Article publié dans l'édition Hiver 2020 de Gestion

En juin 2019, plus de 5 000 participants ont assisté à la conférence Movin’ On Summit à Montréal.

Erik Grab, vice-président à l’anticipation stratégique, à l’innovation et au développement durable pour le Groupe Michelin ainsi que responsable de ce sommet, a accordé une entrevue à Gestion pour parler de mobilité durable, un sujet au cœur des questions abordées par les 300 organismes et entreprises faisant partie du Movin’ On Lab, un regroupement qu’il a créé en 2012 dans la foulée de son activité phare.

Le concept de base du Movin’ On Lab consiste à créer des « écosystèmes » où divers acteurs réfléchissent de concert aux enjeux. Pourquoi est-ce si important de réfléchir collectivement à la mobilité durable ?

Erik Grab : Parce que les enjeux sont très lourds et très complexes. La congestion urbaine est un problème qui requiert la présence de nombreux acteurs autour de la table. Par exemple, la multinationale de livraison DHL, qui œuvre dans un de nos écosystèmes, estime qu’un chauffeur-livreur perd en moyenne deux heures par jour dans les bouchons de circulation. Cela a un coût : durant tout ce temps, le livreur est payé à ne rien faire.

Les émissions polluantes des véhicules sont un autre problème considérable, sans oublier les infrastructures. Ainsi, le pont Jacques-Cartier à Montréal est un ouvrage extrêmement cher à entretenir [87 millions de dollars en 2019-2020]. Et on ne parle même pas des trois milliards d’individus dans le monde qui n’ont pas accès à des moyens de transport propres, sûrs et collectifs !


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Aucune organisation, publique ou privée, ne peut régler ces problèmes à elle seule. Les États, qui ont du mal à financer les travaux nécessaires, font de plus en plus appel à des fonds privés. La société toulousaine EasyMile, qui construit et vend des navettes électriques autonomes, est née d’un écosystème Movin’ On. En l’espace de cinq ans, plusieurs villes ont adopté cette solution et disposent maintenant de ce service. Mais le problème demeure entier : aucune entreprise privée n’a la possibilité de résoudre seule ces problèmes.

Qu’est-ce qui motive les divers acteurs à se joindre à des « écosystèmes » qui pourraient leur faire perdre leur avantage compétitif sur le marché ?

C’est très compliqué de produire un effet concret et durable quand on est une start-up, une organisation internationale, un État, une filière professionnelle ou un expert universitaire. Les grands groupes ont certes une grande puissance de déploiement avec des milliers de gens sur le terrain partout. Shell à elle seule compte un demi-million d’employés ! Au Movin’ On Lab, ça ne nous empêche pas de travailler avec des villes, avec des chercheurs, avec des start-ups, etc. Les uns apprennent des autres.

Par exemple, Patrick Cohendet [professeur titulaire au Département d’affaires internationales de HEC Montréal] et Laurent Simon [professeur titulaire au Département d’entrepreneuriat et innovation de HEC Montréal] nous donnent des formations en innovation au sein d’écosystèmes depuis deux ans.


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Aujourd’hui, il y a plus de 300 entreprises membres du Movin’ On Lab qui participent à ce qu’on appelle des communautés d’intérêts, qui travaillent sur une problématique ou sur une thématique spécifique par la voie d’événements, de voyages de familiarisation et d’autres activités.

L’organisme de gouvernance du Movin’ On Lab, composé d’une vingtaine d’entreprises comme Microsoft, Total et Shell, décide du programme des activités. Ce n’est pas simple de réunir autour d’une table une start-up, des chercheurs, un organisme international, une ville et de grands groupes internationaux. Ils n’ont ni les mêmes cultures d’innovation, ni les mêmes méthodes, ni les mêmes outils, ni les mêmes horizons. Mais au sein du Movin’ On Lab, on apprend à travailler ensemble.

Est-ce ici que la notion de valeur partagée prend son sens?

Oui, c’est au cœur de mon approche. Si on n’est pas capables de mettre en œuvre des moyens de partager la valeur, on ne pourra pas collaborer. On s’attaque à de très gros enjeux : la congestion, la pollution, les véhicules autonomes, la filière de l’hydrogène, les nouvelles formes d’énergie renouvelable.

Pour résoudre un problème, il faut que les États, les professeurs, les organismes qui travaillent avec une entreprise puissent partager la valeur créée par la solution. Cette idée n’est pas facile à faire comprendre au sein des grands groupes. Quand on parle de valeur partagée, il ne s’agit pas d’offrir des droits, des brevets, etc., à autrui. Je ne vais pas m’amuser à révéler les secrets de Michelin : ce serait suicidaire !

