Article publié dans l'édition Printemps 2020 de Gestion

Vous souhaitez maintenir votre équipe en ascension professionnelle permanente? Whitney Johnson vous explique comment y parvenir dans son nouveau livre intitulé Build an A-Team1. Pour cette spécialiste du coaching de dirigeants, diplômée de l’université Harvard et analyste financière de formation, les bons gestionnaires doivent se réinventer et encourager leurs employés à faire de même.

Pousser le personnel d’une entreprise à se renouveler en permanence, n’est-ce pas une idée troublante pour les gestionnaires ?

Whitney Johnson : Tout à fait. Lorsque j’ai publié mon livre précédent, intitulé Disrupt Yourself 2, beaucoup de gestionnaires sont venus me voir, inquiets : « Nous comprenons que les gens doivent se réinventer professionnellement pour rester en prise et pour innover.

Mais s’ils repoussent constamment leurs limites, nous ne serons pas capables de les retenir ! » Mon nouvel ouvrage répond à leurs inquiétudes. Bien des gestionnaires ne comprennent pas comment aider leurs employés dans cette démarche ni pourquoi ils devraient le faire.

Qu’est-ce que ça peut donner, justement ?

Prenez le cas de la marque américaine WD-40, que je cite dans mon livre. Elle domine le marché des lubrifiants depuis 50 ans, et ce n’est pas pour rien. Cette entreprise a su faciliter les mouvements de personnel à l’interne de façon exceptionnelle. Trois des cadres supérieurs de WD-40 y sont entrés en tant que réceptionnistes !

Tous les employés, femmes et hommes, ont accès à de la formation. Quand ils le souhaitent, ils peuvent donc effectuer un changement de cap à l’intérieur même de l’entreprise. L’université Harvard a conclu dans une étude récente qu’en matière de gestion des ressources humaines, la rotation du personnel est un outil peu développé et parmi les moins utilisés. Si les gens ne sont pas en mesure d’apprendre, de bouger ou d’essayer de nouvelles choses, ils quittent l’entreprise. WD-40 n’a jamais commis cette erreur.

Bien des gestionnaires sont désemparés à l’idée de devoir favoriser la mobilité de leurs employés tout au long de leur carrière. Mais est-ce si compliqué ?

Ce dont on parle ici, c’est d’une courbe d’apprentissage. Or, une telle courbe correspond à une simple sigmoïde, une « courbe en S », qui sert à représenter le temps qu’il faut pour atteindre une certaine productivité. Tout le monde se trouve quelque part sur cette courbe.

Lorsqu’on décroche un nouvel emploi, on se situe au bas de la courbe. C’est une période d’apprentissage intensif, d’une durée assez courte mais au cours de laquelle on est généralement peu productif. Au milieu du S, on est au maximum de notre productivité. On a alors acquis une certaine maîtrise, ce qui peut prendre des années.

L’apprentissage est moins intensif qu’au début. Les gens sont alors compétents et peuvent même sembler au-dessus de leurs affaires. Au sommet du S, l’employé est en pleine maîtrise, mais sa motivation peut baisser, que ce soit par manque de défis ou par excès de confiance en soi. Pour les cadres qui gèrent des équipes, il est crucial de savoir où se trouve chaque membre sur cette courbe.

Pourquoi ?

Parce que les besoins des employés divergent selon le point où ils se trouvent sur la courbe d’apprentissage. Tout le monde comprend qu’au bas de la courbe, l’employé a surtout besoin de soutien, de formation et d’encouragement. Les employés au milieu de la courbe sont suffisamment expérimentés pour accepter de nouveaux défis, mais ils ont souvent besoin d’aide pour continuer leur ascension sur la courbe. Il faut donc pouvoir détecter à quel moment et pour quelles raisons la courbe d’un employé commence à s’infléchir dans l’autre sens.

Est-ce que tout monde suit forcément une courbe en S?

Oui. Votre carrière, chaque emploi que vous avez eu et votre vie entière suivent une sigmoïde. Un jour, un gestionnaire m’a dit ceci : « Je ne pense pas que mes employés sont sur cette courbe-là. Ils ne sont tout simplement pas investis dans l’avenir de mon entreprise. » Ce constat le frustrait énormément. Or, ce qui se passait, selon moi, c’est qu’il situait mal ses employés dans leur progression.

Des employés au sommet de leur productivité peuvent s’ennuyer s’ils ne sont pas stimulés, et c’est là que la démotivation s’installe. Peut-être faut-il alors leur trouver autre chose, les affecter à un autre poste. C’est ce que j’appelle les « changements de courbe ». Très souvent, les gens qui atteignent le sommet de la courbe ont tout simplement besoin de faire le saut vers d’autres fonctions et d’embarquer sur une nouvelle courbe d’apprentissage.

Ce schéma d’analyse permet-il aux gestionnaires de savoir quand ils se heurtent à un problème ?

Oui. Les gestionnaires doivent tenir compte du temps qu’un employé passe au bas de la courbe. En général, c’est six mois. Au cours de cette période, un individu a grand besoin de commentaires constructifs. Par la suite, il acquiert de la confiance, il devient plus autonome.

