Article publié dans l'édition Été 2019 de Gestion

Progresser ou se faire dépasser : l’ascension au sein des firmes d’audit internationales ne repose pas uniquement sur l’excellence en comptabilité. Examen des voies formelles et informelles d’avancement qui s’offrent aux auditeurs.

Cinq ans après avoir quitté son emploi chez EY, une auditrice chevronnée s’interroge toujours sur les raisons qui l’ont menée à prendre cette décision après qu’on lui eut refusé le statut d’associée : « J’ai toujours été très impliquée dans le cabinet, fort bien notée, et je m’y investissais à fond. Je pense qu’on m’a largement exploitée parce qu’on appréciait le fait que je bouclais un nombre appréciable de dossiers, mais en réalité, ma candidature n’a jamais été soutenue. » Après plus de dix ans passés dans ce cabinet, elle n’arrive toujours pas à déchiffrer les critères de sélection en vigueur pour devenir associé.

C’est à partir de ces besoins de clarification qu’une recherche a été entreprise sur le terrain afin de comprendre les mécanismes d’accession au statut d’associé dans les grands cabinets d’audit internationaux1. Menée pendant trois ans auprès de 24 associés et de 17 auditeurs2, cette étude lève le voile sur plusieurs éléments intéressants mais méconnus des carrières en audit.


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Avancement ou éviction (up or out)

De façon générale, le parcours professionnel type dans les grandes firmes d’audit est le suivant : d’abord embauché à titre d’assistant débutant, chaque auditeur peut ensuite gravir les échelons afin de devenir successivement assistant confirmé, chef de mission, superviseur, directeur de mission et directeur de mission sénior, selon le principe appelé « avancement ou éviction » (up or out en anglais3). Dans le domaine de l’audit, l’avancement se fait presque toujours à l’interne ; quant aux promotions, lorsqu’on en accorde, c’est généralement sur une base annuelle. Ainsi, l’auditeur professionnel peut théoriquement passer de grade en grade en fonction des décisions de ses supérieurs hiérarchiques jusqu’à obtenir le statut d’associé.

Ce système permet de sélectionner les meilleurs candidats en écartant ceux qui ne présentent pas les qualités requises. La cooptation des associés apparaît alors comme le résultat d’un processus de sélection complexe mais objectif en vertu duquel elle représente l’aboutissement ultime de la réussite professionnelle dans une firme d’audit.

Ce processus de sélection s’appuie quant à lui sur un mode d’évaluation formel qui permet de renseigner les auditeurs sur leur rendement au travail. Les collaborateurs sont évalués à l’issue de chaque mission4 par leur supérieur hiérarchique immédiat, qui tient compte de critères précis comme les heures facturées aux clients, les compétences et le professionnalisme. Ces évaluations sont colligées par le parrain5, qui en présente la synthèse lors du comité annuel d’évaluation. À l’issue de ce processus, les auditeurs reçoivent une note qui détermine leur augmentation salariale annuelle et, surtout, leur éventuelle promotion.

On pourrait alors penser que pour devenir associé, il suffit d’obtenir de bonnes évaluations formelles. Or, ce n’est pas le cas.

Un découplage entre les règles formelles et informelles

Notre étude montre que les évaluations officielles n’expliquent pas entièrement la progression de carrière. Des associés ont d’ailleurs mentionné ne pas avoir été les mieux notés parmi les candidats potentiels de leur cohorte. Lors des réunions des comités annuels d’évaluation, on évoque plusieurs éléments implicites qui orientent à coup sûr le repérage et la promotion des auditeurs.

Ces non-dits agissent de manière informelle, de façon sous-jacente au système établi. Par exemple, lors des évaluations officielles, on n’est pas censé tenir compte, avant le grade de directeur de mission sénior, de la capacité des auditeurs à démarcher de nouveaux clients, mais les associés évaluateurs, eux, apprécient cette compétence au plus tôt.

Il apparaît clairement qu’une carrière en audit se construit dès l’entrée dans un cabinet et qu’un auditeur doit réfléchir très tôt à ses choix professionnels. Il peut orienter sa carrière en explorant les occasions d’affaires, en nouant des contacts ou en constituant un portefeuille de clients. Il doit apprendre à manœuvrer dans un environnement complexe où les leviers de promotion aux échelons supérieurs sont avant tout informels.

Comment bien tracer son parcours en auditComment devient-on associé dans un grand cabinet d'audit ?

En plus d’obtenir d’excellentes évaluations, l’auditeur doit aussi se distinguer et renforcer sa visibilité. Mettre son travail en valeur est donc une condition sine qua non de succès et d’avancement. Les parcours atypiques sont valorisés : ils mettent en lumière la capacité d’une personne à prendre des risques, à sortir de sa zone de confort pour servir le cabinet. Ainsi, tous les associés interviewés dans le cadre de notre étude ont pu faire état d’une expérience particulière qui les met en valeur et qui les distingue. D’après l’un d’eux, tout candidat sérieux au statut d’associé doit présenter quelque chose d’inédit. Généralement, il s’agit soit d’une aptitude très spécifique, soit d’une compétence prometteuse dont la firme pourrait tirer profit.

