Article publié dans l'édition Hiver 2019 de Gestion

Offrir un mauvais service pourrait vous coûter cher, surtout si vous tombez sur un client exaspéré ou hargneux. Mais que faire si vous constatez que votre entreprise a mal servi un consommateur ? La réponse, révèlent nos recherches1, dépendra du profil de celui-ci : est-il un conciliateur ou un justicier ? Voici comment repérer et distinguer ces deux profils de clients pour mieux traiter leurs plaintes.

Nous sommes le 9 avril 2017 à l’aéroport O’Hare de Chicago. Le pneumologue David Dao prend place à bord d’un Embraer 170 de la compagnie aérienne United Express qui doit le mener à Louisville, au Kentucky. Le vol étant surréservé, les employés décident de choisir au hasard quatre passagers qui devront attendre le prochain départ. David Dao fait partie du lot des malchanceux, mais il refuse de quitter l’appareil. United Express décide donc de faire intervenir les policiers, qui l’expulsent manu militari. Des images de David Dao ensanglanté et traîné de force par les bras hors de l’avion sont rapidement diffusées sur le web par des passagers qui ont assisté à la scène et qui, scandalisés, s’improvisent justiciers. L’indignation publique éclate.

Deux jours plus tard, à l’ouverture de la Bourse, l’action de United Express se met à dégringoler. En quelques heures à peine, elle touche le fond. La valeur boursière du transporteur aérien a perdu 1,2 milliard $ CA (0,9 G $ US).

Les gestionnaires parmi vous auront sans doute eu des sueurs froides en lisant ce récit, qui illustre de façon éloquente à quel point il est important de bien distinguer les deux types de consommateurs avec lesquels vous ferez inévitablement affaire un jour ou l’autre. D’un côté, il y a les conciliateurs, qui vous demanderont de corriger convenablement vos erreurs, sans plus. Mais il y a aussi les justiciers, ceux dont il est question dans cette histoire, qui voudront plutôt vous faire payer chèrement vos erreurs. Comment pourrez-vous les reconnaître afin de vous éviter un tel revers de fortune ?


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Portrait des insatisfaits

En résumé, les conciliateurs et les justiciers sont des consommateurs qui se plaignent dans la sphère publique, notamment sur Internet, du service offert par une entreprise. Mais qu’est-ce qui les distingue, au juste ?

Tout d’abord, chacun de ces deux types de consommateurs privilégie des moyens bien précis pour que justice soit rendue à leurs yeux. Il en existe trois : la réparation, la vengeance et la protection d’autrui. La réparation consiste tout simplement, pour un consommateur, à obtenir des excuses ou une compensation pour un tort subi. La vengeance, quant à elle, est un moyen grâce auquel un client insatisfait cherche – et parvient parfois – à punir une firme fautive. Plutôt que de se contenter d’obtenir réparation, ce client lésé tente de se faire justice en infligeant un coût à l’entreprise prise en défaut, par exemple en nuisant à son image de marque. Enfin, la protection d’autrui relève d’une conception dite déontique2 de la justice, en vertu de laquelle une personne tente de faire en sorte que justice soit rendue même si elle n’est pas directement concernée elle-même en mettant les autres consommateurs en garde contre la négligence ou les mauvaises décisions d’une entreprise.

Parmi ces trois mécanismes, le conciliateur privilégie la compensation et la protection d’autrui mais ne désire pas se venger. Le justicier, par contre, veut non seulement recevoir une compensation et protéger les autres mais aussi se venger.

Chaque profil se caractérise aussi par certains traits de personnalité bien précis. Par exemple, les justiciers croient beaucoup dans le principe de la réciprocité et s’en remettent volontiers à la loi du Talion (résumée par l’expression « œil pour œil, dent pour dent »). C’est beaucoup moins vrai dans le cas des conciliateurs. Enfin, contrairement à ce qu’on pourrait penser, la gravité de la négligence ou de la faute commise par une entreprise n’a aucun effet sur la décision d’une personne de passer aux actes, peu importe son profil. Autrement dit, ce qu’on appelle couramment une défaillance de service ne suscite pas nécessairement un plus grand nombre de plaintes de la part de justiciers lorsqu’elle est grave. De la même manière, ce n’est pas parce qu’une défaillance est bénigne que les plaintes proviendront majoritairement de conciliateurs : des justiciers pourront décider d’agir eux aussi.

