Article publié dans l'édition Automne 2020 de Gestion

* Article écrit en collaboration avec Emmanuelle Gril, journaliste

À l’heure où les géants du monde numérique s’emparent du marché et où les organisations accélèrent leur transition numérique après la crise de la COVID-19, le Québec aurait tout à gagner s’il s’inspirait du projet Aadhaar, réalisé en Inde il y a une dizaine d’années.  

Aussi connu sous le nom d’India Stack, le projet Aadhaar procure une identité numérique à des centaines de millions d’Indiens au moyen de numéros d’identification à 12 chiffres reliés à des données biométriques comme les empreintes digitales, la numérisation rétinienne ou les caractéristiques faciales. Ces numéros permettent ensuite à leurs détenteurs d’accéder à une foule de services, tant privés que gouvernementaux, en utilisant un téléphone cellulaire. Conçu en 1999, ce projet de longue haleine a été mis en œuvre par phases successives à partir de 2009. Aujourd’hui, plus d’un milliard de personnes détiennent leur numéro d’identification Aadhaar. Il s’agit donc d’un immense succès, construit autour de la plus grande banque de données biométriques au monde, qui inclut près de 90% de la population indienne.

Un modèle à explorer

Établie sur une structure simple et constituée d’informations minimales sur chaque personne inscrite, cette base de données est gérée par un organisme neutre, l’Unique Identification Authority of India (UIDAI), qui garantit la cohérence et la précision du système. Autour de cette base de données, une interface de programmation d’applications permet aux acteurs privés et publics d’élaborer des applications qui offrent aux usagers la possibilité, par exemple, d’ouvrir un compte en banque, d’effectuer des micropaiements ou des microtransferts de quelques roupies sans frais bancaires, de recevoir des prestations de l’État, d’obtenir un prêt ou de signer des documents officiels, le tout au moyen de leur téléphone cellulaire.

Bien sûr, comme tout système, celui-ci a ses faiblesses: les atteintes à la sécurité et les fuites de données ont multiplié les risques de vol d’identités. Par ailleurs, des questions d’ordre éthique ont été soulevées en raison des dérives possibles liées à la concentration de ces données au sein d’une seule entité, aussi indépendante soit-elle.

Malgré tout, Aadhaar offre une identité numérique à des millions d’Indiens, dont un grand nombre disposent ainsi d’une issue pour se sortir de la pauvreté grâce aux services fournis par ce système, alors que, dans bien des cas, ceux-ci ne leur étaient pas accessibles auparavant.

Évidemment, la situation au Québec et au Canada est bien différente, mais la structure applicative de l’India Stack constitue un modèle porteur d’enseignements. Cette approche est fondée sur la création d’une plateforme centrale qui permet à des applications spécialisées en matière de services aux usagers, au personnel ou aux fournisseurs de communiquer entre elles. Cette approche est particulièrement utile lorsqu’il s’agit d’environnements complexes, notamment ceux de la mobilité intelligente, des réseaux de santé et de la gestion aéroportuaire.

Le premier bénéfice de cette démarche est l’émergence d’une économie locale fondée sur les données. Grâce au renforcement d’un écosystème local d’élaboration de services numériques basés sur des données mises à la disposition de cette structure numérique, celle-ci serait accessible au grand public et offrirait une solution de rechange intéressante et viable à l’hégémonie des grands joueurs du numérique.

Car ce n’est un secret pour personne: à l’heure actuelle, quelques entreprises – tant américaines que chinoises – détiennent un quasi-monopole dans le domaine des mégadonnées. Difficile de concurrencer les Google, Facebook, Baïdu et Tencent de ce monde, dont les budgets de recherche et développement se chiffrent par dizaines de milliards de dollars chaque année. En fait, il s’agit non plus d’une course entre pays mais bien d’une compétition entre une poignée d’entreprises soutenues par leurs gouvernements respectifs.

Alors que des investissements massifs sont envisagés afin d’accélérer la transition numérique, tant dans le secteur public que dans le secteur privé, à la suite de la crise du coronavirus, comment le Québec et le Canada devraient-ils tenter de profiter de cette occasion pour renforcer leurs infrastructures numériques et pour assurer leur autonomie dans ce domaine?

Les efforts des gouvernements fédéral et provinciaux sont louables. Ils participent activement à divers projets destinés à aider les entreprises locales à se développer et à accroître leur compétitivité dans cet environnement. Par exemple, des centaines de millions de dollars sont offerts en guise de soutien à des travaux de recherche fondamentale, appliquée et collaborative, de même qu’à divers projets industriels (MILA, IVADO, Scale AI, etc.).

