Article publié dans l'édition Hiver 2012 de Gestion

L’intrapreneuriat, que nous définissons ici1 comme l’adoption d’attitudes et de comportements entrepreneuriaux au sein d’une organisation, apparaît à un nombre croissant d’acteurs économiques comme un remède adéquat aux maux qui limitent le potentiel de développement et d’innovation des entreprises.

En effet, pour survivre et progresser, les entreprises doivent agir ou réagir de plus en plus vite, lancer de nouveaux produits et, de façon générale, inventer de nouvelles formes et modalités de création de valeur et de richesses.


LIRE AUSSI : « La stratégie du Titanic : Leçon tirée d’un échec d'une formation pour développer l'intrapreneuriat »


Suivant cette logique, elles cherchent à acquérir, à conserver ou à retrouver certaines caractéristiques entrepreneuriales comme la prise d’initiative, la capacité d’innovation, la prise de risque, l’orientation vers les occasions, la réactivité ou la flexibilité.

Dans cet article, nous tentons d’apporter des éléments de réponse à une question simple mais cruciale : comment, en pratique, peut-on favoriser ces attitudes ainsi que les comportements qui traduisent celles-ci ?

Il ne s’agit pas d’une tâche aisée, pour des raisons qui tiennent entre autres aux logiques antagonistes et conflictuelles caractérisant, d’un côté, le comportement de gestion et, de l’autre, le comportement entrepreneurial2.

Cette tâche n’est cependant pas impossible, et de nombreuses entreprises ont cherché par le passé et cherchent encore aujourd’hui à mettre en œuvre l’intrapreneuriat. Curieusement, le monde universitaire s’est peu intéressé à ces expériences3, se contentant pour l’essentiel de dresser des listes des facteurs favorables à l’intrapreneuriat4.

Au cours de la décennie passée, nous avons rassemblé des études de cas que nous exploitons ici afin de dégager les leviers le plus communément utilisés par les entreprises pour mettre en œuvre l’intrapreneuriat et les combinaisons de leviers qu’elles déploient le plus souvent (voir l’encadré 1).

En effet, et c’est là l’originalité de notre approche, nous croyons que les différents leviers ne peuvent être appréhendés isolément : ce sont leurs combinaisons qui influent in fine sur les attitudes et les comportements des employés, et ce sont ces combinaisons qu’il faut étudier.

Les combinaisons de leviers mises en œuvre par les entre- prises reflètent leurs objectifs, leur contexte et leurs caractéristiques propres; elles sont donc extrêmement variées : comment, dès lors, les appréhender ? Tout d’abord, on doit se les représenter comme des systèmes d’éléments disparates destinés à provoquer des effets sur les comportements, ce que, dans les sciences humaines et de gestion, on désigne sous le terme de dispositif5.

On peut ensuite tenter de réduire la diversité apparente de ces dispositifs en les classant selon des axes pertinents. Il devient alors possible de relever des types. Cet effort de catégorisation permet de mieux cerner le périmètre des pratiques existantes et de mettre en lumière leurs caractéristiques les plus saillantes.

Notre article propose donc, après une brève description des principaux leviers mobilisés par les entreprises, une typologie des dispositifs intrapreneuriaux, suivie d’une présentation et d’une discussion des types relevés.

Quels sont les leviers de la mise en œuvre de l’intrapreneuriat ?

Les dispositifs intrapreneuriaux sont « des assemblages d’éléments matériels, humains et symboliques, en interaction systémique les uns avec les autres6 », qui visent à encourager les employés à contribuer à la croissance, à l’innovation et au renouvellement de leur entreprise en adoptant des comportements entrepreneuriaux (saisie d’occasions, recombinaison de ressources internes, prise de risque et autonomie).

Certes, de tels comportements peuvent se manifester spontanément, mais dès qu’on désire les susciter, il devient nécessaire de faire appel à des outils de gestion. L’analyse des 22 cas d’entreprises nous a permis de relever un certain nombre de pratiques, d’actions et d’outils utilisés de façon récurrente pour mettre en œuvre l’intrapreneuriat. Nous les décrirons maintenant.

L’engagement de la direction

L’engagement de la direction, qu’on tient souvent pour acquis, peut varier considérablement en nature et en intensité. Cet engagement peut s’exprimer par des déclarations et des attitudes, amplifiées et relayées par divers outils de communication, ou par l’établissement d’un lien direct avec les intrapreneurs.

Dans le premier cas, ce sont les représentations des employés qui sont influencées, tandis que dans le second cas, ce sont les moyens d’action d’un groupe d’employés ciblé. En effet, un lien direct avec la haute direction signifie généralement plus de visibilité et un meilleur accès aux ressources7.