Aperçu des profils justiciers versus conciliateurs selon leurs objectifs respectifs

Comment distinguer les mécontents

Connaître le profil respectif des conciliateurs et des justiciers est déjà fort utile, mais ces portraits sont très schématiques et ne permettent pas toujours de les distinguer. En pratique, comment peut-on les reconnaître ?

Pour le savoir, nous avons analysé le contenu de nombreuses plaintes publiées sur les sites américains Ripoff Report3 et Consumer Affairs4. Grâce à un logiciel qui permet de repérer certains types de mots utilisés dans un texte, nous nous sommes concentrés sur ce qu’on appelle des mots-outils (ou function words en anglais). Ce sont des mots comme des pronoms, des articles, des prépositions et des verbes auxiliaires dont la signification ne peut être comprise qu’en se référant au contexte. En soi, ils ne communiquent aucun élément de contenu.

Le résultat ? Les conciliateurs écrivent de façon assez formelle, ont moins tendance à critiquer les gens et sont portés à l’introspection, ce qui s’observe par l’utilisation fréquente du pronom je. Les justiciers, eux, expriment plus souvent leur colère, blâment autrui et désignent des coupables. Dans leurs textes, on trouve donc beaucoup les pronoms vous et ils, par exemple. En ce qui a trait à leur manière de relater les faits reliés à une défaillance de service, les conciliateurs racontent les événements en décrivant ce qui s’est passé. Les verbes qu’ils utilisent sont au passé. Ils parlent avec précision du moment et de l’endroit où les choses se sont produites. Les justiciers, eux, parlent au présent afin de mettre l’accent sur le blâme qu’ils veulent exprimer. Leur but du moment consiste à dénoncer une entreprise pour ses actions passées. Ils s’expriment aussi de façon plus abstraite afin de mieux mobiliser les autres : comme leur histoire comporte peu de détails, chacun s’y reconnaît et s’y associe plus facilement.

L’analyse rédactionnelle constitue donc une première façon de distinguer les conciliateurs et les justiciers. Mais nous avons découvert une deuxième méthode : l’examen des canaux de communication où leurs plaintes sont publiées. Nos recherches ont notamment montré que les conciliateurs gravitent plutôt autour d’agences de conseil et de protection des consommateurs, par exemple le Better Business Bureau ou Consumer Affairs, aux États-Unis. Ils veulent avant tout obtenir de l’aide pour résoudre leur problème et vont parfois jusqu’à communiquer personnellement avec l’entreprise concernée. Les justiciers, par contre, fréquentent plutôt des sites où on attaque directement les entreprises, par exemple Ripoff Report. Ils sont souvent portés à publier leurs textes de doléances dans les pages Facebook ou Twitter des entreprises dont ils se plaignent. Ils désirent d’abord et avant tout critiquer publiquement ces entreprises et leur nuire en mettant en lumière leurs méfaits.

Des réponses adaptées

Comment les gestionnaires peuvent-il traiter adéquatement les plaintes des conciliateurs et des justiciers ? Ils doivent tout d’abord comprendre ce que chacun d’eux cherche vraiment à obtenir en adressant une réclamation. Là seulement seront-ils en mesure d’accorder ce qui est demandé.

Notre analyse a indiqué qu’un conciliateur, lorsqu’il se plaint, est généralement satisfait quand son problème finit par être réglé. Et s’il persévère, il augmente ses chances d’y parvenir. Le justicier, par contre, est satisfait même s’il n’obtient pas lui-même réparation. Qu’il soit persévérant ou non ne changera rien à l’affaire : il cherche avant tout à nuire et à dénoncer, pas à obtenir compensation pour un tort subi.