Il s’agit là d’excellentes initiatives qui contribuent fortement à la création d’un pôle de compétences solide et enviable, mais elles ne suffiront probablement pas à hisser le Québec et le Canada au statut de leaders. D’une part, le déséquilibre entre les ressources disponibles est trop profond ; d’autre part, toute technologie émergente suffisamment intéressante peut être rapidement monopolisée par les géants du secteur.

Qui plus est, alors que les chercheurs partagent leurs découvertes et publient des articles sur le fruit de leurs travaux, les conglomérats numériques n’ont pas cette obligation et bénéficient gratuitement de ce nouveau savoir tout en dénichant des talents qu’ils peuvent se permettre de débaucher à prix d’or.

Enfin, dans le cas des PME locales – pourtant porteuses de créativité –, l’accès aux subventions gouvernementales est difficile en raison de la nature même des projets. En effet, elles ne disposent pas toujours des données, des ressources ou des connaissances requises pour tirer profit de ces programmes de financement. Par conséquent, une vaste portion de cette aide publique aboutit dans le giron de grands groupes, nationaux ou internationaux, qui ouvrent ensuite des antennes locales pour pouvoir en bénéficier.

Des avantages décisifs

Alors, comment créer ces « licornes » qui deviendront les pierres angulaires de l’économie numérique canadienne et québécoise et qui offriront les solutions technologiques dont nous aurons besoin au cours des prochaines années? Existe-t-il un moyen de survivre sur un terrain de jeu principalement occupé par des géants aux moyens colossaux? Et surtout, comment une petite économie et ses citoyens peuvent-ils conserver le contrôle de leurs données personnelles?

Inspirés par l’ingéniosité indienne et aidés par un fort taux de pénétration des technologies de lecture biométrique – en particulier grâce aux téléphones intelligents, qui rendent la confirmation d’une identité beaucoup plus robuste que ce que permet l’India Stack –, nos gouvernements pourraient non seulement établir les fondations d’une économie ancrée dans la technologie de la téléphonie mobile (authentification, paiements électroniques, accès aux services publics, etc.) mais aussi garantir la neutralité et l’autonomie de l’organisme qui contrôlerait l’ensemble des applications transactionnelles.

Pour une économie de petite taille comme la nôtre, les avantages d’une telle structure sont indéniables et offrent un vaste éventail de possibilités. Tout d’abord, cette structure constitue un obstacle naturel à l’entrée d’un marché trop restreint pour attirer l’attention des acteurs les plus importants, du moins au début. Cela offrirait donc des perspectives intéressantes aux entreprises locales et permettrait d’adapter le système et les applications aux besoins et aux contraintes qui nous sont propres.

Une première étape axée sur la mobilité intelligente et sur le réseau de la santé permettrait à la fois de jeter les bases opérationnelles de cette approche et de tester les modèles d’affaires dans des contextes spécifiques, probablement plus simples à gérer, dans un premier temps, qu’un déploiement généralisé.

Dans le cas de la mobilité intelligente, par exemple, il serait possible d’intégrer les différents modes de transport sous forme de services à la demande autour d’une plateforme commune, l’interface de programmation d’applications permettant d’offrir des services locaux à valeur ajoutée aux usagers. En ce qui concerne les réseaux de la santé, on pourrait proposer des services personnalisés aux patients, gérer certains processus en temps réel, par exemple les files d’attente, ou encore déployer des approches de gestion novatrices. Bref, ces idées stimuleraient la conception de solutions locales à des problèmes eux aussi locaux et joueraient un rôle moteur dans la relance économique amorcée à la suite du déconfinement graduel annoncé en mai dernier.

Certes, il y a encore beaucoup de questions en suspens, mais une chose est sûre: l’objectif doit être la mise en place de systèmes aussi ouverts que possible afin de susciter une saine concurrence et de favoriser l’innovation.

De toute évidence, le Québec et le Canada ne sont pas en avance dans la course à la conception de solutions en ce qui concerne les villes et les services intelligents. Il suffit d’examiner les moyens mis en œuvre par certains pays asiatiques ou de constater la position écrasante de certaines entreprises américaines pour le comprendre. En arrivant sur le tard, nous avons en revanche l’avantage de pouvoir évaluer les dangers inhérents aux choix qui ont été faits, l’hypercentralisation étatique permettant de contrôler indûment les populations et, à l’inverse, l’hyperprivatisation transférant toutes les responsabilités vers des entités privées potentiellement manipulatrices et manipulables…

Ce que nous proposons ici est une troisième voie qui permettrait d’atteindre les mêmes objectifs en ayant recours à des solutions plus neutres en matière de gestion et de partage des données tout en créant un écosystème économique local autour de celles-ci.