Les organisations modernes sont inclusives, innovantes et flexibles. Mais ces idéaux cachent certaines contradictions qui sont aussi sources d’exclusion, de conservatisme et de rigidité. Comment faire pour mieux comprendre ces paradoxes et agir en conséquence? La pensée complexe, et plus particulièrement la dialogique, proposent une approche éclairante.

La dialogique, concept clé de la pensée complexe, nous invite à voir les organisations comme des systèmes où des forces opposées coexistent. Elle permet de comprendre comment des tensions, à la fois antagonistes et complémentaires, façonnent la réalité organisationnelle. En adoptant cette approche, les gestionnaires peuvent mieux saisir et mieux gérer les paradoxes qui jalonnent leur quotidien.

Prenons quelques exemples : dans un hôpital, une tension fondamentale s’exerce entre la maladie et la guérison; dans un club sportif, entre l’amusement et la recherche de performance; et dans une organisation prônant les principes d’EDI, on oscille entre l’exclusion et l’inclusion. Ces tensions définissent donc l’organisation. Pour être efficaces en tant que gestionnaires, il faut les reconnaître, les analyser et les gérer efficacement.

Les pièges à éviter

Au sein d’une organisation, il est crucial d’éviter certaines approches simplificatrices qui peuvent fausser la réflexion et l’action. Les postures harmonisantes, manichéistes et dialectiques représentent autant de pièges à déjouer.

- Le piège de l’harmonie : il consiste à nier l’existence des tensions qui touchent l’organisation. Dans cette perspective, le simple fait de nommer les contradictions, les antagonismes ou les paradoxes est souvent perçu comme une attitude négative qu’il faut à tout prix corriger.

- Le piège manichéiste : cette approche simplifie la réalité, en la réduisant à une opposition entre deux extrêmes et en cherchant à éliminer un des pôles en tension. Par exemple, se concentrer uniquement sur l’ordre en espérant éliminer ainsi le désordre rend l’organisation rigide. De même, vouloir effacer la diversité des intérêts individuels revient à se priver de la richesse que peuvent offrir les dissidences.

- Le piège dialectique : cette approche se limite à percevoir la réalité uniquement à travers ses contradictions, en cherchant à résoudre les tensions par une solution définitive. Par exemple, on peut voir les relations au sein de l’organisation comme une lutte entre les intérêts individuels et les objectifs collectifs. Une fois cette lutte ciblée, on tente d’imposer une solution unique pour l’éliminer, en négligeant l’aspect complémentaire de cette dualité, pourtant essentiel à la dynamique organisationnelle.

Le design dialogique

Gérer une organisation suppose que l’on navigue entre des pôles en tension et que l’on fasse des choix éclairés. Le design dialogique nous invite à reconnaître ces tensions, tout en acceptant que les choix effectués ne constituent pas des solutions définitives : ils sont plutôt des réponses partielles, adaptées au contexte, mais toujours influencées par la tension sous-jacente.

Prenons l’exemple des organismes dont la mission est l’inclusion : ils devront toujours composer avec une tension entre inclusion et exclusion. La première étape consiste à reconnaître l’existence de cette tension. Ensuite, il est essentiel de dépasser une vision manichéenne, selon laquelle l’inclusion est toujours perçue comme positive et l’exclusion comme négative. Enfin, il faut aller au-delà de l’approche dialectique, qui cherche une solution définitive pour réconcilier ces termes perçus uniquement comme antagonistes, alors qu’ils sont aussi complémentaires.

La voie dialogique nous invite à accepter qu’il soit impossible d’éliminer la tension qui existe entre inclusion et exclusion. Elle nous pousse à reconnaître que tout processus d’inclusion comporte une part d’exclusion. Ces exclusions peuvent être de nature opérationnelle (nombre de personnes admises), conceptuelle (type de sujet abordé), temporelle (plage horaire choisie pour une rencontre), physique (taille de l’espace), comportementale (règles à respecter), etc. Il s’agit d’exclusions potentielles qui peuvent être perçues comme légitimes ou non, selon le contexte.

Opérationnaliser la dialogique

Pour traduire cette approche en actions concrètes, on peut utiliser une grille d’analyse pour examiner une organisation sous différents angles et dans divers contextes. On peut ainsi analyser un projet, un programme, un poste à combler, une entrevue, une évaluation, etc. En somme, il s’agit d’un véritable outil de design organisationnel.

Un processus en trois étapes

1 - Définir l’objet d’analyse 

La première étape consiste à préciser ce qui doit être analysé. Il peut s’agir de la gouvernance de l’organisation, d’un processus ou de méthodes de travail, de relations professionnelles, d’un service spécifique, d’une fonction, d’une activité, d’une recherche ou même de la conception d’un sondage. Cette méthodologie, universelle, s’applique à différents niveaux : stratégique, tactique ou opérationnel. Dans l’exemple présenté dans le graphique à la page suivante, l’objet d’analyse choisi est la nature des organismes communautaires.

2 - Clarifier les paramètres

Les paramètres sont des variables qui donnent un cadre et une signification à la tension ciblée. Leur définition est essentielle pour enrichir l’analyse. Dans cet exemple, les deux paramètres choisis sont la stratégie sociale et la nature du rapport au travail. Bien que ces tensions puissent exister dans toutes les entreprises, leur analyse varie en fonction du type d’organisation concernée.

3 - Analyser les pôles en tension associés à chaque paramètre

Cette étape consiste à examiner, dans le contexte défini (objet et paramètres), les deux pôles en tension qui reflètent la réalité organisationnelle. Leur détermination est influencée par les perspectives et les valeurs des différents acteurs, qu’il s’agisse de gestionnaires, de consultants, d’administrateurs, de travailleurs ou de participants. Comprendre ces pôles est essentiel pour orienter les actions et maintenir une cohérence avec le type d’organisation.

Maintenir la cohérence dans les choix organisationnels

L’organisation, en tant qu’entité vivante, oscille constamment entre des pôles, faisant ainsi évoluer son profil. Cibler les tensions, analyser le contexte et effectuer des choix éclairés sont des étapes essentielles pour assurer une gestion cohérente. Chaque décision permet de mieux comprendre les dynamiques en jeu et d’orienter les actions. Toutefois, il est crucial de se rappeler que même lorsqu’un pôle est privilégié, l’autre pôle subsiste en toile de fond, ce qui influe toujours sur la réalité organisationnelle.

Pour approfondir l’analyse, on peut poser trois questions pour chaque tension :

1 - Quel pôle convient le mieux à l’organisation, considérant son profil et sa nature?

2 - Vers quel pôle l’organisation tend-elle actuellement?

3 - Quel profil les acteurs souhaitent-ils privilégier?

Plutôt que de chercher à éliminer ces tensions, le design dialogique propose de mieux les comprendre et de les transformer en leviers pour atteindre des solutions créatives et adaptatives. Adopter cette méthodologie devient une véritable démarche qui favorise la création d’organisations plus performantes et plus humaines.

Article publié dans l’édition Printemps 2025 de Gestion