Or, pourquoi certains consommateurs mettraient-ils un masque de justicier s’ils n’accroissent pas leurs chances d’obtenir un gain matériel ? Parce que le simple fait d’exprimer une plainte est suffisamment gratifiant en soi pour un justicier. Il veut d’abord et avant tout dénoncer publiquement une organisation qu’il estime fautive. Autrement dit, son objectif fondamental consiste à punir en faisant payer chèrement une défaillance de service de la part d’une entreprise. Le conciliateur, à l’inverse, veut que son problème soit réglé, un point c’est tout. Si son problème demeure irrésolu, il sera donc très mécontent.

Que doivent faire les gestionnaires devant de telles situations ? Ils doivent tout simplement traiter chaque réclamation selon le profil type du plaignant. La meilleure méthode, lorsqu’on est aux prises avec un justicier, est de lui répondre publiquement, parce que c’est ce qu’il cherche : « Nous avons bien reçu votre plainte et vous assurons que nous l’examinons avec tout le sérieux requis. » Toutefois, puisque le justicier est généralement en colère, on doit aussi communiquer avec lui en privé. De cette façon, on se rend souvent compte qu’il est plutôt ouvert à obtenir une simple compensation. Par la suite, on peut faire savoir publiquement que le problème a été résolu à la satisfaction du plaignant, auquel on peut présenter des excuses sincères.


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Lorsqu’on souhaite verser une compensation financière à un justicier, il est important de lui en parler d’abord en privé, parce qu’il ne voudra absolument pas qu’on apprenne que sa démarche est aussi motivée par l’argent. Bien qu’il adopte souvent une attitude chevaleresque et un ton moralisateur en disant qu’il agit avant tout pour protéger les autres, il ferme rarement la porte à une compensation en espèces.

A contrario, lorsqu’on a affaire à un conciliateur, tout peut se faire de façon confidentielle (courriel, téléphone ou Skype, par exemple). Plus raisonnable de nature, le conciliateur veut parvenir à une solution négociée. Souvent, il est même prêt à accepter un règlement non seulement satisfaisant pour lui-même mais de surcroît avantageux pour tous les autres consommateurs, par exemple un engagement formel à améliorer le service ou à revoir certaines procédures. Lorsqu’un conciliateur fait connaître sa plainte sur la place publique, c’est qu’il se sent dépourvu et cherche à obtenir de l’aide. Mais on peut facilement négocier avec lui en privé. Il est d’ailleurs important de noter que les conciliateurs demandent généralement des compensations financières moins substantielles que les justiciers.

D’une certaine manière, c’est un peu comme si les justiciers se donnaient pour mission de faire souffrir les entreprises fautives de toutes les façons possibles et imaginables. Ils sont généralement plus tapageurs, plus difficiles à satisfaire et plus exigeants financièrement. Bref, ils sont plus dangereux.

En conclusion, lorsqu’une entreprise reçoit une plainte écrite, son service des réclamations doit tout d’abord déterminer si le texte a été rédigé par un conciliateur ou par un justicier. De cette façon, la réputation de l’entreprise sera à coup sûr mieux protégée.

*Article écrit en collaboration avec Simon Lord, journaliste


Notes

1- Grégoire, Y., Legoux, R., Tripp, T. M., Radanielina- Hita, M.-L., Joireman, J., et Rotman, J. D., « What Do Online Complainers Want ? An Examination of the Justice Motivations and the Moral Implications of Vigilante and Reparation Schemas », Journal of Business Ethics, mars 2018, p. 1-22.

2- L’adjectif « déontique » vient du mot grec deon, deontos, qui signifie « ce qu’il faut faire, ce qui constitue une nécessité, un devoir ». Le mot français « déontologie » est dérivé de la même racine.

3- Ripoff Report est un site de plaintes américain sur lequel des consommateurs donnent leur version des faits à propos d’une défaillance de service de la part d’une entreprise, et ce, sans modification ni vérification de la part des gestionnaires du site.

4- Consumer Affairs est un site américain de protection des consommateurs qui s’efforce d’offrir des conseils et de créer des passerelles entre les entreprises et les consommateurs.