3M, Google ou Gore Inc. sont des entreprises qui émettent régulièrement des communications sur la nécessité d’adopter des comportements entrepreneuriaux et sur leur engagement à soutenir et à récompenser ces comportements.

La mise en place des dispositifs Enter-Prize Program (Ohio Bell), Mille Idées (Schneider Electric) et New Ventures Group (Lucent Technologies) s’est accompagnée d’intenses campagnes de communication auxquelles ont pris part les hauts dirigeants de ces entreprises. De nombreux dispositifs étudiés sont placés sous la supervision directe ou le patronage de la direction.

Citons le Change Agent Program (Siemens Nixdorf), la Corporate New Ventures Division (Procter & Gamble), le New Ventures Group (Lucent Technologies), la New Venture Organization (Nokia) ainsi que la plupart des entreprises en démarrage internes recensées (la Divisione Prodotti Freschi de Barilla, la NEES Energy Venture de New England Electric Systems, la Serengeti Eyewear Division de Corning Inc., le Projet TV sur ADSL d’Orange France Télécom et la MEMS Unity de Schlumberger).

La constitution d’espaces d’autonomie

L’autonomie constitue une dimension critique, sinon LA dimension critique, du processus intrapreneurial8. Or, elle se heurte aux priorités à court terme, aux structures de pouvoir en place, aux activités routinières et aux procédures de l’entreprise.

C’est pourquoi il est important de créer des espaces protégés dans lesquels les employés bénéficieront d’une plus grande liberté d’action et accéderont aux moyens nécessaires à la réalisation de projets innovants ou divergents.

Une solution radicale consiste à créer une entité distincte, indépendante du reste de l’organisation (possédant ses propres ressources) et autonome (sans lien hiérarchique avec les divisions opérationnelles).

Au sein de cette entité, dotée de ses règles et de ses critères de performance, les employés pourront se dédier entièrement et librement à la poursuite de leur projet innovant. C’est le cas pour une dizaine de dispositifs de notre échantillon (Corporate New Ventures Division de Procter & Gamble, Divisione Prodotti Freschi de Barilla, New Product Center de Raytheon, etc.).

Une solution moins draconienne consiste à mettre en place des « parcours fléchés » permettant aux employés désireux de poursuivre un projet d’accéder à des ressources et à des appuis sans en référer nécessairement à leur supérieur direct.

Ces parcours fléchés constituent des espaces virtuels où entrepreneurs internes, experts et dirigeants entrent en relation et coopèrent tout en continuant d’exercer leurs fonctions habituelles. On observe de tels parcours chez Ohio Bell (Enter-Prize Program), Eastman Kodak (Office of Innovation), Schneider Electric (Mille Idées), Orange France Télécom (IdClic), et plus généralement dans les entreprises pratiquant l’innovation participative, nombreuses en France et en Belgique.

Une troisième façon d’encourager l’autonomie et l’initiative individuelle consiste à mettre en place une organisation très décentralisée, composée d’unités opérationnelles petites et démultipliables. Cette pratique est observable chez 3M, où elle s’inscrit dans le credo de gestion, et chez Gore Inc. Elle faisait également partie du dispositif instauré par Scandinavian Airlines et par Acordia Inc.

La mise en place de procédures d’évaluation et d’accompagnement formalisées

La mise en place de procédures d’évaluation et d’accompagnement formalisées constitue un signal fort envoyé aux intrapreneurs potentiels (levier symbolique). Elle confirme le sérieux des déclarations de la haute direction, garantit l’objectivité et l’équité des mécanismes de sélection et de financement, et contribue au succès de projets portés par des individus motivés, certes, mais pas tous dotés des compétences et du réseau informel requis pour réussir en solo (leviers matériel et organisationnel).

La procédure d’évaluation constitue le plus souvent un processus en entonnoir composé d’étapes ayant une difficulté croissante. En amont, on trouve des mécanismes de stimulation et d’appropriation permettant de susciter et de canaliser les initiatives entrepreneuriales.

Ensuite, diverses étapes de sélection, en général trois ou quatre, permettent d’éliminer les projets les moins attrayants et d’augmenter l’engagement de l’entreprise en faveur des projets les plus prometteurs. La dernière étape consiste à aiguiller le projet abouti vers la sortie ou vers une division existante, ou à créer une nouvelle entité opérationnelle.

