997) soutiennent que les résistances sont nécessaires et qu’elles remplissent des fonctions d’adaptation.

Kotter (1996), enfin, fait entrer en ligne de compte la notion de contrainte. D’après lui, l’individu ne serait pas systématiquement résistant au changement mais y résisterait s’il y est contraint.

Modèles dynamiques et transition

Au-delà de l’approche traditionnelle et de la notion de résistance, d’autres cadres conceptuels peuvent être employés pour aborder et étudier les réactions individuelles au changement.

Plutôt que de parler de « changement », terme qui fait référence à la modification objective de l’environnement, extérieure à soi et datée dans le temps, Bridges (1991) a proposé que l’on emploie le terme «transition» pour désigner le processus intérieur d’assimilation du changement : «Alors que tout le monde parle du changement, ce sont les transitions qui font réussir ou échouer les transformations (Bridges, 1995).» La transition est terminée quand on se sent à l’aise dans la nouvelle situation. À l’inverse du changement, la transition est individuelle, subjective et non factuelle, et dure beaucoup plus longtemps.

Les modèles dynamiques des réactions des destinataires sont d’excellents outils pour mieux comprendre ce processus de transition. Ils permettent d’établir un diagnostic et de prévoir les réactions, comportements et attitudes des destinataires. À l’inverse de l’étude des résistances qui se fonde sur une conception statique du phénomène, l’étude dynamique des réactions tient compte du contexte et de l’ensemble des facteurs qui influent sur ces réactions. Elle part du principe qu’un destinataire résiste à un moment donné, pour des raisons données, qu’il faut s’efforcer de redécouvrir à chaque fois.

Nos recherches nous ont permis de recenser trois types de modèles dynamiques décrivant les réactions humaines face au changement : le premier type prend en considération l’orientation temporelle et cognitive du processus de changement ; le second relève d’une analyse socio-émotionnelle du changement ; et le troisième correspond à une approche cognitivo-affective fondée sur l’étude des préoccupations des destinataires face au changement.

L’approche cognitivo-temporelle

Lewin (1952) et Schein (1969; 1980) ont marqué la discipline de l’étude du changement organisationnel en présentant une approche théorique basée sur un processus temporel de type cognitif. Pionnier dans ce domaine, Lewin a élaboré un modèle de changement, repris et complété plus tard par Schein, qui demeure l’un des plus connus et des plus fréquemment cités (Tellier, 1992; Collerette, Delisle, Perron, 1997) dans les différents travaux scientifiques et professionnels traitant du sujet (Beckhard, Pritchard, 1992; Marzjack, 1988). Le modèle de changement de Lewin comporte trois phases : la décristallisation, aussi appelée dégel ; l’état transitoire ou déplacement ou mouvement ; et la recristallisation, aussi appelée regel. Selon Tellier (1992), ce modèle général de changement a été appliqué au monde des organisations avec les apports de la Gestalt, ce qui a conduit à une modification de la désignation des trois phases qui ont été rebaptisées et sont devenues le commencement, la transition et la fin. On retrouve ces mêmes étapes, appelées tantôt zones de changement tantôt passages, chez plusieurs auteurs reconnus comme Beckhard et Pritchard (1992), Bridges (1980; 1991;1995) ou Weisbord (1987).

L’approche socio-émotionnelle

D’autres modèles5 expliquent la transition par des processus socio-émotionnels. Comprenant entre quatre (Scott, Jaffe, 1991) et dix étapes réactionnelles (Perlman, Takas, 1990), ils se fondent sur une série chronologique de réponses émotionnelles commençant souvent par le déni et se poursuivant par la tristesse, la culpabilité, la colère, la confusion et l’engagement. Les concepteurs de ces modèles6 font souvent l’analogie entre la façon dont les membres d’une organisation traversent une période de changement et les grands moments du deuil.

Un nouvel éclairage

Afin d’apporter un nouvel éclairage à ce champ d’étude extrêmement complexe, nous avons tenté de conjuguer les deux perspectives théoriques dont nous venons de parler pour produire un modèle explicatif qui synthétise les différents éléments des deux approches. Le modèle auquel nous sommes parvenus (voir tableau 1) présente quatre grandes étapes réactionnelles : le choc, la résistance, l’exploration et l’implication. Chacune d’elles y est définie en fonction de termes connexes proposés par différents auteurs, de cognitions et d’émotions, ainsi qu’en fonction des buts recherchés par les destinataires.

