Point de vue publié dans l'édition Hiver 2019 de Gestion

Marie-Claude Ducas @Crédit : Isabelle Salmon / Numéro 7

Marie-Claude Ducas est journaliste et auteure.

À quoi votre travail sert-il, au juste ? Et à qui ? Plusieurs d’entre nous sont incapables de répondre à ces deux questions pourtant simples. Et c’est un immense problème.

Quand il n’était pas occupé à inventer les lois de la robotique ou à créer des chefs-d’œuvre de la science- fiction comme Fondation, l’auteur américano-russe Isaac Asimov écrivait des nouvelles policières pour se délasser. Ces petites histoires mettent en scène une bande d’amis, tous des intellectuels new-yorkais, qui se sont eux-mêmes baptisés « Le Club des veufs noirs ». À chacun de leurs soupers mensuels, ils demandent à un invité de raconter un fait vécu comportant une énigme demeurée jusque-là non résolue. Et pour savoir ce que l’invité fait dans la vie, on lui demande chaque fois d’entrée de jeu : comment justifiez-vous votre existence?

« Quelle merveilleuse question à poser ! » m’étais-je dit au moment même où je l’avais lue. Cette question n’a jamais cessé de me hanter depuis : quand on y pense, qui est vraiment capable d’y répondre simplement ? Beaucoup de gens ont maintenant des tâches trop complexes, dans des domaines trop pointus, pour être capables d’expliquer clairement à leur famille ou à leurs amis ce qu’ils font dans la vie... Mais surtout, bien des personnes occupent des emplois dont elles ne savent plus trop elles- mêmes à quoi ils servent : comment telle ou telle fonction aide-t-elle l’entreprise ou l’organisation (on n’ose pas parler de l’humanité dans son ensemble) à progresser?

Le fait qu’il existe une foule d’emplois absurdes – et en général démoralisants pour ceux qui les occupent – n’a bien sûr rien d’une révélation. On fait des blagues sur la bureaucratie depuis des siècles. Et la bande dessinée Dilbert, créée par Scott Adams, fait rire chaque jour des millions de lecteurs de journaux nord-américains en exploitant les innombrables absurdités liées au travail en entreprise. Mais en même temps, c’est un sujet tabou : on ne peut en traiter que sur le mode comique ou sur le ton des confidences, du genre de celles qu’on fait au terme d’une soirée bien arrosée. Mais tout ça pourrait bien changer.


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En 2013, l’anthropologue américain David Graeber1 a écrit un article par la suite traduit et publié en français sous le titre « À propos des métiers à la con2 ». Ce texte est rapidement devenu viral à l’échelle planétaire, suscitant une vague d’échanges sur le sujet. Inspiré par l’avalanche de témoignages reçus, Graeber a poussé son analyse plus loin dans son livre Bullshit Jobs3, qui est en passe de devenir un best-seller.

Il catégorise notamment les divers types d’« emplois à la con » : il y a par exemple la fonction de « faire-valoir », qui sert uniquement à bien faire paraître un supérieur, ou celle de « cocheur de cases », qui permet essentiellement de répondre à des critères arbitraires et souvent absurdes.

M. Graeber cite à l’appui des sondages récents menés au Royaume-Uni et aux Pays-Bas selon lesquels environ 40 % des gens estiment eux-mêmes que leur travail n’apporte aucune contribution significative et pourrait être éliminé sans qu’on en ressente le moindre effet. C’est d’ailleurs un phénomène que la plupart d’entre nous, intuitivement, pouvons percevoir. Si des groupes entiers de travailleurs – télémarketeurs, financiers, publicitaires, relationnistes, avocats d’affaires et cadres inter- médiaires, notamment – disparaissaient du jour au lendemain de la surface de la Terre, non seulement on ne s’en apercevrait pas, mais, dans bien des cas, l’humanité sans porterait sans doute mieux... Or, il en va tout autrement d’autres métiers : lorsque les enseignants du primaire et du secondaire, les chauffeurs d’autobus, les infirmières ou les responsables de la collecte des ordures se mettent en grève, on s’en aperçoit tout de suite. Pourtant, de façon étonnante et perverse, ce sont ces emplois qu’on valorise de moins en moins. « Il y a une relation inversement proportionnelle quasi parfaite entre le bénéfice direct qu’apporte un travail et la rémunération qu’on en tire, expliquait Graeber dans une entrevue récente au magazine The Economist4. Et ceux qui ont des emplois essentiellement inutiles en veulent secrètement aux enseignants et même aux travailleurs de l’automobile qui, eux, font vraiment quelque chose d’utile. »


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Il y aurait évidemment plusieurs autres aspects à creuser dans tout ça. Notamment le fait que beaucoup d’emplois inutiles créés récemment sont occupés par des travailleurs temporaires ou contractuels, sans protection syndicale ni filet de sécurité sociale... Il n’empêche que, dans l’ensemble, on voit de plus en plus le travail utile se faire dévorer par l’inutile. Qu’on soit professeur, infirmière ou même chauffeur de camion, on a toujours plus de paperasse à remplir et de moins en moins de temps et d’énergie pour bien accomplir la fonction première de notre métier. Et n’oublions pas que l’automatisation et la robotisation ont carrément éliminé la raison d’être de beaucoup d’emplois. Avec les progrès de l’intelligence artificielle, cela ne pourra que s’accentuer.

À quoi allons-nous occuper nos vies ? Paradoxalement, nous ne nous sommes jamais autant plaints du stress et du manque de temps, tandis que les problèmes liés à la conciliation travail-famille ne cessent d’émerger comme préoccupation fondamentale. L’autre enjeu primordial pour l’humanité, c’est le réchauffement planétaire. Ne devrait-on pas se questionner sérieusement sur le bien-fondé d’une production aussi colossale de gaz à effet de serre pour déplacer autant de monde à seule fin d’accomplir des tâches largement inutiles ? Qu’arriverait-il si, demain matin, on permettait à plus de gens de se consacrer à quelque chose qu’ils jugent vraiment important ? De quoi aurait l’air une société avec un revenu minimum garanti pour permettre aux gens de faire ça ?

Bien sûr, tout cela est loin d’être simple à mettre en œuvre. Mais voilà justement une piste pour créer de nombreux emplois hautement utiles, que ce soit pour des chercheurs dans des domaines variés, pour divers types d’administrateurs... et même pour des communicateurs, des avocats ou des financiers.

Et vous, comment justifiez-vous votre existence ?


Notes

1- David Graeber a été maître de conférence au Département d’anthropologie de l’Université de Londres de 2007 à 2013 et enseigne maintenant à la London School of Economics and Political Science.

2- Titré « On the Phenomenon of Bullshit Jobs – A Work Rant », cet article a été publié dans le magazine britannique Strike! en août 2013.

3- Graeber, D., Bullshit Jobs – A Theory, New York, Simon & Schuster, 2018, 368 pages.

4- Entretien avec David Graeber, « Bullshit Jobs and the Yoke of Managerial Feudalism », The Economist, section « Open Future », 29 juin 2018.