Du point de vue de l’entreprise, cette procédure de sélection, qui est également une procédure de financement conditionnel en plusieurs étapes, représente un outil de contrôle efficace et flexible permettant de limiter les risques inhérents aux activités d’exploration.

Les procédures d’évaluation et d’accompagnement sont habituellement confiées à quelques cadres dédiés qui conseillent les intrapreneurs et facilitent leur mise en relation avec d’autres acteurs de l’entreprise, experts ou parrains potentiels. On trouve de telles procédures dans les dispositifs établis par Ohio Bell, Xerox, Procter & Gamble, Lucent Technologies, Schneider Electric et France Télécom (IdClic).

L’intensification des échanges et de la communication

Une meilleure communication entre employés aux profils différents, plus d’échanges entre l’amont de la chaîne de valeur (les experts en technologies) et l’aval (les experts en marchés), entre niveaux hiérarchiques et une exposition à des réalités diverses (d’autres industries, pays et stratégies), contribueront à accroître la perception d’occasions à saisir et multiplieront les idées de nouveaux produits, modèles d’affaires et processus internes.

Par ailleurs, le partage d’informations favorise l’autonomie décisionnelle des individus de même que leur coopération spontanée. Il importe que les employés soient correctement informés des orientations stratégiques et des priorités de l’entreprise.

Ils doivent être en mesure de suivre l’évolution relative aux marchés, aux technologies et à la concurrence et, enfin, ils doivent savoir « qui fait quoi et où». Pour parvenir à ces résultats, les entreprises établissent différents outils de communication, formels et informels : bases de données, outils électroniques interactifs, lieux et occasions d’échanges privilégiés tels que séminaires de créativité ou foires aux innovateurs.

Le responsable de la Corporate New Ventures Division de Procter & Gamble a recouru massivement aux séminaires de créativité, aux rencontres avec des experts internes et d’autres secteurs pour encourager la créativité des entrepreneurs à l’interne.

Dans les années 1980, Ohio Bell organisait des foires annuelles permettant aux intrapreneurs de présenter leur projet et de développer leur réseau. Les intrapreneurs de France Télécom ont aujourd’hui la possibilité de présenter et de « vendre » leur projet sur des « marchés aux idées » où sont présents les hauts dirigeants du groupe.

La mise en place de systèmes d’incitations

Si de nombreux employés s’engagent initialement sans contrepartie dans l’aventure entrepreneuriale, à moyen terme tous s’interrogent sur les implications, positives ou négatives, d’un engagement qui va croissant. La question des incitations devient alors critique, et ce, à double titre : les incitations stimulent les individus potentiellement intéressés, mais elles constituent également un signal adressé à tous les acteurs de l’entreprise quant à la légitimité d’un projet intrapreneurial et à l’opportunité de le poursuivre.

La nature des incitations semble, par contre, donner lieu à un débat et la variété des systèmes mis en place dans les dispositifs étudiés reflète ce manque de consensus. Une première école prône des récompenses pécuniaires importantes. Les expériences en ce sens montrent que ce type de récompenses peut engendrer de fortes tensions entre les intrapreneurs et les autres employés (pensons au cas du New Ventures Group de Lucent Technologies).

Une deuxième école préconise l’octroi de récompenses matérielles modestes (cadeaux, primes, faible pourcentage de la valeur générée) et symboliques, essentiellement sous la forme d’une visibilité accrue et de signes de reconnaissance (primes modestes, trophées, etc.). C’est le cas pour les dispositifs Mille Idées, Enter-Prize Program et IdClic.

Enfin, une troisième école veut faire du comportement et de la réussite entrepreneuriaux un élément clé de l’évaluation de la performance individuelle et de la progression de carrière. L’entreprise la plus avancée dans ce type de pratique est 3M, mais cette logique est également présente dans les dispositifs créés par Siemens Nixdorf, Xerox et Schneider Electric.

La formation et la sensibilisation des employés

Certains dirigeants considèrent que le principal obstacle à l’intrapreneuriat se trouve dans la tête des employés, soit parce qu’ils ignorent ce qu’est l’intrapreneuriat, soit parce qu’ils s’estiment incapables de s’y lancer, ou parce qu’ils pensent qu’entreprendre est impraticable dans le cadre existant.

Si la direction veut que les employés s’engagent, elle doit, premièrement, leur expliquer ce qu’est l’intrapreneuriat, deuxièmement, les aider à acquérir le savoir-faire et les compétences nécessaires et, troisièmement, leur proposer une marche à suivre et leur fournir des repères concrets.