En dépit des simplifications inévitables qu’entraîne un tel exercice de synthèse, il est étonnant de constater à quel point les modèles que nous avons analysés permettent d’expliquer à peu près les mêmes phénomènes, à l’aide d’étapes prévisibles, tantôt d’un point de vue cognitif et évolutif, tantôt d’un point de vue réactionnel et émotionnel.

Ces modèles sont souvent le résultat d’observations concrètes, mais ils n’ont pas tous été validés par une méthode de recherche déductive et rigoureuse.

Tableau 1 : Relecture des modèles dynamiques décrivant les réactions des destinataires

1. Choc
  • Termes connexes : déstabilisation, début de dégel, décristallisation, fin.
  • Cognitions caractérisées par la fin du statu quo, de l’équilibre et du passé, le refus du changement : les destinataires s’en tiennent au passé et continuent à travailler comme d’habitude.
  • Émotions : déni et torpeur, insensibilité, peur du changement, paralysie.
  • Vise à absorber l’annonce du changement; à préparer une réponse.
2. Résistance
  • Termes connexes : opposition, incrédulité, refus de la réalité.
  • Cognitions caractérisées par un déséquilibre parce qu’il sous-tend la perte du passé auquel on est habitué (pertes de territoire,de relations sociales,de sécurité,de direction,etc.) et l’acceptation de nouveaux modèles. Recherche de ce qu’on a perdu. La signification des résistances doit être prise en compte.
  • Émotions : réactions difficiles à vivre et à gérer telles que peurs, anxiété, appréhensions, souffrance, tristesse, colère, chaos, culpabilité, remords, etc.
  • Vise à défendre les acquis.
3. Exploration
  • Termes connexes : changement, transition,mouvement, déplacement, zone neutre.
  • Cognitions caractérisées par l’exploration et l’ouverture, le rejet des vieilles façons de penser, de sentir et d’agir. Redéfinition de soi.
  • Émotions : confusion, abandon, résignation, soulagement.
  • Vise à explorer et à accepter,quoique de façon hésitante, de nouvelles attitudes et comportements sur la base de nouvelles informations.
  • Période la plus cruciale du changement : passage difficile entre les étapes 2 et 3.
4. Implication
  • Termes connexes : cristallisation, regel, revitalisation, résolution, renouveau, nouveau départ, commencement, adoption, engagement.
  • Cognitions caractérisées par l’acceptation de la réalité nouvelle et par l’acquisition de nouvelles croyances,attitudes ou comportements durables.Reconstruction de l’univers des représentations.
  • Émotions : bonheur, fierté, espoir.
  • Vise à stabiliser les comportements et à adopter de nouvelles habitudes de travail.

L’approche cognitivo-affective ou la théorie des phases de préoccupations

Cette approche, qui se fonde sur l’étude des phases de préoccupations, est souvent privilégiée en raison de son fondement théorique vérifié empiriquement, de ses instruments de mesure permettant la collecte directe de données auprès des destinataires (soit par entrevue individuelle soit à l’aide de questionnaires standardisés), de sa légitimité auprès des gestionnaires et des destinataires, et des possibilités qu’elle offre au niveau du ciblage des interventions.

Tableau 2 : Définition des sept phases de préoccupations et expressions connexes (Bareil, 1998)

Le destinataire se préoccupe de la (du) :

Phase 1. Aucune préoccupation

Le destinataire ne se sent pas personnellement concerné par le changement, il poursuit ses activités habituelles et fait «comme si de rien n’était». Il demeure indifférent au changement organisationnel.
Expression courante : «Ça ne me concerne pas; y’a rien là.»

Phase 2. Sécurité de son poste

Le destinataire est inquiet des incidences du changement sur lui-même et sur son poste.Il s’interroge sur le maintien de son poste à la suite de l’implantation du changement et sur les conséquences de ce dernier sur son rôle, ses responsabilités, son statut et son pouvoir décisionnel. Il a l’impression de ne plus maîtriser la situation ou de ne plus savoir ce qui l’attend, et se questionne sur sa place dans l’organisation.
Expression courante : «Qu’est-ce qui va m’arriver?»

