Le monde de la gestion est traversé de certitudes et de postulats parfois discutables. Les rapports troubles entre la compétence et la performance en font partie.

Développer les compétences, croit-on, devrait conduire à une amélioration de la performance. On estime alors que l’efficience et l’efficacité à atteindre découleront d’une amélioration des comportements des employés ou des cadres concernés. Le lien entre compétence et performance se ferait donc quasi naturellement. Dans beaucoup d’entreprises, la gestion de la formation – ou, du moins, les raisonnements qui la sous-tendent – procède d’une série d’automatismes qui conduisent à un cercle a priori vertueux autour du couple « compétence-performance » et dont l’enchaînement peut s’articuler autour de trois relations causales précises et distinctes.

trois relations causales problématiques entre performance et compétence

Comment le cercle vertueux s’active

Supposons qu’un dysfonctionnement apparaisse dans les opérations, par exemple une baisse du chiffre d’affaires, une diminution de la satisfaction des clients ou encore des retards accumulés dans les livraisons. Il est traditionnellement postulé qu’au moins une partie des causes apparentes de ce problème de performance relèvent d’un déficit de compétences. Le raisonnement est le même quand il s’agit de l’anticipation d’un problème, par exemple à la suite d’un changement organisationnel. Il peut être formulé de la façon indiquée ci-dessous.

De la non-performance à la formation

Par simple effet de routine interne, en raison de l’absence d’analyse approfondie des besoins en matière de compétences ou encore sous l’impulsion de consultants, une solution-formation est proposée pour régler le problème. Dans de telles situations, la formation apparaît souvent comme la solution la plus simple à mettre en œuvre, car elle ne bouleverse aucune caractéristique organisationnelle plus lourde (contenu et division du travail, structure d’autorité, etc.). Plus ou moins ciblée, elle va toutefois susciter de grandes attentes parmi les décideurs.

De la formation à la compétence

La formation étant prescrite et organisée, on s’attend naturellement à ce qu’elle permette de développer les nouvelles compétences nécessaires : puisqu’elle est faite pour produire de la compétence, elle va « donc » produire de la compétence !

De la compétence à la performance

Enfin, si les nouvelles compétences sont effectivement acquises et mises en œuvre par les bonnes personnes au bon endroit et au bon moment, alors, suppose-t-on, le niveau de performance attendu sera au rendez-vous.

Dans une situation idéale, la boucle est ainsi bouclée, du moins en théorie. En apparence indiscutable, cette logique est très souvent intériorisée par les responsables des ressources humaines et par les gestionnaires opérationnels. Elle sera donc défendue comme telle afin d’assurer la reconduction des budgets et le maintien des équipes en place. Or, cet enchaînement logique ne se vérifie dans les protocoles de recherche que dans une minorité de situations.

Pourquoi cette logique est-elle souvent erronée ?

Tout d’abord, la formation n’est pas nécessairement la solution au problème de performance qu’on a décelé et qu’on souhaite résoudre. De nombreux facteurs sont en effet susceptibles d’expliquer une baisse de performance. La plupart du temps, des variables combinées, personnelles, organisationnelles ou environnementales sont à l’origine d’un problème complexe. Il sera donc difficile de les départager en fonction de leurs effets respectifs. Tout, ici, reposera sur la qualité de l’analyse des besoins qui aura été effectuée. De plus, si le problème posé a bel et bien une dimension « compétence », celle-ci ne sera pas nécessairement traitable avec de la formation mais plutôt grâce à d’autres décisions touchant le personnel (relocalisation, actions de mobilisation, etc.) ou questionnant les structures en place (changements dans l’organisation du travail ou dans le système de prise de décision).

Ensuite, la formation n’est absolument pas garante des compétences recherchées. La production de compétences, surtout si elles sont complexes, repose sur la qualité de la planification et de la réalisation de chacune des étapes du processus formatif (ciblage initial, choix des stratégies et des supports d’apprentissage, sélection et préparation des formateurs et des apprenants, respect des masses critiques à atteindre, accompagnement du transfert des acquis, etc.). Il y a souvent une déperdition considérable entre le niveau des objectifs d’apprentissage de départ, les savoirs et les savoir-faire effectivement développés durant l’activité, le transfert ultime de ces acquis dans l’activité de travail ainsi que leur influence potentielle sur le niveau de performance.

Quand compétence n’équivaut pas à performance : les raisons

Le passage de la compétence fraîchement acquise à la performance dans l’activité de travail ne va pas de soi. Ce n’est pas parce qu’on est compétent qu’on sera nécessairement performant. Et, a contrario, ce n’est pas parce qu’on n’est pas performant qu’on n’est pas compétent. Les raisons en sont multiples.