C’est le signe qu’il atteint son plein potentiel, qu’il parvient au milieu de la courbe. Toutefois, si ça ne se produit pas après six mois, c’est que l’employé n’a pas ce qu’il faut pour bien faire son travail. Dans ce cas-là, l’option d’un congédiement ne doit pas être exclue.

Mais vous dites dans votre ouvrage qu’il ne faut surtout pas négliger les employés qui atteignent le degré de productivité idéal. Pourquoi un cadre ne laisserait-il pas ces employés tranquilles ?

Parce qu’une certaine pression donne de bons résultats. Les cadres ont tendance à se concentrer sur ce qui est problématique. C’est normal, mais c’est une erreur. Lorsque les gens sont au milieu de la courbe, tout roule. Les gestionnaires les oublient au moment précis où ils ont besoin d’une autre forme d’aide, c’est-à-dire des défis, y compris ceux qui semblent hors de leur portée. Un employé qui manque de défis devient moins engagé. Les gestionnaires ne doivent pas rendre la vie des gens misérable, mais ceux-ci ont besoin d’une certaine pression.

Vous allez jusqu’à dire que certains employés doivent être exposés à l’échec. Vraiment ?

Les personnes au sommet de la courbe ont deux problèmes : elles s’ennuient et sont devenues tellement compétentes qu’elles évitent souvent le risque. Pour une entreprise qui encourage l’innovation, c’est dangereux. Elle a besoin d’employés qui prennent des risques. Il faut donc renforcer le « muscle » qui nous permet de tenter de nouvelles choses malgré l’incertitude. Une solution que je recommande sou- vent ?

Changez ces gens de poste ou donnez-leur de nouveaux défis à relever. Cela les exposera au risque d’échouer et leur permettra de réapprendre à se ressaisir quand les choses ne fonctionneront pas comme prévu. Il appartient aux gestionnaires de faciliter ces changements. Autrement, ces gens finiront par moins contribuer à l’entreprise, voire par la quitter carrément.

Un changement de courbe équivaut-il nécessairement à une promotion ?

Parfois, les gens ont besoin de reculer pour mieux sauter. Prenez le cas de Dan Shapero, qui a été vice-président aux ventes chez LinkedIn. Il avait un millier d’employés sous sa gouverne. En 2013, il a annoncé qu’il voulait se réorienter vers la gestion de produits, un domaine où il n’avait aucune expérience. Son patron, Mike Gamson, n’a pas compris pourquoi Shapero demandait ce qui équivalait à une rétrogradation.

En réalité, Shapero cherchait des outils pour progresser. Il est aujourd’hui vice-président aux solutions globales chez LinkedIn. Souvent, les patrons ne comprennent pas ce genre de décision. Par bienveillance, ils craignent que l’employé nuise à sa réputation et à sa carrière.

Moi, je recommande aux gestionnaires qui se retrouvent dans cette situation d’offrir ce genre de mutation en proposant une forme de garantie : « Faites ce boulot pendant trois mois, et si ça ne va pas, vous reviendrez à vos anciennes fonctions. » Le message à faire passer, c’est que cette mutation est profitable à la fois pour la personne et pour l’organisation.

Pourquoi est-il important d’embaucher des candidats qui ont du potentiel plutôt que des candidats déjà performants ?

Je vous l’explique au moyen d’une anecdote. Dans les années 1880, les chercheurs d’or et d’argent affluaient au Montana. Devant des résultats initiaux souvent décevants, la plupart des mineurs ont revendu leur parcelle de terre pour une chanson. La deuxième génération de mineurs a découvert du cuivre, qui n’avait pas beaucoup de valeur à l’époque.


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Mais avec l’industrialisation, le cuivre est devenu un métal essentiel et sa valeur a monté en flèche. Ces gens sont donc devenus les « rois du cuivre ». Un bon gestionnaire devrait penser de cette façon, c’est-à-dire ne pas chercher systématiquement les candidats en or, à haute valeur. Dans le jargon de Wall Street, cela équivaut à dire : achetez au rabais et revendez à meilleur prix ! Quand on engage quelqu’un pour son potentiel, on l’a souvent au rabais.

On profite ensuite de la valeur qu’il acquiert à mesure qu’il gravit la courbe en S. Par loyauté, ces employés ont tendance à rester dans l’entreprise qui les aide à réaliser leur plein potentiel. Si vous ne cherchez que des candidats en or au sommet de leur courbe d’apprentissage, vous risquez de les voir plafonner rapidement ou repartir vers d’autres horizons.


Notes

1 Johnson, W., Build an A-Team – Play to Their Strengths and Lead Them Up the Learning Curve, Brighton (MA), Harvard Business Review Press, 2018, 208 pages.

2 Johnson, W., Disrupt Yourself – Putting the Power of Disruptive Innovation to Work, Abingdon-on-Thames (G.-B.), Routledge, 2015, 208 pages.