Phase 3. Volonté et sérieux du changement

Le destinataire se questionne sur les impacts et les conséquences qu’aura le changement sur l’organisation. Il désire s’assurer que son investissement en temps et en énergie en vaudra la peine. Il se demande entre autres jusqu’à quel point l’organisation est sérieuse dans le maintien du changement à plus long terme et si le changement sera rentable.
Expression courante : «Est-ce que le changement est là pour durer?»

Phase 4. Nature du changement

Le destinataire quitte la zone de confort et commence à s’interroger sur la nature exacte du changement. Il cherche des réponses à sa méconnaissance du changement. Il devient attentif et proactif et souhaite obtenir davantage de précisions sur le changement : de quoi s’agit-il, quand et comment cela se fera-t-il, etc.
Expression courante : «Pouvez-vous me dire de quoi il s’agit au juste?»

Phase 5. Soutien disponible

Le destinataire est disposé à se conformer au changement prescrit et à en faire l’essai.Cependant, il éprouve un sentiment d’incompétence par rapport à ses nouvelles fonctions, habiletés et attitudes. Il se dit inquiet sur sa capacité à réussir et c’est pourquoi il s’interroge sur le temps,les conditions, l’aide et le soutien qui lui sont offerts. Il veut pouvoir être sûr de réussir son adaptation.
Expression courante : «Est-ce que je vais être capable de…?»

Phase 6. Collaboration avec autrui

Le destinataire se montre intéressé à collaborer et à coopérer avec d’autres. Il désire partager son expérience avec des collègues et s’enquérir de leurs façons de faire. Il veut s’impliquer dans la mise en oeuvre du changement.
Expression courante : «Ça vaudrait la peine qu’on se réunisse…»

Phase 7. Amélioration continue du changement

Le destinataire recherche de nouveaux défis.Il désire améliorer ce qui existe déjà,en modifiant de façon significative son travail ou ses responsabilités,ou en proposant de nouvelles applications du changement.Il remet en question ses méthodes de travail et souhaite améliorer ou généraliser le changement.
Expression courante : «Essayons ceci…» ou «Et si on faisait cela…»

Importée des recherches en éducation, la théorie des phases de préoccupations, développée par Hall, George et Rutherford (1986), considère la transition comme une chronologie de préoccupations décrites en situations opérationnelles et facilement modifiables, ordonnée selon une séquence évolutive non aléatoire. Les préoccupations ne font pas appel au jugement discrétionnaire du gestionnaire comme c’est le cas pour l’interprétation des résistances ou des modèles dynamiques plus émotionnels.

Cette théorie repose sur l’analyse des forces motrices vives appelées préoccupations. Une préoccupation est un sujet sur lequel on s’interroge et sur lequel on aimerait avoir des éclaircissements ou des éléments de réponse. Il ne s’agit pas nécessairement d’un problème, mais plutôt d’inquiétudes et de questions face à une situation actuelle ou anticipée. Le changement, s’il représente une menace ou un défi, devient source de préoccupations pour le destinataire qui y est confronté.

L’intensité d’une préoccupation est fonction de l’importance que le destinataire accorde à tel ou tel aspect du changement. Elle évolue au fur et à mesure de la progression du projet et peut donc s’accroître ou décroître.

Cette évolution de l’intensité serait d’ailleurs révélatrice du succès de l’adoption du changement7. En effet, à l’image d’une vague déferlante, chaque préoccupation acquerrait progressivement plus d’importance dans l’esprit du destinataire jusqu’à atteindre un point culminant, pour ensuite décroître et laisser place à la préoccupation suivante, à condition toutefois qu’on y ait trouvé une réponse adéquate. La transition serait alors la « traversée » réussie de toutes les phases de préoccupations.

Il s’agit là d’un modèle explicatif de la transition chez les destinataires qui permet d’enrichir la notion de résistance au changement par des contenus spécifiques, opérationnels, prévisibles et justifiés.