Plusieurs dispositifs s’articulent autour de programmes de formation dont le but premier est de transformer les représentations des participants. De tels programmes sont au cœur des dis- positifs mis en place par Siemens Nixdorf, Acordia Inc. et Gaz de France.

La règle du temps libre

Pour penser et créer, on peut se contenter de ressources financières minimes ou de ressources techniques approximatives, mais il est impossible de se passer de temps. La « règle du temps libre » est officiellement appliquée dans des entreprises telles que 3M et Google (la règle des 15 % chez 3M et la règle du cinquième jour chez Google), mais elle est officieusement appliquée dans la plupart des entreprises misant sur le capital intellectuel.

Ce levier a un fort impact sur les moyens d’action, mais il peut également avoir un effet important sur les représentations, dès qu’on lui accorde une place de choix, comme chez 3M ou Google.

Comment combiner les leviers intrapreneuriaux ?

Nous verrons maintenant comment les entreprises combinent les leviers intrapreneuriaux précédents pour atteindre leurs buts stratégiques. On remarque que les entreprises instaurent des dispositifs ad hoc qui reflètent leurs objectifs, leur contexte et leurs caractéristiques propres. Pour circonscrire la diversité qui en résulte, il faut pouvoir classer les dispositifs intrapreneuriaux selon des axes pertinents.

Les axes que nous avons retenus portent sur la morphologie plutôt que sur la fonction des dispositifs. En effet, la fonction (ou finalité) des dispositifs est souvent ambiguë (objectifs affichés multiples et contradictoires) et elle peut évoluer beaucoup au fil du temps9, tandis que la morphologie des dispositifs paraît plus stable. Par ailleurs, les dimensions morphologiques que nous avons retenues sont celles qui ont l’incidence la plus importante sur les résultats obtenus et sur la dynamique organisationnelle générée10.

Les dimensions clés permettant de classer les dispositifs intrapreneuriaux

La portée du dispositif. On constate une grande dispersion des dispositifs en ce qui concerne la portée de ces derniers. Selon qu’elle est globale, intermédiaire ou limitée, la portée aura un impact considérable sur les ressources mobilisées, la dynamique organisationnelle générée et les résultats obtenus.

Les dispositifs d’ensemble cherchent à favoriser l’adéquation du comportement de tous les employés à une stratégie d’entreprise qui agit comme un levier sur l’innovation et le renouvellement continus. Les dispositifs multiprojets sont destinés à susciter l’émergence d’une dynamique entrepreneuriale sans toutefois modifier l’organisation en profondeur.

Ils s’adressent à de nombreux employés, mais restent une option que les employés sont libres de choisir. Enfin, les dispositifs monoprojets visent à favoriser et à accélérer le développement d’un projet spécifique. Leur impact sur le reste de l’organisation est normalement limité.

La nature des leviers intrapreneuriaux utilisés. Certains dispositifs utilisent peu de leviers tandis que d’autres en combinent un grand nombre. Certains dispositifs privilégient les leviers matériels et les moyens d’action, d’autres se focalisent sur les représentations des employés et privilégient en conséquence les moyens symboliques, et d’autres encore associent ces deux types de leviers. De tels choix ont des répercussions importantes sur le comportement des intrapreneurs et sur les difficultés qu’ils devront affronter au cours de leur périple.

La relation du dispositif avec le reste de l’organisation. On observe trois cas de figure. En premier lieu, le dispositif est intégré à l’organisation et les intrapreneurs continuent d’occuper leur poste au sein de l’organisation de même que la grande majorité des experts et des commanditaires engagés dans les activités entrepreneuriales.

En deuxième lieu, le dispositif est séparé de l’organisation et les intrapreneurs sont regroupés dans une entité distincte définissant sa stratégie et dotée de ses propres ressources. En troisième lieu, le dispositif est hybride et les intrapreneurs sont regroupés dans une entité distincte dotée de ses propres ressources, mais ses orientations stratégiques sont déterminées conjointement avec les dirigeants des divisions opérationnelles.

Quels sont les types de dispositifs intrapreneuriaux ?

La classification des 22 dispositifs étudiés selon ces 3 dimensions permet de générer des combinaisons récurrentes. Ces assemblages montrent sept types de dispositifs intrapreneuriaux en fonction de leur portée, de la nature des leviers qu’ils mobilisent et de leur relation avec le reste de l’organisation (voir le schéma 1).

Type 1 : la cellule intrapreneuriale. La cellule intrapreneuriale est une entité autonome créée de façon ad hoc dans le but de permettre la poursuite d’un projet considéré par les dirigeants comme risqué ou divergent mais néanmoins intéressant ou urgent. Il s’agit du dispositif le plus simple et le plus commun. Les cellules intrapreneuriales, constituées d’une équipe restreinte, sont le plus souvent sous le contrôle direct de la direction.

