Article publié dans l'édition Automne 2019 de Gestion

La non-concordance entre les employés et leur environnement de travail, notamment sur le plan des valeurs, contribue fortement à l’épuisement professionnel. Il est donc essentiel de recruter des personnes dont les valeurs correspondent à celles de l’entreprise.

Chaque année, 20 % des travailleurs canadiens souffrent d’une maladie liée au stress, selon Statistique Canada1. Parmi les milléniaux américains, ce sont plutôt 28 % qui se disent proches de l’épuisement professionnel (ou burn-out), selon un sondage réalisé par la firme Gallup en 20182. Outre les souffrances occasionnées par ce fléau, les répercussions économiques sont de taille : le stress en entreprise représente 19 % des coûts liés à l’absentéisme et 40 % des coûts de roulement du personnel, en plus d’être la cause principale de 60 % des accidents de travail.


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L’épuisement professionnel est bien sûr multifactoriel, mais la concordance entre les employés et leur milieu de travail joue un rôle déterminant. Dans un monde idéal, les gens devraient occuper des emplois et œuvrer dans des organisations qui leur correspondent, tant du point de vue des valeurs qu’en ce qui a trait aux compétences, aux connaissances et à la culture.

Des rôles ambigus et conflictuels

À l’issue d’une étude réalisée auprès des employés du réseau de la santé public québécois, nous avons fait le constat suivant : l’adoption de mesures de restriction et de rationalisation au cours des cinq dernières années ainsi que les deux vagues de centralisation auxquelles nous avons assisté depuis une vingtaine d’années ont mis à mal le rapport entre les valeurs des employés et celles prônées par le réseau lui-même. L’écart n’a cessé de croître. En effet, dans le but d’optimiser le fonctionnement et le rendement du système de santé pour des motifs budgétaires, la durée des soins fait dorénavant l’objet d’un encadre- ment plus serré, les tâches et les rôles sont souvent ambigus et conflictuels, alors que la supervision des employés et le soutien requis sont parfois inexistants. Ce contexte crée une opposition entre les valeurs des soignants et celles du système d’aujourd’hui.

À preuve, moins de 12 % des 289 médecins spécialistes interrogés lors d’un sondage ont répondu qu’ils partageaient les mêmes valeurs que celles véhiculées par le ministère de la Santé et des Services sociaux, alors qu’à peine 28 % se disaient en accord avec ces valeurs organisationnelles. Nos recherches antérieures nous ont également permis d’observer des résultats similaires pour les autres catégories de soignants3.

L’épuisement professionnel

L’épuisement professionnel s’aggrave d’année en année dans les sociétés occidentales, et ce, principalement en ce qui a trait à la dimension émotionnelle de l’épuisement professionnel. En effet, les autres dimensions que sont le cynisme et la perte du sentiment d’accomplissement semblent moins touchées pour l’instant.

Néanmoins, il faut être très prudent et ne pas tarder à agir auprès des personnes touchées car, avec le temps, l’épuisement émotionnel finit par aggraver les deux autres dimensions de l’épuisement professionnel, à commencer par l’apparition d’un certain cynisme à l’endroit de son emploi, puis par la perte du sentiment d’accomplissement au travail. Il faut donc intervenir dès les premiers signes de l’épuisement émotionnel : lorsque ces deux autres aspects se manifestent, il devient plus difficile de corriger le tir.

À titre d’exemple, dans le milieu de la santé, la dépersonnalisation chez le personnel soignant est un mécanisme de défense qui a pour fonction de réduire l’attachement aux patients. Ainsi, le personnel médical en état d’épuisement peut être amené à traiter les patients de manière impersonnelle, car l’attachement ne ferait qu’accroître sa détresse psychologique. Cependant, de toute évidence, cette réaction est contraire aux bonnes pratiques pour assurer la qualité des soins. Comment résoudre ce problème épineux ?

La mobilisation du personnel

En plus d’entraîner de la confusion et des conflits en matière de définition des responsabilités de chacun, l’épuisement professionnel résultant de la non-concordance entre les valeurs des employés et celles de l’organisation est aussi source de stress, de perte d’identification avec l’organisation et de démobilisation des employés.

Les membres du personnel ont en effet besoin d’éprouver un sentiment d’appartenance à leur milieu de travail. Le fait de se reconnaître dans les valeurs de leur organisation contribue bien sûr à renforcer ce sentiment. Or, dans le cas contraire, les employés vivent un conflit intérieur destructeur : pour eux, le fossé qui sépare ce qu’ils veulent faire et ce qu’ils doivent faire est source d’inquiétude et de souffrance. Leur productivité, leur attachement et leur dévouement diminuent alors. En fait, il ne s’agit pas  simplement de promouvoir les valeurs organisationnelles : encore faut-il que les employés les partagent, qu’il y ait concordance entre ces deux systèmes de valeurs.