Dans la foulée des études du Centre de recherche de l’Université Austin, Bareil (1997) a repris la notion de phases de préoccupations et l’a adaptée au contexte manufacturier. Le tableau 2 présente les définitions des sept phases de préoccupations ainsi que les expressions courantes qui y sont associées. Dans les pages qui suivent, nous nous pencherons un peu plus en détail sur cette théorie des phases de préoccupations et décrirons de façon précise chacune des sept phases auxquelles, doit-on souligner, nous avons intégré des concepts reconnus empruntés à d’autres domaines ou approches.

Des exemples viendront illustrer chacune des phases et seront accompagnés de références aux commentaires du dirigeant d’entreprise cité en début d’article. Enfin, un guide d’actions et d’interventions ciblées et séquentielles (voir tableau 3) sera proposé afin d’aider les gestionnaires à faciliter la transition des destinataires.

Tableau 3 : Guide d’interventions ciblées et séquentielles

Phase de préoccupation Objectif visé Types d’intervention
1. Aucune préoccupation Déstabiliser
  • Présenter des faits et des données vérifiables.
  • Donner suffisamment d’information mais pas trop.
  • Impliquer les destinataires dans les discussions et les décisions.
  • Encourager les destinataires à parler du changement à d’autres.
2. Sécurité de son poste Rassurer ou tenir informé
  • Légitimer l’existence et l’expression des préoccupations personnelles.
  • Tenir les destinataires informés de toutes les implications du changement sur leur poste et leurs responsabilités et ce, dès que les données sont disponibles. Fournir des détails.
  • Préciser que ces données peuvent ne pas être disponibles.
  • Discuter des conséquences du changement sur les méthodes de travail.
3. Volonté et sérieux du changement Clarifier les choix
  • Clarifier les enjeux organisationnels et les raisons ayant motivé le choix du changement
  • Clarifier les impacts du changement à plus long terme sur l’organisation.
  • Montrer de la détermination quant aux résultats à atteindre.
4. Nature du changement Informer
  • Expliquer en quoi consiste le changement, présenter le plan de mise en oeuvre et parler des avantages et des inconvénients.
  • Inviter des gens de l’extérieur ayant vécu le même genre de changement à venir parler de leur expérience ou aller visiter d’autres sites d’implantation.
5. Soutien disponible Apaiser le sentiment d'incompétence
  • Rassurer les destinataires sur leurs capacités en leur indiquant le temps dont  ils disposent pour s’adapter, le genre d’aide et de soutien qu’ils peuvent recevoir, etc.
  • Clarifier les «comment faire».
  • Proposer des solutions pratiques.
6. Collaboration avec autrui Partager
  • Fournir aux destinataires des occasions d’échanger avec leurs collègues.
  • Demander à ces destinataires d’agir en qualité d’agent de changement ou d’aide technique.
  • Former des équipes de travail.
7. Amélioration continue Valoriser
  • Encourager les nouvelles propositions d’amélioration, de remplacement ou de changement des méthodes de travail.
  • Créer des réseaux d’experts.
  • Encourager ces destinataires à faire l’essai de leurs améliorations et à piloter les dossiers.

La phase 1, « Aucune préoccupation par rapport au changement », apparaît dès l’annonce du changement. Le destinataire se montre indifférent à la nouvelle et nie le changement en l’ignorant. Cet état de déni a pour conséquence de donner l’impression, de l’extérieur, que les employés ne prennent pas la nouvelle du changement au sérieux, comme le souligne d’ailleurs le dirigeant cité en début d’article. Le destinataire continue son travail comme « si de rien n’était » et attend des preuves plus concrètes. À ce stade, les interventions visent à déstabiliser le destinataire afin qu’il prenne conscience de la réalité du changement.

Il est toutefois inutile de le «bombarder» de renseignements de toutes sortes, une meilleure approche consistant à lui présenter quelques données vérifiables et à affirmer la détermination de l’organisation face au changement. Cette première phase de préoccupations rappelle l’étape du choc présentée dans le tableau 1. Le déni est une réaction défensive reconnue que l’on retrouve aussi bien dans les analyses consacrées au processus de rationalisation des effectifs (Kets de Vries, Balazs, 1997) que dans les Modèles8 décrivant les réactions des destinataires face au changement.