Elles sont compactes et agiles et réussissent de ce fait à échapper à certaines contraintes organisationnelles. On attend des membres d’une cellule qu’ils adoptent des comportements entrepreneuriaux tels que la prise de risque, la flexibilité et la réactivité. Une fois le projet mené à bien, les cellules intrapreneuriales peuvent être dissoutes, rattachées à une division opérationnelle existante ou devenir elles-mêmes des divisions opérationnelles.

Ce dispositif, qui a fait ses preuves, semble fonctionner dans divers environnements. Le succès d’une cellule intrapreneuriale est cependant tributaire du talent de ses membres, qui doivent faire montre de multiples compétences, dont l’agilité organisationnelle et politique.

Type 2 : la plateforme intrapreneuriale. Ce type de dispositif multiprojets vise à encourager une dynamique interne porteuse de bénéfices humains (remobilisation des employés) et économiques (croissance, profits) sans que soit remis en cause le mode de fonctionnement de l’organisation.

Ce dispositif s’articule autour d’un parcours fléché. Il se veut démocratique et tous sont encouragés à contribuer, y compris avec des projets modestes. Il s’appuie souvent sur un plan de communication interne ambitieux et prévoit des procédures d’évaluation et de soutien simples et formalisées. Des récompenses symboliques (prix, trophées, etc.) et des récompenses financières modestes sont généralement prévues.

Dans la mesure où la plupart des acteurs en cause – experts, conseillers, parrains, intrapreneurs – poursuivent une autre activité en parallèle, la plateforme est intégrée dans l’organisation. Les dispositifs Enter-Prize Program (Ohio Bell) et IdClic (Orange France Télécom) ont entraîné à ce jour une dynamique intrapreneuriale forte.

Quant au dispositif Mille Idées (Schneider Electric), après des débuts prometteurs, il n’a pas été suffisamment soutenu par la direction de l’entreprise. La plateforme intrapreneuriale est relativement peu coûteuse à mettre en place, mais elle doit être gérée par des gestionnaires compétents et bénéficier d’un appui fort et durable de la part des dirigeants pour atteindre ses buts.

Type 3 : la division intrapreneuriale. Ce dispositif multiprojets vise à renforcer la croissance interne de l’entreprise en servant de levier pour l’exploitation de certains actifs intangibles (technologies de produits et de processus, compétences, marques, etc.).

Ce dispositif est assez répandu dans des entreprises où la technologie et les dépenses de R&D sont importantes (Lucent Technologies, Xerox, Nokia, Siemens Nixdorf, Procter & Gamble et Eastman Kodak). Les spécialistes de l’innovation s’accordent à affirmer qu’il faut « entourer les jeunes pousses de murs épais pour empêcher que les activités existantes ne les piétinent», et la création d’une division intrapreneuriale répond à cette injonction.

En effet, ce dispositif s’articule autour d’une entité organisationnelle autonome dotée de ses propres ressources financières et humaines et souvent rattachée à la haute direction du groupe. La division intrapreneuriale, qui définit sa stratégie et suit ses propres règles de fonctionnement, protège son personnel des pressions indues de l’organisation et de la tyrannie des résultats à court terme. En contrepartie, on attend des membres du personnel qu’ils se comportent comme de véritables entrepreneurs.

À ce titre, ils bénéficient souvent de conditions économiques avantageuses, mais ils sont aussi plus exposés en cas d’échec. De stricts critères d’évaluation inspirés des pratiques dans le domaine du capital-risque sont appliqués pour la sélection et le maintien des projets innovants au sein de la division intrapreneuriale.

Le bilan de ce dispositif est contrasté. On observe une efficacité certaine en ce qui concerne l’innovation et la génération de revenus, mais des problèmes récurrents sur le plan de la dynamique organisationnelle. En effet, bien que conçues pour être indépendantes de l’organisation, la plupart des divisions intrapreneuriales dépendent de celle-ci à un titre ou à un autre.

Cela entraîne des tensions et des conflits risquant, à terme, d’aboutir à la disparition de la division. Il faut donc concevoir ce dispositif avec soin, en accordant la plus grande attention à la gestion de ses interfaces culturelles, stratégiques et opérationnelles avec le reste de l’organisation.