Avez-vous eu de la difficulté à convaincre les grands groupes de participer au Movin’ On Lab ?

Mon premier argument pour les convaincre est le suivant : il vaut mieux s’y mettre tout de suite, sinon, avec les changements climatiques, on va tous griller comme des langoustes ! Si elles ne travaillent pas en écosystème, les grandes entreprises n’auront pas accès aux solutions qui seront élaborées pour résoudre ces immenses problèmes sociétaux.

Mon deuxième argument repose sur le fait qu’il existe des méthodes de partage. Je travaille ainsi avec des cabinets d’avocats montréalais qui nous ont conseillé d’instaurer un mode de partage de la propriété intellectuelle. Prenons l’exemple d’une communauté d’intérêts autour de Microsoft ou de Michelin qui concevrait une application de mobilité.

La propriété intellectuelle deviendrait alors celle de la communauté. C’est elle qui la détiendrait dans une entité indépendante où chaque participant aurait un droit exclusif dans son domaine, que ce soit l’énergie ou la cybersécurité. Et on pourrait tout à fait imaginer des modes de partage de droits sur des brevets, par exemple.

Mon troisième argument, c’est que les cadres supérieurs doivent remplir leur rôle de citoyens. Les plus jeunes cadres, ceux qui jouent un rôle en matière de stratégie d’entreprise, d’innovation, de marketing et de R-D, doivent être mobilisés dans le sens du développement durable. Toute l’idée du travail en écosystème est là.

Quelle différence voyez-vous entre les notions d’anticipation stratégique et d’innovation ?

L’anticipation stratégique nourrit la stratégie. Elle a pour but de comprendre la demande future. C’est très différent du travail réalisé par des équipes de marketing. Le marketing traditionnel prévoit la demande future sur un horizon de deux ans. Mais ce n’est pas simple de comprendre quelle sera la demande dans 20 ans : les outils de marketing ne permettent pas de le faire.

Michelin n’a pas besoin d’un Movin’ On Lab pour fabriquer des pneus qui vont durer 10 % plus longtemps ! Toutefois, le Lab est nécessaire pour tenter de comprendre la mobilité en 2030 ou en 2050. Ce genre d’anticipation devient plus facile à l’intérieur d’un écosystème que si vous travaillez tout seul avec votre prisme, vos habitudes et vos idées reçues.


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Pourquoi avoir choisi Montréal pour le Movin’ On Summit ?

Nous avons envisagé de l’organiser dans une autre ville, en France, mais je ne regrette pas du tout ce choix, et ce, pour plusieurs raisons. Le Canada offre de grandes possibilités en matière de développement des véhicules électriques. Votre gouvernement est très impliqué dans l’innovation, ce qui n’est pas le cas partout. Vous avez des universités extrêmement dynamiques. Et vous êtes très forts en intelligence artificielle, un domaine qui, bien sûr, sera déterminant pour l’avenir de la mobilité.

Je travaille à créer un Movin’ On Lab à Montréal depuis un an, en partenariat avec le gouvernement du Québec, plus précisément avec le ministère de l’Économie et de l’Innovation et avec plusieurs organismes parapublics. On commence à lancer des initiatives, notamment une « Better Driving Community1 » [BDC].

Il s’agit d’un groupe témoin de 20 000 conducteurs québécois qui acceptent qu’on traite de manière collective les données concernant leur façon de conduire. En plus d’accroître la sécurité routière, cela permettra aux assureurs et aux concepteurs de routes de mieux comprendre le comportement des conducteurs. C’est une initiative qu’on lance en ce moment après l’avoir fait à Paris.

Par exemple, on compare les distances de freinage d’une route à l’autre, d’un pays à l’autre. On peut donc expliquer pourquoi les distances de freinage sont plus longues sur telle ou telle route, notamment parce que l’asphalte n’est pas le même partout.

En raison du climat, de l’hiver, de l’utilisation de sels de voirie, etc., les routes du Québec ont beaucoup de nids-de-poule… qui sont même parfois des nids-d’autruche ! Avec la BDC, on est capables de repérer les nids-de-poule très facilement. Ainsi, on ne perd pas de temps à envoyer un ouvrier réparer les nids-de-poule sur des dizaines de kilomètres d’autoroute !


Note

1 Littéralement : une communauté de meilleurs conducteurs.