À force d’entendre parler du changement, le destinataire se trouve confronté à un phénomène de dissonance cognitive entraînant un état de tension psychologique qui déclenche des conduites visant à réduire l’inconfort.

Il passe alors à l’étape de la résistance (voir tableau 1). D’après la théorie des phases de préoccupations, l’inconfort est directement lié aux inquiétudes égocentriques que suscite le changement. La phase 2, qui englobe les préoccupations liées à la sécurité d’emploi, débute lorsque le destinataire est inquiet des incidences du changement sur lui-même et sur son poste. Il s’interroge sur le maintien de son poste et sur les conséquences du changement sur son rôle, ses responsabilités futures, son statut, son pouvoir décisionnel et son réseau social. Des expressions courantes telles que «Qu’est-ce qui va m’arriver?» ou «Est-ce que mon emploi est menacé?» sont typiques de cette phase. Le destinataire peut alors réagir à son insécurité en faisant appel à son syndicat, ou à d’autres coalitions représentant le pouvoir, pour défendre ses intérêts et exiger des garanties sur le nombre de postes qui seront maintenus. Différentes approches peuvent aider à mieux comprendre les réactions typiques qui se manifestent lors de cette phase. Scott et Jaffe (1992), par exemple, parlent de pertes subies (perte de sécurité, perte de relations et perte de territoire) et précisent que ces pertes font naître chez le destinataire un sentiment d’incertitude et de confusion : ce dernier a l’impression de ne plus maîtriser son avenir et ne sait plus où il se situe dans l’organisation.

Blanchard (1992) explique, par ailleurs, qu’il est dans la nature humaine de réagir d’abord au changement par un sentiment de perte personnelle. La peur de perdre son emploi est un concept qui a été largement étudié, que ce soit dans le contexte de l’insécurité d’emploi, de la rupture et de la violation du contrat psychologique ou du syndrome du survivant aux rationalisations d’effectifs.

Dans cette deuxième phase, le gestionnaire est amené à reconnaître qu’une perte s’est produite et que tout ne se passe pas comme à l’accoutumée. Il peut légitimer l’existence et l’expression des préoccupations personnelles et discuter des conséquences du changement sur les méthodes de travail, tout en se montrant le plus précis et le plus transparent possible quant au nouveau rôle, aux nouvelles responsabilités et aux nouvelles relations du destinataire. Dans certains cas, il devra fournir des précisions sur les critères de sélection des survivants, ainsi que sur l’aide et le soutien qui seront offerts à ceux qui devront quitter l’organisation, le cas échéant. Le gestionnaire pourra aussi favoriser une discussion entre les destinataires.

Par la suite, ce sont les préoccupations sur le sérieux du changement (phase 3) qui émergent. À cette étape, le destinataire s’interroge sur la volonté et la capacité de l’organisation à supporter le changement à long terme. Il cherche à s’assurer que son investissement en temps et en énergie sera récompensé et que la perte des acquis est vraiment nécessaire.

L’expression courante «Est-ce que le changement est là pour durer?» dénote un sentiment d’insécurité et une incertitude quant aux capacités de l’organisation à faire face aux changements. Cette incertitude sera encore plus grande si les antécédents de l’organisation en la matière sont peu glorieux (Rondeau, 1994). Si les changements antérieurs ont été des échecs, des demi-succès, ou ont tout simplement été abandonnés au fil des ans ou au gré des modes (gestion participative, qualité totale, ISO, réingénierie, réalignement stratégique, alliance, etc.), les préoccupations seront encore plus présentes.

Il en sera de même si l’organisation a connu une période de grande stabilité ayant donné lieu à une inertie puissante9. Pour calmer ces inquiétudes, le gestionnaire doit clarifier ses choix. Il doit préciser les enjeux organisationnels et les raisons ayant motivé l’adoption du projet de changement, ainsi que la place que ce dernier occupera parmi les autres projets de changement, tout en démontrant de la détermination quant aux résultats à atteindre. En d’autres termes, il doit créer une ouverture au changement (Armenakis, Harris, Mossholder, 1993). À ce stade, le destinataire commence à dépasser l’étape de la résistance et à envisager la possibilité de passer à l’étape de l’exploration.