Type 4 : la « boucle » intrapreneuriale. Ce dispositif multiprojets est caractérisé par un positionnement hybride (à la fois intégré et séparé) par rapport au reste de l’organisation. C’est le cas pour le New Product Center (Raytheon) et la New Venture Organisation (Nokia). La « boucle » intrapreneuriale est une entité organisationnelle indépendante du point de vue des ressources et des règles de fonctionnement, mais dont la stratégie et le portefeuille de projets sont établis conjointement avec les responsables opérationnels de l’entreprise.

Sa mission est de prendre des risques que les responsables des divisions existantes ne peuvent assumer et d’accélérer le cycle de développement et de mise en marché de projets innovants. Ici, les employés sont considérés comme des experts en développement de projet et leur statut n’est pas différent de celui de leurs collègues. La boucle intrapreneuriale se positionne non pas comme une entité foncièrement différente du reste de l’organisation, mais comme un organe spécialisé au service du fonctionnement de l’ensemble.

Elle n’est pas « propriétaire » des projets qu’elle développe : elle les prend en charge temporairement pour le compte des autres divisions. Dans la mesure où ce dispositif réussit à minimiser les conflits et les tensions tout en garantissant un environnement favorable au développement de projets divergents ou innovants, il apparaît intéressant.

Type 5 : la « tête de pont» intrapreneuriale. Ce dispositif multiprojets mobilise principalement des leviers symboliques (discours, plan de communication, programmes de formation, récompenses symboliques) dans le but d’agir sur les représentations d’employés ciblés.

Selon les hypothèses sous-jacentes à la mise en œuvre de ce dispositif, le principal obstacle à l’intrapreneuriat est « dans la tête » et la diffusion des comportements entrepreneuriaux dépend de phénomènes d’imitation et d’émulation. Ce dispositif vise à former à l’intrapreneuriat un groupe de gestionnaires qui auront ensuite la tâche d’encourager, par leur exemple et leur leadership, la diffusion de l’intrapreneuriat dans leur entourage.

On trouve ce dispositif couramment, mais il est peu documenté : notre analyse s’appuie sur deux cas (Gaz de France et Siemens Nixdorf) et sur les connaissances que nous avons acquises sur le terrain. Les programmes de formation prévus par la « tête de pont » intrapreneuriale combinent souvent des enseignements théoriques et le travail en équipe sur des projets innovants.

Les participants au programme de formation peuvent se voir attribuer des commanditaires parmi les dirigeants ou ils ont la possibilité de présenter leur projet à un groupe de dirigeants. Ils sont encouragés à mettre en pratique les connaissances et le savoir-faire acquis lors de la formation et à actionner le réseau qu’ils ont pu constituer pour promouvoir de nouvelles initiatives.

La tête de pont intrapreneuriale présente certaines faiblesses. On constate une grande dispersion dans les objectifs des participants : certains sentent qu’ils ont la fibre entrepreneuriale et veulent aller plus loin, d’autres désirent améliorer leurs compétences de gestion en général et d’autres encore satisfont à une demande émanant de leurs dirigeants.

S’il est vrai que la majorité des participants ressortent de ce type de formation motivés et convaincus, ils se heurtent cependant à de nombreuses difficultés dès qu’ils tentent de mettre en œuvre l’intrapreneuriat. Il s’agit donc d’un dispositif partiel auquel il est souhaitable d’adjoindre d’autres leviers intrapreneuriaux (l’engagement soutenu de la direction, la mise en place de procédures d’évaluation et d’accompagnement, un système d’incitations) si l’on veut en garantir l’efficacité.

Type 6 : la pseudo-organisation intrapreneuriale. Ce dispositif est ambitieux car il vise à modifier le comportement de tous les employés de l’entreprise pour qu’ils démontrent plus d’initiative et de créativité; toutefois, ses moyens paraissent limités au vu de son ambition. Les leviers symboliques sont privilégiés (déclarations de la direction, campagne de communication interne) au détriment des moyens concrets qui se limitent à une plus grande décentralisation de l’organisation.

Les moyens mobilisés sont en fait si peu nombreux que l’on peut douter de leur efficacité au-delà d’un premier impact positif sur la motivation des employés et le climat d’entreprise, d’où l’expression « pseudo-organisation entrepreneuriale ». Acordia Inc. et Scandinavian Airlines constituent deux exemples de ce dispositif.

Type 7 : l’organisation intrapreneuriale. Il s’agit du dispositif le plus ambitieux. Trois entreprises (3M, Google et Gore Inc.) mettent en place ce dispositif qui combine une large palette de leviers matériels et symboliques et qui a une portée d’ensemble.