Cette aptitude distinctive constitue donc la valeur ajoutée qu’un candidat au statut d’associé doit pouvoir apporter à la firme qui l’emploie. Dès son entrée dans la profession, chaque auditeur doit forger cette spécificité puis la nourrir sans relâche au gré des occasions et des rencontres, pendant les missions auprès des clients ou dans les bureaux de la firme. Comprendre d’emblée les règles du jeu permet de mettre en œuvre cette stratégie de niche et d’accroître sa visibilité en planifiant un parcours singulier et cohérent.

Tout auditeur doit également cultiver sa réputation professionnelle avec le plus grand soin, notamment en s’impliquant à fond au travail et en démontrant chaque jour qu’il est compétent, fiable, loyal, ponctuel et disponible. La réputation d’un auditeur, qu’il soit novice ou chevronné, constitue toujours un atout de poids pour obtenir les meilleures ressources afin de mener ses mandats à bien. À l’inverse, les missions qu’on confie aux auditeurs moins organisés et moins réputés souffrent souvent d’une insuffisance de moyens et d’effectifs.


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La réputation n’est pas une donnée objective : c’est un construit social et relationnel dont l’auditeur ne maîtrise pas tous les aspects. Pour optimiser ses chances de succès, il doit s’entourer des bonnes personnes et faire en sorte qu’on lui assigne des missions intéressantes et fructueuses. Les grands cabinets d’audit internationaux sont dotés d’un système de parrainage officiel qui, à première vue, sert à guider les auditeurs dans les méandres du système de promotion informel. Pourtant, à l’instar du mode d’évaluation des auditeurs, des pratiques tacites de mentorat se sont développées en marge du système formel et semblent être les plus déterminantes. Les mentors sont donc aux premières loges pour aider l’auditeur à comprendre les règles informelles et les rouages politiques de son milieu de travail tout en constituant sa valeur ajoutée.

L’intégration d’une « écurie » pour maîtriser les réseaux

Les auditeurs sont encouragés à s’investir socialement dans des activités extraprofessionnelles en dehors des heures normales de travail. Sorties au restaurant, cocktails, week-ends de ski, etc., leur permettent de renforcer les liens avec leurs équipes. Ils ont ainsi l’occasion d’intégrer des alliances et de bénéficier du soutien bienveillant des associés et des directeurs de mission séniors. Ces alliances se forment autour d’associés qui ont choisi leurs directeurs de mission, qui repèrent puis choisissent à leur tour leurs superviseurs ou leurs chefs de mission. Ces rapprochements se font généralement lors de missions spécifiques et en fonction d’affinités, de parcours universitaires communs et de réussites sur le terrain. Ces réseaux de connaissances, souvent à l’origine d’une grande visibilité pour les personnes qui en font partie, constituent des écuries6, c’est-à-dire de petites communautés hiérarchisées où les associés conseillent et accompagnent leurs poulains dans un échange de bons procédés et en fonction d’une certaine réciprocité.

Bien entendu, ces écuries sont informelles et tacites. Pourtant, ces véritables clans sont essentiels au processus de cooptation des associés : les candidatures sont toujours soutenues par un associé particulier, celui-ci ayant tout intérêt à ce qu’un de ses poulains devienne associé à son tour pour bénéficier de son soutien le moment venu. En définitive, toute nomination d’un auditeur à titre d’associé se prépare dès son embauche dans une grande firme. Le soin apporté à sa réputation et la formation d’alliances stratégiques sont les éléments clés qui lui conféreront la visibilité et la crédibilité nécessaires pour poser sa candidature au moment opportun. Les jeunes recrues doivent être conscientes de ces enjeux dès leur arrivée afin que leur carrière soit couronnée de succès au sein de leur firme.

Claire Garnier est adjointe au Département de sciences comptables de HEC Montréal.


Notes

1 Les quatre plus grands cabinets d’audit internationaux (aussi connus sous l’appellation anglaise « Big Four ») sont EY (Ernst & Young avant 2013), PricewaterhouseCoopers, Deloitte Touche Tohmatsu et KPMG.

2 Garnier, C., « Qui sont les associés d’audit des cabinets Big 4 ? – Une lecture interactionniste des carrières des auditeurs dans les cabinets Big 4 en France », thèse de doctorat (sciences de la gestion), HEC Paris, 2014, 365 pages.

3 Le système hiérarchique « promotion ou éviction » (up or out) est en usage dans de très nombreux cabinets de droit, de conseil et d’audit internationaux. Chaque année, les meilleurs d’un grade donné sont promus au grade supérieur (up), tandis que les autres sont « invités » à partir (out).

4 L’audit financier a pour objectif de certifier les états financiers d’une entreprise cliente. L’audit se déroule sous forme de mission, légale (obligatoire) ou non, au cours de laquelle l’équipe d’audit se rend chez le client pour exécuter ce travail. La mission d’audit commence par la signature d’une lettre de mission par l’associé et par le client; elle se conclut par l’émission d’un rapport, signé par l’associé, qui certifie les comptes de l’entreprise cliente.

5 À son arrivée dans un cabinet, chaque recrue se fait assigner un parrain officiel chargé de le guider au sein de la firme et de lui en expliquer le fonctionnement. Ce parrain doit aussi colliger toutes les évaluations obtenues en mission au cours de l’année par chacune des recrues dont il est responsable et les soumettre au comité annuel d’évaluation.

6 Terme emprunté au domaine de la Formule 1, où il désigne les équipes des constructeurs automobiles concurrents