La phase 4 porte sur la nature du changement. Le destinataire cherche maintenant à obtenir des réponses aux questions qu’il se pose. Il ressent le besoin d’en connaître davantage et devient proactif dans sa quête d’information. Il cherche à savoir en quoi consiste exactement le changement, comment il sera mis en œuvre, quels seront les délais d’implantation et quels seront ses avantages et ses inconvénients. Il veut tout savoir : de la prise de décision à la généralisation.

C’est alors, et alors seulement, que le gestionnaire doit livrer les détails du projet de changement et passer en revue, avec les destinataires, toutes les étapes qu’il a lui-même traversées pour en arriver à sa décision finale.

Alors qu’on estime généralement que pour bien préparer un changement, il faut donner autant de renseignements que possible, le plus tôt possible (Richardson, Denton, 1996), la théorie des phases de préoccupations préconise de respecter une certaine chronologie dans la diffusion de l’information. Les renseignements concernant la teneur du changement (phase 4) ne devraient pas précéder les données concernant la sécurité d’emploi (phase 2) et l’engagement ferme de la direction (phase 3). L’information concernant la nature du changement peut être présentée de diverses façons. On peut, par exemple, demander à des personnes externes à l’entreprise, ayant vécu le même genre de changement, de venir parler de leur expérience, ou encore proposer aux destinataires d’aller visiter d’autres sites d’implantation. À ce stade, le destinataire passe à l’étape de l’exploration du changement.

La phase 5 correspond aux préoccupations relatives au soutien disponible. Le destinataire se montre désormais disposé à se conformer au changement prescrit et à en faire l’essai, mais il doute de sa capacité à apprendre et éprouve un sentiment d’incompétence par rapport aux nouvelles fonctions, habiletés et attitudes.

Il s’interroge sur le temps dont il disposera pour s’adapter au changement, sur les conditions et sur l’aide et le soutien qui lui seront offerts. Il l’exprime ainsi : «Est-ce que je serai capable de …?» Le destinataire a l’impression de ne plus savoir ce qu’il a à faire ou comment s’organiser. Il éprouve de l’embarras lorsqu’il est confronté à de nouvelles tâches, parce qu’il ne sait pas comment les accomplir.

Pour remédier à cela, il faut s’efforcer d’accroître son sentiment d’efficacité personnelle, faciliter son apprentissage et accroître son habilitation (Thiébaud, Rondeau, 1995). Le gestionnaire peut, par exemple, le rassurer sur ses capacités en lui indiquant le temps dont il dispose pour assimiler les changements, le genre d’aide et de soutien qui seront mis à sa disposition, etc. Il peut aussi encourager la prise de risques et récompenser ceux qui s’efforcent de changer. Parfois, il lui faudra modifier les structures organisationnelles qui nuisent à l’émergence des nouveaux comportements. Le gestionnaire doit être prompt à détecter les incompatibilités du système actuel avec les exigences des nouvelles tâches.

Deux mécanismes encouragent la permanence des nouveaux comportements : tout d’abord, la possibilité de tester les nouveaux comportements et attitudes et de les intégrer à sa personnalité, et, ensuite, la possibilité de se les faire confirmer par autrui. Cette phase se situe à l’étape de l’exploration.

Ce n’est que par la suite que certains destinataires se montreront véritablement prêts à collaborer et à coopérer avec autrui. Ils aborderont alors l’étape de l’implication. À la différence des phases précédentes, les deux dernières phases de préoccupations ne s’adressent pas nécessairement à tous les destinataires.

Une fois parvenus à la phase 6, certains d’entre eux désireront s’impliquer davantage et partager leur expérience avec leurs collègues, car ils y verront des avantages pour eux et estimeront qu’il peut leur être utile d’en savoir plus sur les habitudes de travail et les façons de faire des autres.

Des expressions telles que «Ça vaudrait la peine qu’on se réunisse» témoignent de cette phase de préoccupations où le partage des idées et des expériences est souhaité et sollicité. Pour encourager les destinataires dans cette voie, le gestionnaire peut favoriser les rencontres et les réunions entre collègues et confier aux personnes motivées un rôle d’agent de changement ou d’aide technique auprès des autres destinataires. Il peut aussi former des équipes de travail qui sauront mieux définir l’aide requise et l’impact des changements sur l’organisation.