Ces entreprises déploient des moyens considérables et cohérents : discours motivants et suivis d’actions, procédures d’évaluation transparentes et règles du jeu claires, systèmes d’incitations renforçant les autres mesures instaurées, etc. L’architecture harmonieuse des moyens mobilisés contribue à créer un environnement à la fois stimulant et rassurant pour les intrapreneurs et à nourrir une culture d’entreprise favorable à la prise d’initiative.

C’est en fait l’organisation dans son intégralité qui constitue le dispositif. Ce modèle est-il applicable dans toutes les entreprises ? Il y a lieu d’en douter. Les trois entreprises qui l’ont mis en place basent leur succès sur un foisonnement d’innovations de produits et de services et sur une supériorité technologique combinée avec une grande réactivité, des facteurs clés de succès particulièrement compatibles avec la généralisation des pratiques intrapreneuriales.

Implications et recommandations

La proposition de leviers et de dispositifs intrapreneuriaux débouche sur des implications et des recommandations ayant une portée générale. En fonction de leur histoire, de leur situation, de leurs forces et de leurs faiblesses, de leurs valeurs et de leurs objectifs, les entreprises s’intéressant à l’intrapreneuriat peuvent repérer a priori les leviers et le type de dispositif les plus appropriés, ce qui leur permettrait de gagner du temps et de mieux allouer leurs ressources. On sait aujourd’hui que, pour nombre d’entreprises, la pertinence des choix et la rapidité dans l’action stratégique sont des conditions essentielles de succès.

Notons aussi que la mise en œuvre réussie de l’intrapreneuriat dans une entreprise dépend fortement des facteurs suivants : les éléments du dispositif doivent être suffisants et cohérents et leurs interactions doivent être adéquates. Selon nous, le succès est lié à la cohérence du dispositif et à sa complétude.


LIRE AUSSI : « Êtes-vous un intrapreneur? »


La tête de pont intrapreneuriale, par exemple, est un dispositif fragile quand il ne bénéficie pas d’un renfort structurel. Bien des dispositifs s’effondrent à cause d’une incohérence entre les discours tenus par la direction et les moyens matériels qui sont attribués.

De même, selon une intuition de Kanter et al. (1990), la relation qui s’établit entre le dispositif et le reste de l’organisation constitue un déterminant majeur de son succès et de sa longévité. Cette problématique de l’adéquation et de la cohérence doit s’analyser également dans le temps, dans la prise en compte de la dynamique d’évolution des organisations qui peuvent renforcer ou désarticuler les dispositifs d’intrapreneuriat.

En somme, il n’existe pas de « bons dispositifs intrapreneuriaux » en soi, mais, de façon plus pragmatique, de « bonnes mises en œuvre ». Nous entendons par là que la réussite de l’intrapreneuriat dérive d’une compétence qu’ont certaines entreprises à sélectionner des leviers et à concevoir des dispositifs cohérents et adaptés aux capacités de l’organisation. Elle demande également un engagement dans le temps qui permettra aux acteurs en cause d’ajuster et d’améliorer progressivement le dispositif mis en place.


Notes

1 Il existe de nombreuses définitions de l’intrapreneuriat. Pour un inventaire et une discussion de ces définitions, voir Bouchard (2009 : 10).

2  Sur cette opposition, voir Stevenson et Jarillo (1990), Thornberry, (2001), Fayolle (2003).

3 À l’exception notable de la série d’articles de Kanter et al. (1990, 1991a, 1991b, 1992) sur les « moteurs de l’innovation ».

4 Voir, par exemple, les travaux de Kuratko et al. (1990), Garvin (2002), Brazeal et al. (2008), Ireland et al. (2009).

5 Agamben (2007 : 10) définit le dispositif comme « 1) un ensemble hétérogène qui inclut virtuellement chaque chose, qu’elle soit discursive ou non : discours, institution, édifices, lois, mesures de police, propositions philosophiques […] – le dispositif lui-même étant le réseau qui s’établit entre ces éléments […] – et 2) qui a une fonction stratégique concrète ». Boussard et Maugeri (2003 : 36) définissent le dispositif de gestion comme « un assemblage d’éléments matériels, humains et symboliques, en interaction systémique les uns avec les autres en vue d’organiser les activités humaines ».

6 Cette définition reprend partiellement celle proposée par Boussard et Maugeri (2003 : 36).

7 Ce lien direct est également porteur de nouvelles contraintes : un contrôle fréquent de l’avancement, une forte pression sur les résultats, etc.