Même certaines pratiques « à haute implication » (développement des compétences, pouvoir décisionnel, accès à l’information et formes de reconnaissance non financières) qui ont fait leurs preuves pour stimuler les employés et pour réduire le nombre de cas d’épuisement professionnel ne sont efficaces que dans la mesure où le personnel partage les valeurs de l’organisation. Bien utilisées, ces pratiques insufflent aux employés un plus grand sentiment d’habilitation (empowerment) directement lié à la correspondance de leurs valeurs avec celles de leur entreprise. Cette cohérence contribuerait donc à améliorer la santé psychologique des employés.

Le même constat s’impose en ce qui a trait à la performance au travail. Les efforts réalisés par les gestionnaires afin de mettre en œuvre les pratiques de gestion que nous avons vues ci-dessus seront tout aussi vains si le personnel soignant n’a pas le sentiment de posséder les compétences nécessaires pour réaliser ses tâches avec succès, s’il n’a pas suffisamment d’autonomie pour prendre des décisions ayant un effet concret sur la qualité de son travail et si les responsabilités qui lui sont conférées l’éloignent de sa pratique médicale et réduisent le sens de son travail. Il y a donc lieu de s’interroger sur le climat de travail et sur la dynamique des acteurs organisationnels avant d’investir dans de nouvelles pratiques de gestion.


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Pour pousser un peu plus loin cette réflexion, nos observations laissent également entendre qu’un climat de confiance entre les médecins et les autres membres du personnel soignant est essentiel à l’apparition et au renforcement du sentiment de responsabilisation des employés. Encore une fois, la concordance est de mise, car les établissements de santé qui investiraient dans de nouvelles pratiques de gestion obtiendraient peu de résultats s’ils ne s’assuraient pas d’établir en amont un lien de confiance  entre les divers professionnels de la santé et des services sociaux.

L’importance du sens au travail

La mission d’une organisation permet de donner un sens aux efforts individuels et collectifs, quel que soit le secteur d’activité ou le type d’entre- prise. Les politiques et les pratiques organisationnelles ainsi que, dans une plus vaste mesure, le leadership de la haute direction agissent sur la compréhension à la fois du rôle de l’entreprise dans la société et du bien-fondé des actions de l’organisation par ses employés. En adhérant à quelque chose de plus grand qu’eux, ils trouvent et donnent un sens à leurs efforts  quotidiens.

Si cette mission n’est pas attrayante ou si elle ne permet pas aux individus de se définir comme des agents de changement social, il devient plus difficile pour le superviseur immédiat d’agir sur le climat de travail de son équipe, quelles que soient ses qualités de leader.

Il est néanmoins essentiel que les superviseurs et la haute direction incarnent les valeurs de l’entreprise. Ces valeurs ne peuvent pas seulement être énoncées : il faut aussi qu’elles soient respectées dans toutes les interactions de l’entreprise avec ses employés et avec ses clients. Dans ce sens, il existe de bonnes pratiques dont les gestionnaires peuvent s’inspirer (voir l’encadré, page ci-contre). Une fois que l’épuisement professionnel a commencé à faire ses ravages, il est difficile d’inverser la tendance. Il est donc essentiel de mettre en place des mécanismes de prévention efficaces pour s’assurer du bien-être des employés. Le meilleur de ces mécanismes : une véritable correspondance entre leurs valeurs et celles de l’organisation dont ils font partie.


Annexe

Comment prévenir et contrer l’épuisement professionnel

Voici quelques bonnes pratiques à mettre en oeuvre pour réduire le nombre de cas d’épuisement professionnel dans votre entreprise, quel que soit son secteur d’activité.

  • Incarner les valeurs de l’entreprise
  • Recruter des personnes qui ont déjà adopté ces valeurs
  • Mettre en oeuvre des pratiques de gestion « à haute implication » : développement des compétences, partage de l’information, reconnaissance et rétroaction, autonomie et pouvoir décisionnel
  • Donner du sens au travail des employés et leur faire comprendre qu’ils comptent beaucoup pour l’organisation
  • Adopter un style de leadership transformationnel et dynamique
  • Être au centre de son équipe plutôt qu’à son sommet : les gens ont besoin des conseils et des compétences de leur direction bien davantage que de son autorité
  • Susciter un sentiment de justice et de confiance entre les différents acteurs organisationnels

Notes

1 Statistique Canada, « Enquête sur la santé dans les collectivités canadiennes– Santémentale et bien-être », 2003.

2 Pendell, R., « Millennials Are Burning Out » (article en ligne), Gallup, 19 juillet 2018.

3 Chênevert, D., et Charron, C., « Sondage chez les médecins du CISSS du Bas-Saint-Laurent afin de déterminer les causes et les conséquences de l’épuisement professionnel », Montréal, HEC Montréal, 2018, 98 pages ; Chênevert, D., et Tremblay, M.-C., « Sondage chez les médecins spécialistes de laboratoire dans le cadre du projet Optilab », Montréal,  HEC Montréal, 2017, 72 pages.