La performance elle-même peut être influencée par des facteurs qui n’ont rien à voir avec la compétence. Dans le cas d’un commerce de vente au détail, par exemple, où l’efficacité d’un service donné se mesure à son chiffre d’affaires et à la qualité des relations avec la clientèle, l’apparition d’un concurrent de proximité, la modification d’une politique de prix ou des rabais sur certains produits constituent des facteurs susceptibles d’influencer directement le chiffre d’affaires, et ce, même si l’équipe de vente dispose en théorie de toutes les compétences requises pour être performante. Du coup, le lien compétence-performance ne sera plus lisible et la compétence ne sera plus un déterminant valable de la performance.

Certaines variables personnelles ou contextuelles peuvent réduire fortement l’effet de la compétence acquise sur la performance. Pour reprendre l’exemple d’une formation offerte au personnel du service à la clientèle d’un commerce de détail, le fait qu’un employé n’ait pas l’appui de son gérant et de ses collègues, que sa motivation soit fortement diminuée en raison de ses problèmes personnels, que le climat de travail soit mauvais, que le système informatique tombe régulièrement en panne ou que les textes de présentation des produits comportent de nombreuses erreurs ne pourra que réduire les possibilités d’optimiser les ventes, même si, encore une fois, cet employé dispose théoriquement de toutes les compétences nécessaires pour bien faire les choses. C’est toute la question du transfert des apprentissages qui se pose ici, un domaine de gestion encore trop peu intégré par les entreprises, qui conditionne pourtant fortement les effets potentiels d’une formation.

Le développement de certaines compétences se réalise dans des espaces-temps très variables, allant de quelques heures à des durées dépassant parfois plusieurs mois. Dans ce dernier cas, le lien « compétence-performance » est pour le moins problématique : en effet, plus le temps va passer, plus d’autres variables individuelles ou organisationnelles seront susceptibles d’influer sur la relation de base. Ce phénomène est fréquent, notamment lorsqu’on cherche à mesurer le niveau de transfert des acquis trois à cinq mois après une activité de formation et, bien sûr, lorsqu’on souhaite évaluer le retour global sur investissement à l’issue de tout ce processus. Le lien « compétence-performance » existe sans doute, mais il sera distendu par le temps et dilué dans de nombreuses relations de causalité.

L’effet des compétences individuelles sur la performance s’exerce rarement en vase clos. Souvent, les compétences d’une personne sont en partie structurées par les compétences des autres personnes avec qui elle est en relation. Comment alors départager ce qui relève de l’individu et ce qui relève de son environnement dans l’atteinte des objectifs opérationnels ? La circulation des idées ainsi que le degré de collaboration et de créativité au sein d’une équipe, pour ne citer que ces dimensions-là, nous renvoient à la dynamique complexe des compétences collectives et de réseau1.

Enfin, la facilité avec laquelle il sera possible de documenter la relation « compétence-performance » dépendra de la nature même des compétences concernées. En effet, plus la compétence analysée sera de nature technique ou réglementaire et aura un caractère objectif, plus il sera a priori facile d’en préciser les contours et d’établir des liens explicites entre certaines dimensions de la compétence maîtrisée et certaines dimensions de la performance obtenue. À l’inverse, moins la compétence sera objectivable et étroitement liée aux opérations (capacité de leadership, courage managérial, etc.), plus il sera difficile de raccrocher ses effets à des dimensions précises de la performance de l’unité ou de l’organisation.

Une leçon de prudence

On voit donc qu’il n’y a pas d’enchaînement automatique liant non-performance, formation, compétence et performance.
Chacune de ces relations doit plutôt être formulée sous la forme prudente d’une hypothèse à vérifier à la pièce, en tenant compte de nombreuses variables :

  1. la formation constitue peut-être, en totalité ou en partie, la solution au problème de performance ; 
  2. la formation sera peut-être en mesure d’entraîner le développement de compétences ; 
  3. les nouvelles compétences obtenues vont peut-être permettre de retrouver ou d’augmenter le niveau de performance.

Faire de la formation un investissement et non simplement une somme de dépenses obligera les gestionnaires qui en sont responsables à sortir de ce cercle apparemment vertueux et des fausses routines qui l’accompagnent. Pour enrichir leurs décisions, ils devront s’efforcer de questionner en continu leurs pratiques de développement, d’enrichir et de diversifier leurs stratégies d’apprentissage et d’apprendre à en évaluer les répercussions sur le plan individuel et organisationnel.


Note

1 Dubois, M., et Retour, D., « La compétence collective : validation empirique fondée sur les représentations opératoires de travail partagées », Psychologie du travail et des organisations, vol. 5, n° 2-1, 1999, p. 225-243; Le Boterf, G., Construire les compétences individuelles et collectives, Éditions Eyrolles, Paris, 2013, 309 p.