Enfin, la septième et dernière phase concerne les préoccupations liées à l’amélioration du changement lui-même. Certains destinataires trouveront dans le changement de nouveaux défis. Ils désireront perfectionner ce qui existe déjà ou tout remettre en question. Ils proposeront de nouvelles façons de faire ou de nouveaux produits et poursuivront un objectif d’amélioration continue. Le gestionnaire aura avantage à valoriser l’opinion de ces destinataires et à les encourager à formuler de nouvelles propositions d’amélioration ou même de remplacement. Il pourra notamment créer des réseaux d’experts qui feront l’essai des améliorations proposées et piloteront les dossiers, et inciter les destinataires à devenir des guides, des formateurs et des partenaires du changement.

Applications

Bien que l’étude de Bareil (1997; 1998) ait permis de vérifier la validité conceptuelle, concourante et prédictive de la théorie des phases de préoccupations en milieu manufacturier selon une méthodologie quantitative, il importe de demeurer vigilant quant à la généralisation de la séquence des préoccupations. Même si la notion de phases de préoccupations semble s’appliquer à la majorité des destinataires qui traversent une période de changement, nous pensons, tout comme Blanchard (1992), que certains destinataires, certes moins nombreux, sont immédiatement enthousiasmés par le changement, tandis que d’autres le redoutent d’emblée et y résistent aussi longtemps qu’ils le peuvent. Les individus ne sont pas tous touchés de la même façon, ni au même moment, par le changement. Le but des interventions individualisées est d’atteindre une masse critique de destinataires, en répondant le plus efficacement et le plus rapidement possible à toutes leurs préoccupations individuelles. Il faut souligner toutefois que le but du modèle explicatif élaboré à partir de la théorie des phases de préoccupations n’est pas la satisfaction des destinataires, puisque, dans certains cas, le changement fait des victimes. L’objectif en est d’améliorer le degré d’adoption du changement grâce à une adaptation des interventions aux besoins et préoccupations des destinataires.

Par ailleurs, le succès d’une approche de gestion du changement basée sur une telle théorie dépend d’un certain nombre de facteurs, recensés entre autres par Fabi et Jacob (1994).

Premièrement, la direction de l’organisation doit être prête à informer rapidement et de façon transparente tous les partenaires concernés par le changement.

Deuxièmement, le climat au sein de l’organisation doit être propice au changement, être basé sur la confiance et être caractérisé par un minimum de conflits. Troisièmement, les cadres intermédiaires doivent être impliqués dans la mise en œuvre du changement de sorte qu’ils puissent être à l’écoute des besoins et des préoccupations des employés et puissent y répondre intelligemment. Enfin, le style de leadership des gestionnaires doit être adapté à la situation. En plus d’informer, d’impliquer, de rassurer et de soutenir leurs employés, les gestionnaires doivent faire en sorte que les utilisateurs finaux aient envie de modifier leurs rôles, leurs attitudes et leurs comportements, et d’y consacrer les efforts nécessaires. Cela nécessite ce que certains appellent du «leadership transformationnel» (Bass, 1998). Un leader de ce type se caractérise par son charisme, son esprit d’initiative, sa capacité à motiver le personnel et sa capacité à prendre en considération les besoins de chacun – cette dernière composante étant la plus importante dans le cadre d’une gestion du changement basée sur les phases de préoccupations.

Selon Bass (1998, p. 6), «la prise en compte de l’individu se traduit par une acceptation des différences individuelles où la communication bidirectionnelle est encouragée et où les interactions avec les employés sont personnalisées. Le leader se souvient des conversations précédentes, est conscient des préoccupations individuelles et considère l’individu comme une personne à part entière». Le style de leadership et la façon dont il s’exprime en période de changement deviennent des éléments fondamentaux dans le succès de la gestion du changement.

Brassard (1996) souligne que lorsque la confiance, la crédibilité et la communication sont bien établies entre le gestionnaire et les destinataires, les grilles d’interprétation comme celle des préoccupations deviennent utiles, car elles facilitent le décodage et la lecture des événements et des situations.