8 Voir Burgelman (1983), Lumpkin et Dess (1996), Bouchard et Bos (2006), Lumpkin et al. (2009).

9 Une observation confirmée par les travaux de Hill et Birkinshaw (2008), par exemple.

10 Comme tout dispositif, les dispositifs intrapreneuriaux génè- rent des effets inattendus qui peuvent modifier l’organisation dans son ensemble.


Références

Agamben, G. (2007), Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Payot et Rivages. Amabile, T.M., Whitney, D. (1997), Corporate New Ventures at Procter & Gamble, Harvard Business School Case, n° 897088, 24 pages.

Bartlett, C.A., Mohammed, A. (1995), 3M : Profile of an Innovating Company, Harvard Business School Case, n° 395016, 20 pages.

Basso, O., Legrain, T. (2004), La dynamique entrepreneuriale dans les grands groupes, Notes de l’Institut de l’Entreprise.

Bouchard, V. (2002), Corporate Entrepreneurship : Lessons from the Field, Blind Spots and Beyond…, cahiers de recherche EM LYON, n° 2002-08.

Bouchard, V. (2009), Intrapreneuriat, innovation et croissance : entreprendre dans l’entreprise, Dunod.

Bouchard, V. (2010), « Tout le monde a des idées : un entretien avec Xavier Dagras », L’Expansion Entrepreneuriat, n° 7, septembre.

Bouchard, V., Bos, C. (2006), « Dispositifs intrapreneuriaux et créa- tivité organisationnelle : une conception tronquée ? », Revue Française de Gestion, vol. 32, n° 161, p. 95-109.

Boussard, V., Maugeri, S. (2003), Du politique dans les orga- nisations : sociologie des dispositifs de gestion, Éditions L’Harmattan.

Brazeal, D., Schenkel, M., Azriel, J. (2008), « Awakening the entrepreneurial spirit : Exploring the relationship between organizational factors and perceptions of entrepreneurial self- efficacy and desirability in a corporate setting », New England Journal of Entrepreneurship, vol. 11, n° 1, p. 9-25.

Burgelman, R.A. (1983), « A process model of internal corporate venturing in the diversified major firm », Administrative Science Quarterly, vol. 28, n° 2, p. 223-244

Chesbrough, H., Massaro, A. (2001), Lucent Technologies : The Future of the New VenturesGroup, Harvard Business School Case, n°601102, 29 pages.

Day, J.D., Mang, P.Y., Richter, A., Roberts, J. (2001), « The innova- tive organization : Why new ventures need more than a room of their own », The McKinsey Quarterly, vol. 2, mai, p. 21-31.

Deutschman, A. (2004), « The fabric of creativity », Fast Company, vol. 84, décembre, p. 54.

Fayolle, A. (2003), « Instiller l’esprit d’entreprendre dans les grandes entreprises et les organisations : auto-administration d’une potion magique ou d’un bouillon de culture ? », Gérer et Comprendre, n° 72, p. 26-39.

Garvin, D.A. (2002), A Note on Corporate Venturing and New Business Creation », Harvard Business School Publishing.

Garvin, D.A., West, J. (1997), Serengeti Eyewear : Entrepreneurship within Corning, Inc., Harvard Business School Case, n° 394033, 18 pages.

Hill, S., Birkinshaw, J. (2008), « Strategy-organization configu- rations in corporate venture units : Impact on performance and survival », Journal of Business Venturing, vol. 23, n° 4, p. 423-444.

Ireland, R., Covin, J., Kuratko, D. (2009), « Conceptualizing corpo- rate entrepreneurship strategy », Entrepreneurship Theory and Practice, vol. 33, n° 1, p. 19-46.

Iyer, B., Davenport, T. (2008), « Reversing engineering Google’s innovation machine », Harvard Business Review, avril, p. 59-68.

Kanter, R.M., Heskett, M. (2000), Lucent Technologies New Ventures Group, Harvard Business School Case, n° 300085, 16 pages.

Kanter, R.M., McGuire, J.F., Mohammed, A. (1997), The Change Agent Program at Siemens Nixdorf, Harvard Business School Case, n° 396203, 17 pages.

Kanter, R.M., North, J., Bernstein, A.P., Williamson, A. (1990), « Engines of progress : Designing and running entrepreneurial vehicles in established companies », Journal of Business Venturing, vol. 5, n° 6, p. 415-430.

Kanter, R.M., North, J., Richardson, L., Ingols, C., Zolner, J. (1991a), « Engines of progress : Designing and running entrepreneurial vehicles in established companies; Raytheon’s new product center, 1969-1989 », Journal of Business Venturing, vol. 6, n° 2, p. 145-163.