Le gestionnaire joue donc un rôle fondamental dans la réussite du changement organisationnel, tant au niveau du choix et de la mise en œuvre des modifications qu’au niveau du soutien aux personnes concernées. «Sans cette aide, la transition s’éternise et le changement ne produit pas les résultats escomptés», explique Bridges (1991).

De même, Scott et Jaffe (1992) soulignent que «l’erreur la plus commune est de sous-estimer les effets du changement sur les gens. Certains gestionnaires pensent que s’ils se contentent de dire à leur personnel de changer, il le fera. Ils ne réalisent pas combien il peut être déstabilisant d’abandonner ses habitudes de travail». Bien que le changement exige généralement beaucoup des gestionnaires, ces derniers ont tout intérêt à consacrer suffisamment de temps à diagnostiquer les besoins et préoccupations de leurs employés et à y répondre de façon adéquate, tout au long du processus de mise en œuvre du changement.

Conclusion

Dans cet article, il a été démontré qu’une gestion efficace du changement passe par une analyse rigoureuse des réactions des destinataires. Au-delà du champ d’étude des résistances au changement, des modèles dynamiques permettent d’appréhender la transition selon une chronologie de réactions cognitives et affectives.


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La théorie des phases de préoccupations offre, en plus d’un cadre permettant d’analyser la façon dont les individus adoptent le changement, des points d’ancrage précis auxquels les gestionnaires peuvent se rattacher et à partir desquels ils peuvent agir, quel que soit leur niveau hiérarchique. Ils peuvent ainsi anticiper, chez la plupart des destinataires, l’absence de préoccupations, puis l’émergence de préoccupations de nature égocentrique (soi) qui font place à des préoccupations de nature organisationnelle (sérieux du changement, teneur et soutien) et à des préoccupations sociales (collaboration) et techniques (amélioration continue).

Cette perspective dynamique de la transition démontre bien jusqu’à quel point le changement organisationnel est lié aux individus et à leurs réactions.

Nous savons maintenant que les organisations se transforment difficilement et péniblement, par bonds successifs qui suivent l’évolution des préoccupations des destinataires tout au long du processus de transition. Ce processus peut néanmoins être facilité par un gestionnaire qui comprend les besoins changeants, mais aussi généralement prévisibles, de ses employés.

Céline Bareil est professeure à l’École des Hautes Études Commerciales de Montréal.
André Savoie est professeur au département de psychologie de l’Université de Montréal.10


Notes

1 Voir Bashein et al., 1994; Blanchard, 1992; Kets de Vries et Miller, 1985; Majchrzak, 1988;Wellins et Murphy, 1995.

2 Le taux d’échec des changements organisationnels de tous ordres est généralement élevé. Il se situe habituellement entre 33 et 55 % (Cascio, 1995; Majchrzak, 1988),mais peut aller jusqu’à 70 % dans le cas des réingénieries (Bashein,Markus et Riley, 1994;Hammer et Champy, 1993;Wellins et Murphy, 1995),et même jusqu’à 75 % pour l’ensemble des nouvelles technologies (Jacob et Ducharme, 1995).

3 Parmi les autres causes d’échec possibles, citons : les causes organisationnelles explicatives d’inertie (selon le concept du potentiel de changement,Hafsi et Fabi, 1997), les causes liées à l’environnement et au contexte, et celles liées au processus de mise en œuvre (Bashein et autres, 1994; Rondeau, 1994).

4 Voir les grilles d’analyse proposées par Collerette et Schneider, 1996.

5 Voir Kets de Vries et Miller, 1985; Kübler-Ross, 1969; Perlman et Takas, 1990, Scott et Jaffe, 1992;Weisbord, 1987.

6 Voir Kets de Vries et Miller, 1985; Kübler-Ross, 1969; Scott et Jaffe, 1992.

7 Voir Bareil, 1997; 1998; Bareil et Savoie (à paraître).

8 Voir Kets de Vries et Miller, 1985; Scott et Jaffe, 1992;

Kübler-Ross, 1969.

9 Pour de plus amples précisions sur l’inertie organisationnelle, voir Hafsi et Fabi, 1997.

10 Les auteurs désirent remercier les professeurs Laurent Lapierre,Alain Rondeau et Estelle Morin pour leurs commentaires judicieux.

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